Ces dernières semaines, le plan de relance proposé par l'administration Biden a alimenté un débat houleux parmi les économistes outre-Atlantique. Certains, notamment Olivier Blanchard (2021), jugent cette relance excessive, en l'occurrence ils craignent qu'elle alimente l'inflation en poussant la production bien au-delà de son potentiel et que les anticipations d'inflation cessent d'être ancrées à un faible niveau, entraînant un véritable emballement de l'inflation que la banque centrale saurait difficilement maîtriser. Ce qu'ils redoutent en définitive, c'est que l'économie américaine connaisse la même « Grande Inflation » qu'au cours des années soixante-dix (cf. graphique). Le débat sur l'opportunité pour l'administration Biden d'adopter sa relance budgétaire s'est ainsi cristallisé sur le comportement de l'inflation [Gopinath, 2021].
GRAPHIQUE Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis (en %)
source : FRED
L'épisode inflationniste des années soixante-dix a précisément marqué une grande rupture dans l’histoire de la pensée économique. Les décennies qui avaient immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale ont été celles d’un keynésianisme triomphant : les théories orthodoxes dominantes s’inspiraient des idées de Keynes et les autorités en charge de la politique économique adoptaient des politiques actives de gestion de la demande pour stabiliser l’activité économique. S’appuyant sur les travaux de Phillips, les keynésiens orthodoxes évoquèrent la possibilité d’arbitrer dans une certaine mesure entre inflation et chômage : c’est la courbe de Phillips [Samuelson et Solow, 1960]. Celle-ci semblait leur offrir l'« équation manquante » pour boucler leur construction théorique, si bien qu'ils l'adoptèrent dans leurs modélisations.
La « stagflation » des années soixante-dix mit un terme à la domination keynésienne : les pays développés faisaient alors simultanément face à une accélération de l’inflation et à une hausse du taux de chômage. Selon le récit que nous en faisons aujourd’hui, non seulement les politiques d’inspiration keynésienne ont été tenues responsables de cette situation, mais cette dernière révélait également les insuffisances de la macroéconomie keynésienne, notamment en jetant le discrédit sur la courbe de Phillips. Sur le plan théorique, ce sont tout d’abord les monétaristes, regroupés autour de Milton Friedman, qui remirent en cause les idées des keynésiens orthodoxes, mais pour autant ils partageaient fondamentalement le même cadre théorique que ces derniers. La révolution méthodologique a surtout été menée par les nouveaux classiques, avec Robert Lucas comme chef de file, puis poursuivie par les théoriciens des cycles d’affaires réels (real business cycles), notamment Finn Kydland et Edward Prescott. Les nouveaux keynésiens acceptèrent leur méthodologie et adoptèrent notamment les anticipations rationnelles, si bien que les années quatre-vingt-dix avaient laissé suggérer l’émergence d’une « nouvelle synthèse néoclassique » [Goodfriend et King, 1997] : la majorité des macroéconomistes orthodoxes n’aboutissaient peut-être pas aux mêmes conclusions, notamment en termes de politique économique, mais ils utilisaient les mêmes outils, le même « langage ».
Plusieurs travaux, notamment d’histoire de la pensée économique, ont nuancé, voire remis en cause, ce récit. Par exemple, James Forder (2014) a souligné l’ambivalence de la relation que les keynésiens ont pu entretenir avec la courbe de Phillips, tandis que Simon Wren-Lewis (2014a, 2014b) et Aurélien Goutsmedt (2017) ont montré que les innovations méthodologiques proposées par les nouveaux classiques n’ont pas forcément été adoptées parce qu’elles offraient une meilleure explication de la stagflation. Poursuivant ce travail, Goutsmedt (2020) vient d'étudier comment le regard des économistes sur les causes de la stagflation a pu changer au fil du temps : il a compilé tous les articles et livres qui cherchaient à expliquer cet épisode, ainsi que leurs références, pour ensuite déterminer quelles interprétations ont pu prévaloir en chaque point du temps et sur quelles références elles se sont appuyées.
