Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 mai 2022 7 22 /05 /mai /2022 09:11
Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

William McChesney Martin et Lyndon Johnson en décembre 1965 (crédit : Associated Press)

 

Avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19, les pays développés ont connu plusieurs décennies de faible, voire très faible, inflation (cf. graphique 1). La récession pandémique a amené les gouvernements et les banques centrales à adopter d’amples mesures de soutien de l’activité. Non seulement la demande a rapidement rebondi alors même que l’offre restait relativement peu élastique, mais en outre elle s’est déformée : elle s’est réorientée des services vers les biens [Budianto et alii, 2021 ; Rees et Rungcharoenkitkul, 2021]. En conséquence, des goulots d’étranglement sont apparus et l’inflation s’est fortement accélérée ces derniers trimestres, retrouvant un rythme qui n’avait guère été observé depuis une quarantaine d’année. 

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : FRED

L’inflation, dans les pays développés des deux côtés de l’Atlantique, reste à un chiffre, mais beaucoup craignent un retour de la stagflation des années 1970. Aux Etats-Unis, plusieurs économistes ont dressé des parallèles entre l’accélération de l’inflation observée ces derniers trimestres et celle observée durant la seconde moitié des années 1960. Pour beaucoup, la combinaison de politiques budgétaire et monétaire excessivement expansionnistes avait à l’époque conduit l’économie américaine à la surchauffe, une situation qui dégénéra en stagflation la décennie suivante. En l’occurrence, l’absence de réaction de la banque centrale aurait conduit à un dérapage de l’inflation en laissant firmes et ménages réviser toujours plus haut leurs anticipations d’inflation. Larry Summers (2022) estime ainsi que la Fed a récemment commis les mêmes « erreurs » qu’à l’époque et ainsi « amené les Etats-Unis au bord de la stagflation ».

Dans un nouveau document de travail, Jeremy Rudd (2022) s’est penché sur l’évolution de l’inflation dans les années 1960 pour mieux comprendre ses ressorts et en tirer des leçons pour aujourd’hui. Les études portant sur l’inflation américaine s’appuient sur des séries chronologiques postérieures à l’année 1959, dans la mesure où les mesures de l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire excluant les prix, volatils, des aliments et de l’énergie, ne sont pas disponibles avant cette date. Rudd a alors reconstruit les données relatives à l’inflation sous-jacente remontant jusqu’à 1953 (cf. graphique 2). Il apparaît alors que l’inflation était forte à la fin des années 1950 et qu’elle a significativement décliné au tournant des années 1960, si bien que son profil s’apparente davantage à un U qu’à un J. Ainsi, c’est la première moitié des années 1960, marquée par une faible inflation, qui s’apparente à une exception et non la période ultérieure. 

GRAPHIQUE 2  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b)

Quand l’inflation s’est accélérée dans la seconde moitié des années 1960, cette accélération a été synchrone à une accélération de la croissance du coût du travail unitaire, ce qui suggère la présence d’une boucle prix-salaires. On pourrait penser que cette dernière trouve une explication institutionnelle : à l’époque, des contrats de travail indexaient les salaires à l’indice des prix à la consommation. Mais ces contrats ne concernaient qu’une fraction des salariés ; la part des travailleurs concernés a atteint un pic autour de 1958-1960, puis elle décrut fortement pour atteindre 4,5 % parmi la main-d’œuvre du secteur privé. En outre, les salaires étaient indexés à l’indice des prix à la consommation, ils ne l’étaient souvent pas forcément en totalité. De tels contrats de travail semblent bien ne pas avoir joué un rôle significatif dans l’accélération de l’inflation dans les années 1960 [Douty, 1975].

Rudd a cherché à donner sens à ses diverses observations à travers un modèle VAR incluant une mesure des prix relatifs à l’importation, la croissance du coût du travail unitaire, l’inflation des prix et l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage naturel, tel qu’il est estimé par le CBO. Il apparaît que la courbe de Phillips était plus pentue dans les années 1960 qu’elle ne l’a été ces dernières décennies, mais aussi que cette caractéristique de la courbe de Phillips était déjà là avant que l’inflation s’accélère au mitan de la décennie. Autrement dit, l’accélération de la hausse des prix et des salaires à partir de 1965 ne résulte pas d’un changement de régime dans le processus d’inflation : les spirales prix-salaires étaient déjà observables dans les années 1950, si bien qu’il n’est guère surprenant qu’elles aient de nouveau été observées la décennie suivante.

