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24 mai 2025 6 24 /05 /mai /2025 18:47

Les anticipations d’inflation tiennent une place de premier plan dans la macroéconomie moderne [Kose et alii, 2019]. Les modèles monétaristes, nouveaux classiques, puis nouveaux keynésiens, leur font jouer un rôle clé dans la mécanique de l’inflation. Les poussées inflationnistes des années 1970 sont désormais interprétées comme des échecs des banques centrales à avoir su maintenir les anticipations d’inflation à un faible niveau [Goutsmedt, 2021]. Ainsi, les banques centrales considèrent que l’ancrage des anticipations à un faible niveau est essentiel pour maintenir effectivement l’inflation à un faible niveau et ainsi assurer leur mandat. Cette focalisation sur les anticipations d’inflation contribue d’ailleurs peut-être à expliquer pourquoi les banques centrales ont réagi tardivement à la hausse de l’inflation au sortir de la pandémie de Covid-19 : l’apparent maintien des anticipations d’inflation à un faible niveau laissait suggérer que la poussée inflationniste serait limitée et transitoire. 

En tout cas, les économies ont connu ces dernières années des niveaux d’inflation qu’elles n’avaient plus enregistrées depuis plusieurs décennies, ce qui a conduit à une multiplication de nouveaux travaux pour comprendre les mécanismes de l’inflation, notamment le rôle des anticipations dans celle-ci. Dans un nouveau document de travail, Olivier Coibion et Yuriy Gorodnichenko [2025] ont passé en revue les enseignements à tirer de cette ligne de recherche, une littérature à laquelle ils ont largement participé.

L’une des premières questions à se poser est de savoir à quel niveau se situent les anticipations d’inflation. Dans quelle mesure sont-elles ancrées ? Dans leurs discours, les banquiers centraux évoquent régulièrement l’ancrage des anticipations d’inflation à un faible niveau comme un fait. Coibion et Gorodnichenko contestent le fondement de cette croyance. Selon tous les indicateurs qu’ils utilisent, les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises apparaissent désancrées (cf. graphique 1). C’est le cas aujourd’hui et c’était déjà le cas avant la pandémie. Les choses sont différentes pour les prévisionnistes professionnels et les participants aux marchés financiers : leurs anticipations d’inflation sont proches d’être ancrées. Mais elles ne le sont pas totalement : Coibion et Gorodnichenko repèrent plusieurs épisodes au cours desquels elles apparaissent désancrées. 

GRAPHIQUE 1 Taux d’inflation et inflation anticipée sur l’année aux Etats-Unis (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Les anticipations d’inflation ne sont plus ancrées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant la pandémie, mais Coibion et Gorodnichenko notent toutefois d’importants changements dans le sillage de la crise sanitaire, en particulier en ce qui touche l’attention de la population à l’inflation et à la politique monétaire. Alors que cette attention a été limitée avant la pandémie, elle s’est fortement accentuée lors de la poussée inflationniste. Avec la hausse de l’inflation, la part de ménages indiquant ne pas connaître les niveaux récents du taux d’inflation a baissé, ce qui suggère que les ménages ont cherché à se renseigner sur l’inflation [Bracha et Tang, 2024]. En étudiant les recherches internet, Oleg Korenok et alii [2023] concluent que les ménages ne prêtent guère attention à l’inflation lorsque celle-ci reste inférieure à 4 %, mais qu’une fois passé ce seuil ils y prêtent de plus en plus d’attention à mesure que le taux d’inflation augmente. Coibion et Gorodnichenko qualifient de « cycle d’inattention sélective » (cycle of selective inattention) la tendance des ménages à ne pas prêter attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais à y prêter attention lorsqu’elle est élevée, une tendance observée également en situation expérimentale [Weber et alii, 2025].

En outre, à mesure que l’inflation a augmenté, l’incertitude à propos de l’inflation future faisait de même. Celle-ci amène notamment les ménages à revoir leur comportement en matière de consommation, de travail et d’épargne [Georgarakos et alii, 2024]. Les ménages détestent l’inflation [Stantcheva, 2024]. Ils la détestent car, à leurs yeux, elle ne peut que s’accompagner d’une chute de leur pouvoir d’achat. A partir d’une enquête qu’ils ont menée auprès des ménages, Georgarakos et alii [2025] concluent que ceux-ci désirent une désinflation de 1 à 2 % par an et manifestent une préférence pour un retour des prix à leurs trajectoires précédentes. Ils sont notamment prêts à sacrifier une partie de leur consommation pour être assurés de la stabilité des prix. 