Les travaux qui ont lancé la révolution méthodologique lors des années soixante-dix, notamment ceux de Friedman (1958), de Lucas (1976) et de Kydland et Prescott (1977), mettaient l’accent sur les chocs monétaires pour expliquer l’inflation. Or, Goutsmedt note qu’ils ont peu été mobilisés lors des années soixante-dix pour expliquer la stagflation qui sévissait alors aux Etats-Unis. Selon les interprétations qui dominaient à l’époque, la stagflation avait été provoquée par des chocs d’offre, notamment la hausse des prix des matières premières et le ralentissement de la croissance de la productivité. Les interprétations les plus influentes comprennent notamment celles développées par Robert Gordon (1975a, 1975b, 1977a), George Perry (1978), Edmund Phelps (1978), Alan Blinder (1979) ou encore Jeffrey Sachs (1979). L’intérêt des économistes pour l’épisode de la stagflation s’essouffle au milieu des années quatre-vingt, peut-être précisément parce que l’interprétation par les chocs d’offre semblait satisfaisante.
Cet intérêt se ravive à la fin des années quatre-vingt, notamment avec les publications de Brad DeLong (1997) et de Thomas Sargent (1999). Celles-ci marquent en outre un tournant dans l’interprétation des causes de la stagflation. S’éloignant de celles qui prédominaient dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les interprétations qui sont désormais privilégiées insistent sur les erreurs commises par la Fed et plus largement sur l’inadéquation de la politique économique et sur les déficiences du cadre institutionnel, tandis que la question du chômage est finalement reléguée en second plan. Goutsmedt note incidemment que ce changement de focal s’accompagne d’ailleurs d’un glissement sémantique : les économistes n’utilisent plus le terme de « stagflation », mais celui de « Grande Inflation » (Great Inflation), pour qualifier l’épisode des années soixante-dix.
Les travaux qui étaient les plus cités au cours des années soixante-dix et quatre-vingt pour expliquer la stagflation le sont désormais rarement. Par contre, les analyses de Friedman (1968), de Lucas (1976), de Kydland et Prescott (1977) et de Robert Barro et David Gordon (1983), qui mettent l’accent sur les problèmes de cohérence temporelle, deviennent des références centrales pour évoquer cette décennie. Autrement dit, les travaux des nouveaux classiques ont beau avoir bouleversé la méthodologie en macroéconomie dès les années soixante-dix, leur interprétation de l’inflation mit par contre plusieurs décennies pour gagner en popularité. En outre, Goutsmedt souligne que celle-ci est devenue dominante sans réellement avoir eu à se confronter aux interprétations qui dominaient jusqu’au milieu des années quatre-vingt.
Les économistes qui se sont penches depuis les années quatre-vingt-dix sur l’épisode de la stagflation partagent un cadre commun : par exemple, ils mettent l’accent sur la politique monétaire et les anticipations, ont les mêmes références et utilisent fréquemment la règle de Taylor ou la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. Pour autant, Goutsmedt note qu’une véritable ligne de fracture sépare les économistes en deux camps, ce qui l’amène d’ailleurs à douter que l’évocation d’une « nouvelle synthèse néoclassique » décrive une réelle convergence entre les différents macroéconomistes orthodoxes. D’un côté, certains considèrent que les leçons de la stagflation ont été retenues et estiment qu’un tel épisode ne devrait guère se répéter : c’est le cas de Christina et David Romer et, dans une moindre mesure, de Brad DeLong. Selon eux, le dérapage de l’inflation dans les années soixante-dix s’explique essentiellement par la croyance erronée de la Fed en un arbitrage entre inflation et chômage à long terme, mais ils estiment que la banque centrale s’est bien défaite de cette croyance. De l’autre, certains jugent un épisode inflationniste semblable à celui des années soixante-dix comme encore tout à fait possible : par exemple, pour Thomas Sargent, la Fed n’a pas su prendre en compte la critique de Lucas ; d’autres estiment que le double mandat de la banque centrale américaine l’expose à des problèmes de cohérence temporelle, etc.
Références
BLINDER, Alan S. (1979), Economic Policy and the Great Stagflation, Academic Press.
BRUNO, Michael, & Jeffrey D. SACHS (1985), Economics of Worldwide Stagflation, NBER.
FORDER, James (2014), Macroeconomics and the Phillips Curve Myth, Oxford University Press.
SARGENT, Thomas J. (1999), The Conquest of American Inflation, Princeton University Press.
WREN-LEWIS, Simon (2014b), « Rereading Lucas and Sargent 1979 », in Mainly Macro (blog), 11 juillet.