La politique budgétaire américaine a été fortement et durablement expansionniste dans les années 1960, en particulier à partir de 1964, et cette impulsion budgétaire semble manifestement avoir particulièrement simulé la demande globale (cf. graphique 3). En son absence, le taux de chômage aux Etats-Unis aurait été, non pas de 3,5 % environ, mais plutôt de 5,5 % selon les estimations de Rudd. Ces dernières années, l’administration Trump, puis l’administration Biden ont adopté des mesures budgétaires d’un montant exceptionnellement élevé ; Olivier Blanchard (2021) et Larry Summers avaient notamment exprimé de vives inquiétudes quant au risque de surchauffe lorsque le gouvernement démocrate, fraîchement mis en place, annonça de nouvelles mesures de soutien budgétaire et celles-ci semblent effectivement avoir significativement alimenté l’inflation [Jordà et alii, 2022]. Mais, contrairement à l’expansion budgétaire des années 1960, Rudd souligne que ces mesures sont temporaires, si bien que leurs effets sur la demande globale devraient également être temporaires ; la politique budgétaire aura même tendance à peser sur la croissance américaine ces prochaines années. 

GRAPHIQUE 3  Impulsion budgétaire (en points de pourcentage) et output gap (en %) aux Etats-Unis

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b), d’après les prévisions du CBO et du Brookings Hutchins Center

En ce qui concerne la politique monétaire, il est difficile de dire que la Fed des années 1960 ne prêtait guère attention à la lutte contre l’inflation. William McChesney Martin, son président de 1951 à 1970, était dévoué à celle-ci : il avait plaidé en faveur du resserrement de la politique monétaire pour combattre l’inflation dans les années 1950, un resserrement monétaire qui contribua à faire basculer l’économie américaine dans la récession en 1957 ; lors des années 1960, il s’inquiétait, comme d’autres au sein de la Fed à l’époque, de l’accélération de l’inflation et donnait, comme beaucoup aujourd’hui, un rôle crucial aux anticipations d’inflation dans la mécanique même de l’inflation.

Pourtant, la Fed, sous sa présidence, ne s’est guère attaquée agressivement à l’inflation. Rudd évoque toute une série de raisons : par exemple, la Fed avait resserré sa politique monétaire en décembre 1965, mais ce resserrement monétaire s’était traduit par un effondrement du crédit quelques mois après, si bien qu’elle s’inquiéta des conséquences en termes de stabilité financière lorsqu’elle considéra à nouveau l’idée de resserrer sa politique monétaire les années suivantes ; Martin craignait que le gouvernement américain réagisse à un resserrement monétaire en assouplissant une politique budgétaire qu’il jugeait déjà excessivement expansionniste ; l’administration Johnson a fini par adopter une hausse d’impôts en 1968, mais les modèles qu’utilisait la Fed l’ont amenée à en surestimer les effets récessifs, etc. Pour Rudd, si la politique monétaire américaine est restée accommodante malgré l’accélération de l’inflation, c’est avant tout parce que la Fed jugeait que le coût économique d’un resserrement monétaire suffisamment fort pour réduire l’inflation était excessivement élevé. Les événements ultérieurs lui donnent certainement raison : Volcker a fait basculer l’économie américaine dans deux récessions successives avant que l’inflation ne revienne à un chiffre. 

En définitive, la seule leçon que Rudd tire vraiment de la comparaison entre les deux épisodes historiques est que notre compréhension du fonctionnement de l’économie n’a guère progressé entre-temps : nous ne sommes pas plus capables de prédire les effets des chocs et des mesures de politique économique que nous ne l’étions dans les années 1960.