GRAPHIQUE 2  Inflation et inflation anticipée sur un an aux Etats-Unis dans le sillage de la pandémie de Covid-19 (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Coibion et Gorodnichenko se sont ensuite penchés sur les causes de la poussée inflationniste au sortir de la pandémie. Lorsqu’elle a commencé, beaucoup ont mis l’accent sur les tensions sur les marchés du travail. Coibion et Gorodnichenko estiment que ces tensions ont pu effectivement contribuer à expliquer une partie de la hausse de l’inflation, mais ils estiment que l’essentiel de cette hausse tient aux chocs d’offre négatifs, en particulier la hausse du prix des matières premières après la reprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et à une révision à la hausse des anticipations d’inflation ; les anticipations d’inflation se révèlent d’ailleurs bien sensibles aux prix des matières premières, en particulier des prix à la pompe. La désinflation qui a suivi semble quant à elle tenir avant tout à des chocs d’offre positifs, qui ont notamment contribué la population à réviser à la baisse ses anticipations d’inflation, sûrement bien davantage qu’au resserrement des politiques monétaires. Autrement dit, Coibion et Gorodnichenko estiment que cela a été avant tout une histoire de malchance, puis de chance. Mais ils soulignent aussi que les anticipations restent élevées par rapport à leur niveau initial.

GRAPHIQUE 3  Inflation et inflation anticipée sur un an aux Etats-Unis dans les années 1970 (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Coibion et Gorodnichenko se sont alors tournés vers les épisodes inflationnistes des années 1970 pour établir des parallèles avec les années 2020. Une idée largement répandue aujourd’hui, aussi bien parmi les économistes que parmi les banquiers centraux, est que le désancrage des anticipations d’inflation a joué un rôle crucial dans les dynamiques de l’inflation observées cinquante ans plus tôt. Coibion et Gorodnichenko adhèrent à cette interprétation : l’inflation a commencé à augmenter en 1974, sous l’effet de chocs d’offre, en l’occurrence la hausse des prix du pétrole et des produits alimentaires [Blinder & Rudd, 2013], mais les anticipations d’inflation ont commencé à augmenter plus tôt, ce qui suggère que la hausse des anticipations d'inflation a permis la généralisation de l’inflation (cf. graphique 3). Et lorsqu’après cette poussée inflationniste le taux d'inflation a baissé, Coibion et Gorodnichenko notent également que les anticipations d’inflation sont restées à un niveau plus élevé qu’initialement : la population est certainement restée attentive aux informations concernant l'inflation, si bien que tout choc significatif était susceptible de déclencher une nouvelle flambée des prix. Et ce choc s’est effectivement produit à la fin des années 1970 : l’inflation est repartie à la hausse avec la hausse des prix des matières premières et de l'énergie, ce qui a entraîné une nouvelle hausse des anticipations d'inflation et alimenté une seconde poussée d'inflation, plus brutale et plus ample. 

Ainsi, pour Coibion et Gorodnichenko, l’épisode post-pandémique ressemble beaucoup à celui du début des années 1970 : au cours des deux épisodes, la poussée inflationniste a été alimentée par la hausse des prix du pétrole et des prix des produits alimentaires ; les ménages ont commencé à réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation avant même que cette poussée inflationniste commence ; une fois la poussée inflationniste résorbée, les anticipations d’inflation sont restées à un niveau nettement plus élevé qu’initialement. Ainsi, pour Coibion et Gorodnichenko, la situation actuelle est très semblable à celle observée au mitan des années 1970. C’est pour cela qu’ils estiment que tout nouveau choc pourrait facilement réalimenter l’inflation et entraîner une inflation plus élevée qu’au sortir de la pandémie. Et malheureusement ils craignent qu’un tel choc soit déjà à l’œuvre, avec la montrée des prix entraînée par la nouvelle guerre commerciale de Trump.

