Les données relatives à la répartition du patrimoine sont très imparfaites et parfois insuffisantes, en particulier lorsque l’on se focalise sur les décennies, voire les siècles passés. Ainsi, nous ne disposons de séries de données de long terme qui soient réellement fiables que pour une poignée du pays, en l’occurrence les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Suède, notamment grâce aux travaux de Tony Atkinson, Emmanuel Saez, Thomas Piketty ou encore Gabriel Zucman.
Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret et Thomas Piketty (2016b) ont récemment proposé des séries de données cohérentes et unifiées sur la répartition de la richesse en France entre 1800 et 2014. Pour cela, ils ont utilisé et combiné différentes sources, notamment des données fiscales, des registres testamentaires, des comptes nationaux et des enquêtes. Leur analyse confirme que la répartition du patrimoine est extrêmement inégalitaire (cf. graphique 1) Par exemple, en 2012, le patrimoine net par adulte s’élevait en moyenne à environ 200.000 euros. Les 50 % les plus modestes possédaient environ 5 % du patrimoine national ; leur patrimoine moyen s’élevait à 20.000 euros, c’est-à-dire était dix fois plus faible que le patrimoine moyen de l’ensemble des adultes. Les « classes moyennes », c’est-à-dire les personnes plus riches que les 50 % les plus modestes, moins aisées que les 10 % les plus riches, possédaient environ 40 % du patrimoine national ; leur patrimoine moyen s’élevait à environ 200.000 euros, c’est-à-dire était égal à la moyenne de l’ensemble des adultes. Enfin, le décile supérieur, c’est-à-dire les 10 % les plus riches, possédaient environ 55 % du patrimoine national ; leur patrimoine moyen s’élevait à environ 1,1 millions d’euros, c’est-à-dire représentait 5,5 fois le patrimoine moyen de l’ensemble des adultes.
GRAPHIQUE 1 Parts du patrimoine total détenues par… (en %)
Garbinti et ses coauteurs constatent que le niveau exact des inégalités de patrimoine varie fortement au cours du temps (cf. graphique 1). La concentration des richesses a suivi à très long terme une évolution en forme de U depuis un siècle. En effet, tout au long du dix-neuvième siècle et au tout début du vingtième siècle, la part du patrimoine détenue par les 10 % les plus aisés était comprise entre 80 et 90 %. Les « classes moyennes » ne possédaient alors qu’une faible part du revenu national : celle-ci était légèrement supérieure à 10 %. La part du patrimoine national détenue par les 10 % les plus riches a baissé entre les années 1910 et les années 1980, décennie au cours de laquelle elle fluctuait entre 50 et 60 %. Ce sont en fait les classes moyennes qui ont vu leur part s’accroître : la part du patrimoine des 50 % les plus modestes est quant à elle restée inférieure à 5 %. La hausse de la part du patrimoine détenue par les classes moyennes entre 1914 et 1945 s’explique, non pas par le fait qu’elles aient accumulé rapidement du patrimoine, mais plutôt par le fait qu’elles aient moins perdu de patrimoine que les 10 % les plus riches. Ces pertes en patrimoine s’expliquent notamment par les destructions d’actifs associées aux deux guerres mondiales, aux épisodes d’inflation et aux épisodes de chutes de prix d’actifs. Par contre, au cours des décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, la progression de la part du patrimoine national détenue par les classes moyennes s’explique par le fait qu’elles ont accumulé plus rapidement du patrimoine que les 10 % les plus riches. Garbinti et ses coauteurs notent que la baisse de la part du patrimoine détenue par les 10 % les plus riches que l’on observe à long terme s’explique entièrement par l’effondrement de la part détenue par le centile supérieur, c’est-à-dire par les 1 % les plus riches : ces derniers possédaient entre 15 % et 20 % du patrimoine, contre 55-60 % à la veille de la Première Guerre mondiale (cf. graphique 2).
GRAPHIQUE 2 Parts du patrimoine total détenues par les plus riches (en %)
Depuis les années 1980, la concentration du patrimoine tend légèrement à s’accroître : la part du patrimoine détenue par les 10 % les plus riches a légèrement augmenté, tandis que la part du patrimoine détenue par les classes moyennes a légèrement diminué. La part du patrimoine détenue par les 10 % les plus riches est passée de 15-20 % à environ 25 % entre le début des années 1980 et le début des années 2010. La concentration du patrimoine a toutefois connu d’amples fluctuations de court terme ces dernières décennies en raison des fluctuations des prix d’actifs. En effet, la part du patrimoine détenue par les 10 % les plus riches a fortement augmenté jusqu’à 2000, lorsque les cours boursiers augmentaient plus rapidement que les prix de l’immobilier, avant de fortement décliner, avec l’éclatement de la bulle internet.