En ce qui concerne l’inflation, l’économie américaine a connu, avant qu’éclate la pandémie, plusieurs décennies de très faible inflation. Au cours de cette période, les fluctuations de l’activité ne semblèrent guère affecter l’inflation : manifestement, l’économie américaine n’était plus dans le même régime d’inflation que dans les années 1970. Mais les causes sous-jacentes à cette faible inflation restent obscures. En l’occurrence, il n’y a pas de preuve démontrant de façon convaincante qu’elle s’explique par l’ancrage des anticipations d’inflation ou par la plus crédibilité des banques centrales [Rudd, 2022a], tout comme il ne semble guère nécessaire d’évoquer d’éventuelles erreurs de politique monétaire pour expliquer la stagflation des années 1970 : à l’époque, les économistes interprétaient l’inflation comme résultant de chocs d’offre, notamment la hausse du prix des matières premières et le ralentissement de la croissance de la productivité, une interprétation qu’ils jugeaient satisfaisante [Goutsmedt, 2021] et qui ne semble pas avoir perdu de sa pertinence au fil du temps [Blinder et Rudd, 2013]. Par conséquent, selon Rudd, l’invocation du besoin de maintenir les anticipations d’inflation à un faible niveau ou de rétablir la crédibilité des banques centrales ne devrait pas aujourd'hui dicter aux autorités monétaires ce qu’elles ont à faire.

Pour Rudd, les facteurs qui ont été à l’origine de la forte accélération de l’inflation dans la seconde moitié des années 1960 étaient déjà présents auparavant ; ils n’étaient pas en place à la veille de la pandémie et rien ne démontre que les perturbations que celle-ci a provoquées les ont réactivés. L’accélération de l’inflation dans les années 1960 découlait d’une stimulation régulière de la demande ; celle que nous avons observée ces derniers trimestres découle avant tout des modifications des prix relatifs provoquées par une réorientation de la demande. Rudd en conclut que si le régime d’inflation est le même qu’à la veille de la pandémie cette modification des prix relatifs ne devrait pas se traduire par un taux d’inflation définitivement plus élevé. 

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BLINDER, Alan S., & Jeremy B. RUDD (2013), « The supply-shock explanation of the Great Stagflation revisited », in Michael D. Bordo & Athanasios Orphanides (dir.), The Great Inflation: The Rebirth of Modern Central Banking, University of Chicago Press.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43.

DOUTY, H. M. (1975), Cost-of-Living Escalator Clauses and Inflation, Executive Office of the President, Council on Wage and Price Stability Staff Report.

GOUTSMEDT, Aurélien (2021), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », in Revue d’économie politique, vol. 131.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48.

RUDD, Jeremy B. (2022a), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (And should we?) », in Review of Keynesian Economics, vol. 10.

RUDD, Jeremy B. (2022b), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

SUMMERS, Lawrence H. (2022), « The Fed must do much more to fight inflation—and fast », Time.com, 17 mars.

Partager cet article
Repost0
2 avril 2022 6 02 /04 /avril /2022 09:45
Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

Suite à la première vague de confinements, la demande a rapidement rebondi, plus vite que ne pouvait le faire l’offre. Cette dernière restait notamment contrainte par la persistance de l’épidémie, alimentant notamment l’absentéisme parmi les travailleurs, et le maintien de mesures sanitaires, augmentant leurs coûts de production et réduisant l’efficacité de leurs travailleurs. En outre, le fait même que la demande augmente plus vite que l’offre a entraîné des goulots d’étranglement sur plusieurs marchés, notamment ceux de matières premières, se manifestant par une hausse des délais de livraison, une hausse des prix, voire des pénuries [Boissay et alii, 2021]. C’est l’ensemble des chaînes de valeur qui est resté perturbé, les difficultés touchant une étape de production sur une chaîne d’approvisionnement se répercutant sur celles à son aval, les amenant à ralentir leur production. Une telle situation est propice à une accélération de l’inflation. Et c’est précisément ce que nous avons observé ces derniers trimestres [Budianto et alii, 2021].

GRAPHIQUE 1  Taux d'inflation aux Etats-Unis (en %)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : FRED

Mais, alors même que les perturbations provoquées par la pandémie sont sensiblement similaires des deux côtés de l’Atlantique, l’inflation a augmenté plus vite aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. L’indice des prix des dépenses personnelles de consommation, l’indicateur que privilégie la Fed, a atteint 6,4 % en février, un niveau qui n’avait guère été observé au cours des quatre dernières décennies (cf. graphique 1). Cette accélération de l'inflation ne tient pas seulement à la hausse du prix de l'énergie : l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire excluant les prix (volatils) des produits alimentaires et de l’énergie, était à peine plus faible, s’établissant à 5,4 %. 

