Camille PEUGNY
Editions du Seuil, 2013 |
Dans ses précédents travaux sur le déclassement, le jeune sociologue Camille Peugny avait mis en évidence que la fréquence des trajectoires descendantes s’était accrue ces dernières décennies en France malgré la hausse du niveau de qualification, ce qui l’avait amené à finalement rejoindre les conclusions de Louis Chauvel en suggérant l’existence de profondes inégalités intergénérationnelles. Il revient, dans un nouveau livre publié dans la collection La Républiques des Idées, sur les progrès réalisés en termes d’égalité des chances lors du dernier quart de siècle. Le constat qu’il y dresse est amer : la reproduction sociale demeure puissante et menace l’intégration sociale. Il clôt son ouvrage en proposant quelques pistes pour réduire le déterminisme de naissance et accroître l’égalité des places.
Dans un premier chapitre, Peugny observe ainsi la stratification de la société française et discute le processus de moyennisation que certains ont cru déceler. Marx constatait déjà que certains individus n’étaient membres ni de la bourgeoisie capitaliste, ni du prolétariat exploité, mais il estimait toutefois que ces groupes intermédiaires seraient en définitive absorbés par le prolétariat, si bien que l’espace social se polariserait bien à terme en deux classes fondamentales. Georg Simmel est le premier à délivrer une analyse sociologique de la classe moyenne. Elle y apparaît comme dotée d’un rôle déterminant dans le changement social en insufflant ses propres caractéristiques aux autres classes. Son expansion numérique, que constatait déjà Simmel, ne pouvait donc que bouleverser l'ensemble de la société. Les analyses suggérant une disparition des classes sociales et une moyennisation de la société vont se multiplier au vingtième siècle. Selon Henri Mendras notamment, la France a connu un « émiettement » des classes sociales lors des Trente Glorieuses avec la disparition de leur identité et de leurs antagonismes : celles-ci transforment la condition et la culture ouvrières, la bourgeoisie rentière a disparu, les paysans déclinent numériquement, les modes de vie ruraux s’urbanisent… Surtout, les niveaux de vie s’élèvent rapidement et les inégalités se réduisent. La sécurité sociale offre au salariat une protection contre les principaux risques de la vie. Mendras propose alors une nouvelle représentation de la société française organisée en constellations. Au sein d'une constellation centrale en expansion, les techniciens, cadres moyens et employés de bureau, porteurs d’un libéralisme culturel, jouent un rôle de « noyaux innovateurs » : la diffusion de leurs valeurs, axées sur la liberté et l’épanouissement individuel, refaçonne l’ensemble de la société.
« L’argument de la hausse de la mobilité sociale est centrale dans les analyses qui postulent la fin des classes sociales ; et la diminution de la reproduction sociale est indissociable des théories de la moyennisation. » Or, Peugny rejette l’idée d’une moindre immobilité sociale ces dernières décennies. Grâce à l’aspiration de la structure sociale vers le haut, la proportion d’individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père diminue fortement des années cinquante à soixante-dix, mais elle reste stable depuis. Ces dernières décennies, les inégalités salariales se sont certes réduites, mais pour les seuls salariés à temps complet ; pire, les hauts revenus explosent dans les années deux mille, d’où un nouveau creusement des inégalités économiques. Depuis les années soixante-dix, la montée du chômage, la précarisation et la paupérisation de la jeunesse participent au déclassement entre les générations et au cours du cycle de vie. Déclassement et peur du déclassement sapent la cohésion sociale en générant des tensions entre les groupes socialement proches. Surtout, le clivage entre qualifiés et non qualifiés se renforce. Le nombre d’emplois routiniers ou d’exécution augmente, alors même que ces emplois exposent leurs détenteurs à la précarisation ; la faiblesse de leurs ressources économiques et culturelles les empêche de répondre à l’exigence de mobilité, devenue aiguë avec la mondialisation. Ainsi, la part des Français se déclarant appartenir à la société moyenne a beau s’accroître, celle-ci n’est en définitive qu’un mirage. La France est toujours une société de classes et seules les transformations structurelles ont permis d’enrayer (temporairement) la reproduction des inégalités.