Enfin, la littérature sur les anticipations d’inflation offre des enseignements pour la conduite de la politique monétaire. Tout d’abord, en notant que les ménages préfèrent un retour des prix à leurs trajectoires antérieures suite à une poussée inflationniste, Coibion et Gorodnichenko concluent que la population préfèrerait que les banques centrales adoptent une approche plus proche de celle du ciblage des prix que du ciblage de l’inflation que poursuivent traditionnellement les banques centrales. Les deux économistes ne sont pas convaincus par un tel changement de mandat des banques centrales. Noun seulement ils doutent que cela améliore l’ancrage des anticipations, mais en outre on peut penser qu’un ciblage des prix impliquerait de bien plus amples resserrements monétaires que ceux impliqués par le ciblage de l’inflation, ce qui occasionnerait de plus lourds dommages à l’économie. 

Cela dit, les deux économistes ne sont guère optimistes quant à la capacité des banques centrales à ancrer les anticipations d’inflation [Coibion et alii, 2020]. Lorsque l’inflation est faible, la population semble peu attentive à l’inflation et à la politique monétaire ; lorsque l’inflation est élevée, la population est plus attentive à l’inflation et à la politique monétaire, mais elle ne peut alors que conclure en l’échec de la banque centrale à assurer son mandat. 

Coibion et Gorodnichenko estiment que la politique monétaire doit à l’avenir se montrer plus agressive lorsque l’inflation est supérieure à sa cible. Si, dans le cas où les anticipations d’inflation restent ancrées, les banques centrales peuvent peut-être ignorer les chocs d’offre transitoires, ce n’est pas le cas lorsque ces anticipations ne sont pas ancrées : la politique monétaire doit être plus restrictive aussi longtemps que les anticipations ne sont pas ancrées. Ensuite, Coibion et Gorodnichenko jugent nécessaire de casser le cycle d’inattention sélective et, pour cela, il faut que les banques centrales parviennent à communiquer à propos de l’inflation et de leur politique monétaire lorsque l’inflation est basse : si la population note le succès des banques centrales lorsque l’inflation est à sa cible, cela pourrait peut-être leur permettre de mieux ancrer les anticipations d’inflation lorsque l’inflation n’est plus à sa cible. 

 

Références

BRACHA, Anat, & Jenny TANG (2024), « Inflation levels and (in)attention », in Review of Economic Studies.

CANDIA, Bernardo, Olivier COIBION & Yuriy GORODNICHENKO (2024), « The inflation expectations of U.S. firms: Evidence from a new survey », in Journal of Monetary Economics, vol. 145.

COIBION, Olivier, & Yuriy GORODNICHENKO (2025), « Inflation, expectations and monetary Policy: What have we learned and to what end? », IZA, discussion paper n° 17919.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO, Saten KUMAR & Mathieu PEDEMONTE (2020), « Inflation expectations as a policy tool? », in Journal of International Economics, vol. 124.

GEORGARAKOS, Dimitris, Yuriy GORODNICHENKO, Olivier COIBION & Geoff KENNY (2024), « The causal effects of inflation uncertainty on households' beliefs and actions », NBER, working paper, n° 33014.

GEORGARAKOS, Dimitris, Kwang Hwan KIM, Olivier COIBION, Myungkyu SHIM, Myunghwan Andrew LEE, Yuriy GORODNICHENKO, Geoff KENNY, Seowoo HAN & Michael WEBER (2025), « How costly are business cycle volatility and inflation? A vox populi approach », NBER, working paper, n° 33476.

GOUTSMEDT, Aurélien (2021), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », in Revue d'économie politique.

KORENOK, Oleg, David MUNRO & Jiayi CHEN (2023), « Inflation and attention thresholds », in The Review of Economics and Statistics.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

STANTCHEVA, Stefanie (2024), « Why do we dislike inflation? », Brookings Papers on Economic Activity.

WEBER, Michael, Bernardo CANDIA, Tiziano ROPELE, Rodrigo LLUBERAS, Serafin FRACHE, Brent H. MEYER, Saten KUMAR, Yuriy GORODNICHENKO, Dimitris GEORGARAKOS, Olivier COIBION, Geoff KENNY & Jorge PONCE (2025), « Tell me something I don’t already know: Learning in low and high-inflation settings », in Econometrica, vol. 93, n° 1.

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