Les études ne sont pas encore parvenues à rendre compte des répercussions exactes de la fragmentation internationale de la production (cette dynamique complexe entremêlant à la fois externalisations et délocalisations) sur l’emploi et les salaires. Si l’on craint avant tout en Europe que les délocalisations entraînent des destructions nettes d’emplois, on craint plutôt aux Etats-Unis qu’elles fassent pression à la baisse sur les salaires. Ces répercussions dépendraient notamment du type de la main-d’œuvre. Si les emplois les moins qualifiés sont ceux qui sont les plus fréquemment délocalisés, on peut s’attendre à un creusement des écarts de salaires entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs non qualifiés. Mais les délocalisations contribuent également à contenir les prix dans les pays avancés, ce qui stimule les salaires réels. Si les réductions de coûts associées sont particulièrement fortes dans les secteurs employant intensivement de la main-d’œuvre peu qualifiée, la délocalisation peut réduire l’écart de salaires entres les qualifiés et non qualifiés, dans la mesure où les ressources sont réallouées dans les secteurs intensifs en travail peu qualifié. Alan Blinder (2009) suggérait que les emplois très qualifies sont tout autant susceptibles d’être délocalisés que les emplois peu qualifiés. Il prenait l’exemple des concierges et des radiologues : les concierges sont peu qualifiés, mais la nature de leurs tâches les oblige à rester sur leur lieu de travail ; inversement, l’interprétation des images médicales peut éventuellement nécessiter un diplôme du supérieur, mais les images peuvent être facilement lues à distance. Au final, la plus ou moins grande capacité d’un emploi à être délocalisé dépendrait de l’importance des informations codifiables et non tacites pour réaliser les tâches auquel il est associé, de l’importance de tâches de routine ou encore de la contingence d’une proximité géographique ou d’un contact physique.
Sascha Becker et Marc-Andreas Muendler (2014) décrivent, d’une part, comment la dynamique du commerce extérieur de l’Allemagne s’est développée entre 1979 et 2006 et, d’autre part, comment la composition des tâches réalisées par les travailleurs allemands a évolué au cours de cette période afin de déterminer si ces développements sont liés entre eux. Ils utilisent notamment les données issues des enquêtes sur les qualifications et les carrières que l’institut allemand BIBB a réalisées en 1979, en 1986, en 1992, en 1999 et en 2006. Au travers de ces enquêtes, il fut notamment demandé aux travailleurs allemands s’ils réalisaient des activités d’une liste donnée, s’ils utilisaient des outils d’une liste donnée pour réaliser leur travail ou encore à quelle fréquence des exigences de performance s’appliquaient à leur emploi. Combinées aux données relatives aux échanges réalisés par chaque secteur, les données relatives aux travailleurs allemands et aux tâches qu’ils réalisent permettent de déterminer la sensibilité de ces dernières aux flux des échanges et de déterminer ainsi l’exposition des emplois allemands aux délocalisations.
Les deux auteurs dressent plusieurs constats concernant l'économie allemande. Tout d’abord, les importations ont augmenté considérablement dans tous les secteurs, mais il y a une certaine hétérogénéité : les importations de machines et d’équipement de transport ont augmenté plus rapidement que les autres, alors que les importations de biens agricoles, à un autre extrême, ont légèrement décliné. La théorie classique met l’accent sur les échanges internationaux de biens finis. Pourtant ce sont les intrants intermédiaires qui constituent une part substantielle des importations en Allemagne (comme dans les autres pays avancés). L’importance des importations de biens intermédiaires est particulièrement prononcée pour les importations de services et les importations de fer, d’acier et de d’autres métaux, puisque les biens intermédiaires représentent plus de 80 % des biens importés au cours des trois décennies ; à un autre extrême, les intrants intermédiaires représentent moins de 40 % des importations de textiles, de vêtements et d’équipement de transport. Au cours de la dernière décennie, le commerce extérieur est passé d’un échange de biens finis à un échange de biens intermédiaires. L’importation de produits intermédiaires n’est pas un phénomène récent en Allemagne, puisqu’elle constitue la principale importation depuis 1978. La mondialisation des échanges a été plus rapide durant la fin des années soixante-dix qu’au début des années deux mille. Sur l’ensemble de la période, la part de l’externalisation étrangère dans l’ensemble de l’externalisation allemande a été multipliée par plus de 1,5, en passant de 14 % à 22 %. En fait, l’ampleur de l’externalisation est restée stable au cours des trois décennies ; seule sa composition a changé, au profit des sous-traitants étrangers et ceux-ci ont de plus en plus utilisé des intrants intermédiaires étrangers en lieu et place des intrants intermédiaires allemands.
Ensuite, Becker et Muendler constatent que les activités réalisées par les travailleurs en emploi ont considérablement changé au cours du temps. Les travailleurs réalisent différentes activités au cours du temps et ils réalisent de plus en plus d’activités simultanément. La main-d’œuvre allemande se spécialise de plus en plus dans des activités qui sont typiquement considérés comme non délocalisables ; cette spécialisation s’observe dans chaque secteur, mais non entre les secteurs. En outre, le contenu des biens et services importés par l’Allemagne est de plus en plus intensif en tâches considérées comme typiquement délocalisables. En l’occurrence, les importations allemandes augmentèrent principalement dans les secteurs qui sont intensifs en tâches considérées comme hautement délocalisables. Enfin, les changements du contenu des importations allemandes en tâches ne dépendent pas des institutions du marché du travail des partenaires à l’échange de l’Allemagne, que ce soit du niveau de leur salaire minimum et plus largement de leur degré de rigidité. Par contre, les dynamiques observées au niveau des secteurs allemands présentent une certaine covariation cohérente avec la délocalisation plus rapide dans les secteurs peu syndiqués et dans les secteurs pour lesquels les marchés du travail connaissent le moins de tensions. Ces divers constats ne sont pas incohérents avec l’idée selon laquelle les conditions prévalant sur les marchés du travail étrangers n’affectent pas les échanges allemands, mais que les conditions du marché du travail allemand peuvent accélérer ou bien ralentir la mondialisation.
Références
BECKER, Sascha O., & Marc-Andreas MUENDLER (2014), « Trade and tasks: An exploration over three decades in Germany », NBER, working paper, n° 20739.
BLINDER, Alan S. (2009), « How many U.S. jobs might be offshorable? », in World Economics, vol. 10, n° 2.
GROSSMAN, Gene M., & Esteban ROSSI-HANSBERG (2008), « Trading tasks: A simple theory of offshoring », in American Economic Review, vol. 98, n° 5.