Retenant l’indice des prix à la consommation plutôt que l’indice des prix des dépenses de consommation personnelles comme indicateur, Òscar Jordà, Celeste Liu, Fernanda Nechio et Fabián Rivera-Reyes (2022) ont comparé l’évolution de l’inflation observée aux Etats-Unis avec celle observée dans un échantillon d’autres pays de l’OCDE, composé en l’occurrence de l’Allemagne, du Canada, du Danemark, de la Finlande, de la France, de la Norvège, du Royaume-Uni et de la Suède.

GRAPHIQUE 2  Taux d'inflation sous-jacente aux Etats-Unis et dans les autres pays de l’OCDE (en %)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : Jordà et alii (2022)

En 2019 et 2020, les taux d’inflation sous-jacente étaient relativement similaires dans les autres pays de l’OCDE observés (cf. graphique 2). Celui des Etats-Unis était tout au long de ces deux années supérieur d’environ un point de pourcentage à la valeur médiane des autres pays de l’OCDE observés. La divergence entre les taux d’inflation sous-jacente des Etats-Unis et des autres pays de l’OCDE observés apparaît au début de l’année 2021 : le taux d’inflation sous-jacente des Etats-Unis est passé au cours de cette année-là de 2 % à 4 %, tandis que celle enregistrée dans les autres pays de l’OCDE observés a augmenté plus modérément, en passant de 1 % à 2,5 %.

GRAPHIQUE 3  Taux de chômage trimestriel aux Etats-Unis et dans la zone euro (en %)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : Klitgaard (2022)

La divergence dans les situations observées sur le marché du travail contribue certainement à expliquer pourquoi l’inflation sous-jacente a augmenté plus rapidement aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Avant même qu’éclate la pandémie, l’économie américaine était déjà dans une situation qualifiée de plein emploi. Des deux côtés de l’Atlantique, le taux de chômage ont augmenté au deuxième trimestre 2020, dans le sillage des premiers confinements, mais de façon bien plus limitée dans les pays de la zone euro, en raison des dispositifs de chômage technique adoptés par ces derniers, des dispositifs visant précisément à maintenir intact le lien entre les salariés et leur emploi (cf. graphique 3). Aujourd’hui, les taux de chômage sont revenus à des niveaux proches de ceux observés à la veille de la pandémie, mais si l’emploi est revenu à son niveau prépandémique dans la zone euro, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis (cf. graphique 4). Pour une raison ou une autre, une partie de la main-d’œuvre américaine a des difficultés à revenir à l’emploi. En conséquence, les tensions sur le marché du travail sont bien plus marquées aux Etats-Unis que dans les pays de la zone euro, si bien que la croissance des salaires a été plus forte dans les premiers que dans les seconds. La question reste ouverte quant à savoir dans quelle mesure cette hausse des salaires contribue à alimenter les pressions inflationnistes.

GRAPHIQUE 4  Emploi aux Etats-Unis et dans la zone euro (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : Klitgaard (2022)

Ce n’est toutefois pas la situation sur le marché du travail qui retient l’attention de Jordà et alii (2022). A travers le monde, les autorités budgétaires ont cherché à neutraliser les répercussions économiques de la pandémie et des mesures sanitaires adoptées en vue de la contenir. Ces mesures de soutien budgétaire ont été exceptionnellement fortes dans le cas des Etats-Unis : sur un intervalle d’un an, l’économie américaine a connu la plus ample impulsion budgétaire depuis la Seconde Guerre mondiale, voire depuis le New Deal des années 1930. En mars 2020, l’administration Trump a fait passer la loi CARES, dont le montant s’élevait à 2.300 milliards de dollars, soit l’équivalent de 11 % du PIB. Une tranche additionnelle de soutien budgétaire, d’un montant de 868 milliards de dollars, soit l’équivalent de 4,1 % du PIB, est fournie en décembre de la même année. En mars 2021, l’administration Biden, fraîchement mise en place, a fait adopter l’American Rescue Plan (ARP), d’un montant de 1.844 milliards de dollars, soit 8,8 % du PIB de l’année 2020. Ces diverses mesures budgétaires ont directement affecté le revenu disponible des ménages ; elles comprenaient notamment d’amples baisses d’impôts pour les particuliers et une meilleure indemnisation du chômage. Pour des économistes comme Larry Summers (2021) et Olivier Blanchard (2021), l’adoption d’un nouveau plan de soutien budgétaire d’ampleur dans un contexte où l’économie américaine avait déjà amplement entamé sa reprise post-pandémique ne pouvait que la mettre en surchauffe.