GRAPHIQUE 3 Parts du patrimoine, du revenu total, du revenu du travail et du revenu du patrimoine détenues par le centile supérieur (en %)
S’appuyant sur leur étude parallèle sur la répartition des revenus [Garbinti et alii, 2016a], les trois auteurs confirment que les inégalités de patrimoine sont systématiquement plus élevées que les inégalités de revenu et surtout que les inégalités du revenu du travail. Par exemple, la part du revenu du travail rémunérant les 10 % les mieux rémunérées a fluctué entre 25 % et 35 % entre 1900 et 2014 ; au cours de cette même période, la part du patrimoine total allant aux 10 % les plus riches a fluctué entre 50 % et 90 %. La part du revenu du travail rémunérant les 1 % les plus rémunérés fluctue entre 5 % et 8 %, tandis que la part du patrimoine nationale détenue par les 1 % les plus riches fluctue entre 15 % et 60 % (cf. graphique 3). La concentration du revenu total, qui inclut non seulement les revenus du travail, mais aussi les revenus du capital, se situe à un niveau intermédiaire entre la concentration du patrimoine et la concentration des revenus du travail, mais elle est toutefois plus proche de cette dernière, ce qui est tout à fait normalement, dans la mesure où ce sont généralement entre 65 % et 75 % du revenu total qui rémunèrent le travail.
GRAPHIQUE 4 Profil du patrimoine selon l’âge
Garbinti et ses coauteurs se sont ensuite focalisés sur le profil du patrimoine en fonction de l’âge (cf. graphique 4). Il apparaît que la richesse moyenne est toujours très faible à l’âge de 20 ans ; elle est inférieure à 10 % du patrimoine moyen par adulte. Elle s’accroît ensuite fortement avec l’âge jusqu’à 50-55 ans et se stabilise à des niveaux élevés (entre 150 % et 160 % du patrimoine moyen par adulte) entres 60 et 85 ans. Ce profil a été stable sur la période s’écoulant entre 1970 et 2014. A la différence de ce que suggère la théorie du cycle de vie standard, la richesse moyenne ne semble pas décliner à des âges élevés, les individus meurent en laissant un patrimoine important et ils tendent à le transmettre à leur descendance. En outre, les personnes âgées font beaucoup de donations, c’est-à-dire transmettent beaucoup de patrimoine avant même leur décès. Ces donations sont généralement faites dix ans avant le décès. Le flux agrégé de donations a fortement augmenté ces dernières décennies : il représentait 80 % du flux agrégé de legs dans les années 2000-2010, contre 20-30 % dans les années 1970.
GRAPHIQUE 5 Composition du patrimoine en France selon le niveau de patrimoine en 2012
Au cours des dernières décennies, la composition du patrimoine a fortement changé (cf. graphique 5). Les parts respectives des actifs immobiliers et des actifs financiers se sont fortement accrues entre 1970 et 2014, tandis que les parts des actifs professionnels ont fortement décliné, en phase avec le recul du travail indépendant. Les actifs financiers autres que les dépôts bancaires se sont fortement accrues à partir des années 1980 ; ils ont atteint un pic en 2000, avant qu’éclate la bulle internet et que chutent les cours boursiers. Les prix de l’immobilier avaient par contre tendance à chuter à la fin des années 1990, avant de fortement s’accroître durant les années 2000. Ces variations des prix relatifs des actifs ont eu de profondes répercussions sur la dynamique des inégalités de richesse, dans la mesure où les différents groupes n’ont pas les mêmes portefeuilles d’actifs. En 2012, les 30 % les plus modestes détenaient principalement des dépôts. Les actifs immobiliers constituent la principale forme de patrimoine pour les classes moyennes. Ensuite, à mesure que l’on se rapproche du sommet de la répartition des richesses, les actifs financiers autres que les dépôts bancaires prennent une part de plus en plus importante dans le patrimoine.
GRAPHIQUE 6 Parts du patrimoine détenues par les plus riches en France et aux Etats-Unis (en %)
Enfin, Garbinti et ses coauteurs comparent l’évolution des inégalités de patrimoine en France avec celle observée dans les autres pays. La dynamique suivie par la concentration des richesses s’apparente par exemple à celle observée au Royaume-Uni et en Suède : extrêmement élevée au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, elle a fortement décliné entre la Première Guerre mondiale et la fin des années 1970, avant de s’accroître à nouveau, modestement, à partir des années 1980. La répartition des richesses était plus inégale en France qu’aux Etats-Unis au début du vingtième siècle ; c’est désormais l’inverse depuis quelques décennies (cf. graphique 6). Cela a pu s’expliquer par le fait que les parts du revenu du travail détenues par les salariés les mieux rémunérées ont augmenté plus rapidement aux Etats-Unis qu’en France.
Références
GARBINTI, Bertrand, Jonathan GOUPILLE-LEBRET & Thomas PIKETTY (2016a), « Income inequality in France, 1900-2014: Evidence from distributional national accounts (DINA) », WIID, working paper.
GARBINTI, Bertrand, Jonathan GOUPILLE-LEBRET & Thomas PIKETTY (2016b), « Accounting for wealth inequality dynamics: Methods, estimates and simulations for France (1800-2014) », WIID, working paper.