L’auteur questionne alors dans un deuxième chapitre l’intensité de la reproduction sociale. Pendant les trente glorieuses, le salaire des primo-arrivants sur le marché du travail augmentait au fil des cohortes ; désormais, les écarts entre tranches d’âge s’accroissent au détriment des plus jeunes. Le ralentissement de la croissance à la fin des années soixante-dix s'accompagne d'une profonde détérioration de l’insertion sur le marché du travail pour les cohortes nées depuis les années soixante. Le rythme de la mobilité professionnelle est bouleversé ; les positions se figent dès 35 ans. Les enfants de classes populaires voient leurs trajectoires ascendantes se compliquer et se raréfier ; les enfants de cadres connaissent de plus en plus des trajectoires descendantes. « La structure générationnelle de la société française s’apparenterait à une gérontoclassie dans laquelle les statuts, le pouvoir et la richesse seraient confisqués par les générations les plus anciennes, au détriment des plus jeunes ». La nature du contrat de travail continue de se dégrader : les jeunes actifs sont surreprésentés dans les emplois d’exécution. En outre, les inégalités sociales demeurent profondes au sein même des générations, en particulier pour les plus récentes. Parmi les jeunes, si les non-diplômés oscillent entre emplois précaires et chômage, les « gagnants de la compétition scolaire » peuvent espérer une insertion satisfaisante à moyen terme, notamment en accédant au salariat d’encadrement.
Au cours du dernier quart de siècle, la part des individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père reste stable. La position occupée à l’âge adulte reste toujours autant liée à l’origine sociale. Les trajectoires vers une autre catégorie socioprofessionnelle restent de faible amplitude. La reproduction sociale reste donc prégnante, que ce soit en haut ou en bas de l’espace sociale. D’une part, la plupart des emplois d’ouvriers et d’employés convergent en termes de salaires, de perspectives de carrière, de conditions de travail ou encore de rapport au travail. Or, parmi les enfants d’ouvriers et d’employés, la probabilité d’obtenir un emploi d’exécution n’a que légèrement diminué. D’autre part, les enfants ayant un père cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure ont une probabilité croissante de reproduire ce statut. Si la probabilité d’obtenir un emploi d’encadrement s’élève pour les enfants des classes populaires, elle augmente aussi pour les enfants les plus favorisés. Au final, les inégalités demeurent inchangées. La reproduction est également visible dans la transmission des diplômes au fil des générations. En effet, les enfants ayant des parents diplômés sont particulièrement favorisés dans l’accès aux diplômés du supérieur et par là aux meilleurs emplois. Les enfants des familles peu dotées en capital culturel sont par contre de plus en plus pénalisées. Puisque le revenu est fortement corrélé au niveau de diplôme, ces disparités contribuent à la reproduction des inégalités de revenus entre les générations.
Le troisième chapitre discute la portée du mouvement de la démocratisation scolaire : l’école est-elle un vecteur efficace de mobilité sociale ? Le niveau d’éducation a continuellement augmenté au fil des générations. Avec l’ouverture des différents niveaux du système éducatif aux enfants des classes populaires, les taux de scolarisation ont progressé à des âges de plus en plus élevés depuis les années soixante. Pourtant, plusieurs dizaines de milliers de jeunes quittent chaque année le système éducatif sans qualification, la part des bacheliers reste inférieure à 65 %, le taux de poursuites d’études supérieures diminue depuis le milieu des années deux mille… Or, la probabilité d’accéder rapidement à un emploi stable, les chances d’obtenir un emploi d’encadrement ou encore la probabilité d’échapper au chômage s’élèvent avec le niveau de diplôme. Les « vaincus » de la sélection scolaire sont donc durablement affectés par leur échec. De plus, les enfants des classes populaires sont surreprésentés parmi ces derniers, ce qui entretient un haut degré de reproduction scolaire. Si la part des enfants issus des classes populaires s’élève à chaque niveau, elle baisse toutefois rapidement tout au long du cursus scolaire. Les inégalités entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadres supérieurs ou d’enseignants ont été simplement repoussées plus loin dans le cursus.