Pour évaluer l’impact que les programmes de soutien budgétaire ont pu avoir en définitive sur l’activité économique, Jordà et ses coauteurs ont observé l’évolution du revenu disponible réel des ménages (cf. graphique 5). Alors que dans les autres pays de l’OCDE observés, le revenu disponible des ménages a été simplement stabilisé, il a connu deux pics aux Etats-Unis, au deuxième trimestre 2020 et au premier trimestre 2021, c’est-à-dire respectivement dans le sillage de l’adoption des lois CARES et ARP. Avec les revenus de transfert accordés dans le cadre de ces deux lois, le soutien budgétaire a été bien plus puissant aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. 

GRAPHIQUE 5  Revenu personnel disponible réel aux Etats-Unis et dans les autres pays de l’OCDE (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : Jordà et alii (2022)

Afin de déterminer dans quelle mesure le soutien budgétaire explique l’inflation aux Etats-Unis, Jordà et ses coauteurs ont étudié le lien entre revenu disponible des ménages et inflation au prisme de la courbe de Phillips. En l’occurrence, ils ont cherché à déterminer quelle aurait été l’inflation américaine si le soutien budgétaire aux Etats-Unis avait été de la même ampleur que dans les autres pays de l’OCDE qu’ils observent. En comparant l’évolution observée de l’inflation et sa trajectoire contrefactuelle, ils estiment que les mesures de soutien budgétaire au profit des ménages qui ont été adoptées pour contrer les répercussions de la pandémie sur l’économie expliquent trois points de pourcentage du taux d’inflation observée aux Etats-Unis (cf. graphique 6). Cela dit, ils soulignent que cette estimation est sujette à une forte incertitude. 

GRAPHIQUE 6  Inflation américaine : trajectoires observée et simulée en l’absence de soutien budgétaire (en %)

Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

source : Jordà et alii (2022)

Pour Jordà et ses coauteurs, en l’absence des mesures de soutien budgétaire exceptionnelles que les administrations Trump et Biden ont adoptées, l’économie américaine aurait pu connaître de la déflation et une bien moindre croissance économique. En définitive, l’inflation semble bien constituer le prix à payer pour la vigueur de la reprise post-pandémique.

 

Références

BARNICHON, Regis, Luiz E. OLIVEIRA & Adam H. SHAPIRO (2021), « Is the American Rescue Plan taking us back to the ’60s? », FRBSF Economic Letter, n° 2021-27, octobre.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BOISSAY, Frederic, Emanuel KOHLSCHEEN, Richhild MOESSNER & Daniel REES (2021), « Labour markets and inflation in the wake of the pandemic », BRI, BIS Bulletin, n° 47, octobre.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43, juillet.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

KLITGAARD, Thomas (2022), « How have the euro area and U.S. labor market recoveries differed? », New York Fed, Liberty Street (blog), 30 mars.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48, novembre.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

Partager cet article
Repost0
10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 16:47
Les anticipations d’inflation importent-elles vraiment pour l’inflation ?

C’est dans leur attaque portée contre les keynésiens orthodoxes et la courbe de Phillips qu’Edmund Phelps (1967) et Milton Friedman (1968) ont introduit les anticipations d’inflation en macroéconomie (1). Un arbitrage entre chômage et inflation serait possible si les agents ne modifiaient pas leurs anticipations d’inflation, or ils vont précisément les modifier. Dans le raisonnement de Friedman, si l’inflation accélère, les travailleurs surestimeront le salaire réel et offriront davantage de travail qu’ils ne l’auraient fait s’ils l’avaient estimé correctement, ce qui pousse effectivement à la baisse le chômage comme le prédisent les keynésiens orthodoxes. Mais les travailleurs vont finir par se rendre compte de leur erreur, réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation et donc réviser à la baisse leurs salaires réels. Ils vont donc dans un deuxième temps réduire leur offre de travail, si bien que le chômage reviendra à son niveau initial : le « taux de chômage naturel » (2). Le maintien du chômage en-deçà de ce taux naturel ne peut alors se faire qu’au prix d’une accélération continue de l’inflation. 

Les anticipations d’inflation, telles que les modélisent les monétaristes, sont de nature adaptative. Les nouveaux classiques vont poursuivre leur révolution contre les keynésiens en supposant qu’elles sont de nature rationnelle. C’est le cas de Robert Lucas (1972), qui estime que les entreprises font face à un « problème d’extraction du signal » : lorsque les prix augmentent, les firmes ne savent pas immédiatement dans quelle mesure il s’agit d’une hausse des prix relatifs plutôt que d’une hausse du niveau général des prix. Or, si dans le premier cas les entreprises doivent augmenter leur production, elles ne doivent pas le faire dans le second. Il y a donc bien une relation entre production et inflation chez Lucas, mais les autorités ne peuvent en tirer profit : seules les « surprises » d’inflation affectent la production et les entreprises finiront, là aussi, par corriger leurs anticipations. Les banques centrales pourraient être tentées de chercher à surprendre régulièrement les agents, mais ces derniers finiront par intégrer cette régularité dans leurs anticipations. Dans les années 1980, les nouveaux keynésiens ont également adopté l’hypothèse des anticipations rationnelles, mais en supposant en outre une viscosité des prix et salaires : il en résulta la « courbe de Phillips des nouveaux keynésiens », qui se distingue des précédents modèles en donnant un rôle aux anticipations courante du taux d’inflation de la période future et non à la seule anticipation passée du taux d’inflation courant.

Ces modèles ont été utilisés pour expliquer l’accélération de l’inflation et l’apparente instabilité de la courbe de Phillips durant les années 1970 aux Etats-Unis. En conséquence de leur diffusion, beaucoup estiment à présent que la Réserve fédérale est responsable, par son inaction, de la Grande Inflation, en ayant laissé déraper les anticipations d’inflation [Goutsmedt, 2020]. Même s’ils ne partagent pas forcément les conclusions des monétaristes et des nouveaux classiques, beaucoup d’économistes et de banquiers centraux considèrent aujourd’hui que les anticipations d’inflation constituent le mécanisme clé au cœur de la dynamique de l’inflation [Kose et alii, 2019]. Pour les prévisionnistes, cela implique que l’observation des anticipations d’inflation contribue à prédire l’évolution future de l’inflation. Pour les banquiers centraux, cela implique que la stabilisation de l’inflation, voire de l’activité économique, passe par l’« ancrage » et la « gestion » des anticipations d’inflation. 

Jeremy Rudd (2021) juge que cette idée repose sur des fondations théoriques fragiles (3). Par exemple, Friedman suppose que les entreprises sont toujours sur leur courbe de demande de travail même si les travailleurs ne sont pas sur leur courbe d’offre de travail, c’est-à-dire suppose implicitement que le marché des biens est toujours à l’équilibre. Aussi bien Phelps que Friedman supposent finalement qu’il n’y a pas d’illusion monétaire et que les perturbations nominales n’ont jamais d’effets réels permanents, alors qu’il s’agit finalement de la conclusion qu’ils cherchent à démontrer. Ils font également l’hypothèse que l’économie retrouvera un équilibre, alors que la littérature n’a pas réussi à démontrer la stabilité d’un équilibre général [Fischer, 1983]. De son côté, le modèle de Lucas met l’accent sur les difficultés des entreprises à déterminer dans quelle mesure la hausse des prix qu’elles observent correspond à une hausse du niveau général des prix plutôt qu’à une hausse de leurs prix relatifs, alors même que Lucas suppose que des statistiques liées à ce type de données sont en libre accès. Enfin, Rudd remarque que tous ces modèles considèrent les anticipations d’inflation à court terme, c’est-à-dire dans la période ultérieure, alors que les autorités monétaires considèrent les anticipations d’inflation à long terme. Or, s’ils incorporaient les anticipations d’inflation de long terme, ils pourraient aboutir à d’autres implications en termes de politique économique.