Parallèlement à l’élévation du taux de scolarisation, la structure de chaque niveau d’enseignement se complexifie avec l’apparition de nouvelles filières qui ne destinent véritablement pas au même avenir, or celles-ci sont socialement très clivées. Le poids des inégalités sociales dans les trajectoires scolaires ne s’est pas significativement allégé au fil des décennies, ce qui explique la forte persistante de la reproduction sociale. Les jeunes issus des classes populaires ont certes allongé leur durée de scolarité, ils sont surreprésentés dans les études courtes du supérieure et sous-représentés dans les filières nobles de l’université, dans les classes préparatoires et dans les grandes écoles. Les enfants de parents fortement dotés en ressources économiques et/ou culturelles se distinguaient autrefois par la longueur de leur durée d’études ; ils se distinguent aujourd’hui par le jeu des filières. Au final, malgré l’ampleur de la massification scolaire observé ces dernières décennies, les progrès en termes de démocratisation scolaire ont été limités ; les inégalités scolaires expliquent la persistance de la reproduction sociale ; au lieu de promouvoir la mobilité sociale, l’école a justifié la stratification sociale.
Dans le dernier chapitre, Camille Peugny propose certaines pistes pour désamorcer les mécanismes de reproduction. Il est essentiel de desserrer l’étau de la reproduction sociale aussi bien pour récompenser le mérite individuel que pour favoriser la justice social en enrayant la reproduction des inégalités. Un premier levier d’action serait de rendre l’école véritablement démocratique en rompant avec l’élitisme qui l’emplit. Les inégalités dans la réussite scolaire apparaissent dès les premières années de scolarité, se renforcent très rapidement et apparaissent comme puissamment cumulatives, or l’effort éducatif, selon les niveaux d’enseignement, est particulièrement déséquilibré, notamment en défaveur de l’enseignement primaire. Il est donc nécessaire d’agir au sein même de l’école maternelle et de l’école primaire, à cet instant précis où elles sont les moins fortes en recrutant davantage d’enseignants, en adaptant leur formation et en réduisant l’effectif des classes. Il est en outre essentiel de faire bénéficier aux étudiants à l’université des mêmes conditions d’études que les élèves en classe préparatoire.
Afin de rendre les conditions de naissance moins déterminantes pour la trajectoire socioprofessionnelle, il apparaît en outre nécessaire de multiplier les « moments d’égalité » au cours du cycle de vie, c’est-à-dire les moments de formation, ce qui passe par la réalisation d’une véritable « révolution culturelle » : la formation initiale ne doit plus apparaître comme le seul temps du cycle de formation. Peugny propose la mise en place d’un dispositif universel d’accès à la formation. Ce dispositif s’appuierait sur un financement public d’un certain nombre d’années de formation que chaque individu serait libre d’utiliser à partir de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Si par exemple chacun se voyait doter d’une soixantaine de bons, un individu ayant suivi trois années d’études dans le supérieur pourrait potentiellement suivre deux années supplémentaires de formation lors de sa vie professionnelle. Cette instauration de bons mensuels de formation pourrait se coupler d’une ouverture des droits sociaux aux jeunes précarisés qui seraient ni en formation, ni en emploi. Alors qu’ils sont aujourd’hui exclus du système de solidarité nationale, les jeunes pourraient ainsi gagner leur autonomie plus tôt et seraient moins exposés à la pauvreté et à la désaffiliation sociale. Ce plus grand accès des jeunes à la formation et à l’autonomie leur permettrait d’exprimer plus facilement leur potentiel et renforcerait leur sentiment de maîtriser leur propre vie, une condition essentielle pour qu’ils assument pleinement leur rôle de citoyen.