Ensuite, Rudd souligne qu’il n’y a pas eu de preuves empiriques directes de l’importance des anticipations d’inflations. Chaque modèle prit isolément aboutit à des prédictions qui ne collent pas avec les données empiriques. Par exemple, Friedman suppose que le salaire réel est contracyclique, alors que les données indiquant qu’il est procyclique. La courbe de Phillips des nouveaux keynésiens peine à être empiriquement validée [Rudd et Whelan, 2005 ; 2006]. Mais surtout, et plus largement, l’observation du comportement de fixation des prix par les entreprises suggère que beaucoup d’entre elles tendent davantage à répondre aux hausses des coûts qu’elles observent plutôt qu’elles ne cherchent à les anticiper [Blinder et alii, 1998].

Par contre, les travaux empiriques ont permis d’identifier plusieurs facteurs, autres que les anticipations d’inflation, jouant manifestement un rôle dans la dynamique observée de l’inflation. Il y a par exemple un lien entre le comportement des prix à long terme et le coût du travail [Peneva et Rudd, 2017]. Les ménages semblent également moins porter d’attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais cela ne tient pas forcément aux anticipations d’inflation : les ménages se comportent certainement ainsi non pas parce qu’ils anticipent alors une faible inflation, mais parce qu’il y a moins de chances qu’ils considèrent que leur récente revalorisation salariale soit en retard sur la hausse du coût de la vie.

A force d’entendre de la part de leurs économistes que l’inflation dépend étroitement des anticipations d’inflation, les banques centrales risquent de se focaliser excessivement sur celles-ci et de souffrir d’une illusion de contrôle. Elles peuvent aussi bien réagir inutilement à un changement des anticipations d’inflation que de rester inactive face à une ample variation de l’inflation au motif que les anticipations d’inflation restent stables. En fait, Rudd estime que les banques centrales courent peut-être le risque de parler excessivement de l’inflation : à force d’évoquer un écart entre l’inflation observée et la cible qu’elles poursuivent, elles risquent d’amener les agents à accorder plus d’attention à l’inflation, ce qui rendrait celle-ci bien plus sensible aux fluctuations de l'activité. 

 

(1) Il y a une certaine ironie. Les keynésiens orthodoxes ont donné peu de place aux anticipations, peut-être notamment parce qu’il leur était difficile de les modéliser, et c’est sur ce terrain là que les monétaristes et les nouveaux classiques ont porté leur attaque. Or, Keynes, dans sa Théorie générale, reprochait précisément (parmi d'autres choses) aux néoclassiques de ne pas donner assez d’importance aux anticipations. 

(2) Comme le remarqua Phelps, Friedman évoque en fait un « taux d’activité naturel » plutôt qu’un « taux de chômage naturel ».

(3) Rudd débute son exposé en évoquant d’autres idées qui sont généralement admises chez les économistes, mais qui ne se fondent ni sur des éléments empiriques robustes, ni même sur des fondations théoriques solides : celle selon laquelle les fonctions de production agrégées fournissent une bonne image du côté de l’offre de l’économie ; celle selon laquelle l’économie retourne vers un équilibre après un laps de temps suffisamment éloigné, en l’occurrence suffisamment éloigné pour que tous les prix se soient ajustés ; et celle selon laquelle la courbe de demande agrégée sur le marché du travail est décroissante.

 

Références

BLINDER, Alan S., Elie R. D. CANETTI, David E. LEBOW & Jeremy B. RUDD (1998), Asking About Prices: A New Approach to Understanding Price Stickiness, Russell Sage Foundation.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58.

GOUTSMEDT, Aurélien (2020), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », document de travail.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

LUCAS, Robert E., Jr. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4.

PENEVA, Ekaterina V., & Jeremy B. RUDD (2017), « The passthrough of labor costs to price inflation », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 49.

PHELPS, Edmund S. (1967), « Phillips curves, expectations of inflation and optimal unemployment over time », in Economica, vol. 34, n° 135.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2005), « New tests of the new-Keynesian Phillips curve », in Journal of Monetary Economics, vol. 52.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2006), « Can rational expectations sticky-price models explain inflation dynamics? », in American Economic Review, vol. 96.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : D'un champ l'autre
  • : Méta-manuel en working progress
  • Contact

Twitter

Rechercher