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26 novembre 2022 6 26 /11 /novembre /2022 09:01
Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ?

Après les tout premiers temps de la pandémie de Covid-19 et le retrait des mesures de confinement, la demande a fortement rebondi. Or, non seulement l’offre est déjà peu élastique en temps normal, mais elle s’est retrouvée en outre contrainte avec les résurgences épidémiques et le maintien de mesures sanitaires, qui ont continué de perturber les chaînes de valeur et déprimé, d’une façon ou d’une autre, l’offre de travail : certains ont dû réduire leurs temps de travail ou quitter la vie active, par exemple pour des raisons de santé ou en conséquence des perturbations du système scolaire et de l’offre de garde d’enfants. De plus, il y a eu un rééquilibrage de la demande entre les secteurs, notamment des biens vers les services. Les marchés du travail se sont retrouvés sous tensions, comme le suggère par exemple le niveau élevé atteint par les taux de postes vacants.

En conséquence, les taux d’inflation ont fortement augmenté à travers le monde depuis le début de l’année 2021 ; dans les pays développés, ils ont retrouvé des niveaux qu’ils n’avaient plus atteints depuis le début des années 1980 [Wyplosz, 2022]. Et la croissance des salaires nominaux a eu tendance à accélérer (cf. graphique 1).

GRAPHIQUE 1  Evolution des prix et salaires nominaux (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ?

Source : Alvarez et alii (2022)

Beaucoup s’inquiètent qu’une « boucle prix-salaires » (ou « spirale prix-salaires ») s’enclenche et entretienne l’emballement de l’inflation : l’inflation réduisant leur pouvoir d’achat, les travailleurs vont demander plus agressivement une revalorisation de leurs salaires nominaux, or une hausse de ces derniers accroît en retour les coûts de production des entreprises, poussant ces dernières à relever de nouveau leurs prix pour maintenir leurs profits [Debonneuil et Sterdyniak, 1984 ; Blanchard, 1986 ; Blanchard, 2022]. Hier encore, Philip Lane (2022), l’économiste en chef de la BCE a évoqué un tel scénario pour justifier une poursuite du resserrement de la politique monétaire dans la zone euro.

En effet, pour Domash et Summers (2022), la situation actuelle serait tout particulièrement propice à une boucle prix-salaires, dans la mesure où les données leur suggèrent que les taux de postes vacants constituent de puissants indicateurs avancés de l’inflation. En outre, certains, comme Olivier Blanchard (2022), redoutent que l’inflation soit devenue « saillante » : si les ménages et entreprises prêtent peu attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, il semble que ce ne soit plus le cas lorsqu’elle dépasse un certain seuil [Korenok et alii, 2022]. L’inflation aurait précisément dépassé ce seuil aux Etats-Unis : non seulement les chefs d’entreprise américains déclarent porter davantage leur attention sur les indicateurs d’inflation, mais ils déclarent en outre tenir compte davantage de ces derniers dans leurs décisions en matière de fixation des prix [Schwartzman et Waddel, 2022].

Plusieurs facteurs réduisent toutefois la probabilité que s’enclenche une boucle prix-salaires : tout d’abord, la source des pressions inflationnistes n’est pas domestique ; ensuite, les salaires réels diminuent et les politiques monétaires sont resserrées à travers le monde, ce qui tend à contenir l’inflation [FMI, 2022]. Certes le taux de postes vacants est à un niveau élevé, mais David Blanchflower et Alex Bryson (2022) estiment qu’il s’est révélé par le passé corrélé, non pas positivement, mais négativement avec la croissance des salaires. Celle-ci est surtout corrélée avec les taux de non-emploi et de sous-emploi, or ces derniers se maintiennent à des niveaux élevés, si bien qu’ils font pression à la baisse sur les salaires. De leur côté, Frederic Boissay et alii (2022) notent que la corrélation entre croissance des salaires et inflation a décliné au fil des décennies et qu’elle reste, malgré une récente hausse, à un faible niveau. En outre, l’environnement institutionnel s’avère moins propice à une boucle prix-salaire qu’il y a un demi-siècle : les salaires ont été désindexés de l’inflation et les taux de syndicalisation ont baissé, réduisant le pouvoir de négociation des salariés. 

Dans une nouvelle étude du FMI, Jorge Alvarez, John Bluedorn, Niels-Jakob Hansen, Youyou Huang, Evgenia Pugacheva et Alexandre Sollaci (2022) ont cherché à savoir dans quelle mesure les boucles prix-salaires ont été fréquentes par le passé et ce qui s’est produit dans leur sillage. Pour cela, ils ont étudié un large ensemble de pays développés pour la période remontant jusqu’aux années 1960. Ils qualifient de boucles prix-salaires les épisodes au cours desquels la croissance du taux d’inflation et des salaires nominaux accélère pendant trois trimestres parmi quatre trimestres d’affilée. En appliquant cette définition, ils identifient 79 épisodes de boucles prix-salaires. Ils confirment que ces derniers sont devenus moins fréquents au tournant des années 1980.

GRAPHIQUE 2  Part d’économies avec des prix et salaires nominaux en accélération (en %)

Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ?

Source : Alvarez et alii (2022)

Il se révèle bien dur de trouver des accélérations soutenues des salaires et des prix : parmi les épisodes de boucles prix-salaires qu’Alvarez et alii ont identifiés depuis les années 1960, seule une faible minorité a été suivie par une accélération des prix et salaires au-delà de huit trimestres. En général, après de tels épisodes, l’inflation et la croissance des salaires nominaux tendent à se stabiliser, de telle sorte que la croissance des salaires réels ne change guère (cf. graphique 3). L’un des épisodes exceptionnels a été celui des Etats-Unis au troisième trimestre 1973 : sous l’effet du premier choc pétrolier, l’économie américaine a connu cinq trimestres additionnels avant que l’inflation ne reflue, mais la croissance des salaires nominaux n’a pas pour autant augmenter, si bien que la croissance des salaires réels a chuté. 

GRAPHIQUE 3  Changements des variables macroéconomiques après les épisodes de prix et salaires en accélération

Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ?

Source : Alvarez et alii (2022)

Il est encore plus dur de trouver des épisodes où la croissance des salaires nominaux et des prix a été soutenue, mais où, comme aujourd’hui, les salaires réels ont chuté. Suite à de tels épisodes, il n’y a généralement pas eu de boucle prix-salaires : l’inflation a eu tendance à baisser et la croissance des salaires nominaux s’est accélérée, ce qui a d’ailleurs permis de compenser en partie la perte de salaires réels (cf. graphique 4). Ces épisodes ont été suivis par une plus forte croissance des salaires que dans les autres épisodes de l’échantillon, mais celle-ci a fini par se stabiliser. 

GRAPHIQUE 4  Changements des variables macroéconomiques après les épisodes similaires à celui de 2021

Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ?

Source : Alvarez et alii (2022)

L’un des épisodes exceptionnels a été celui du deuxième trimestre 1979 aux Etats-Unis. L’inflation américaine a alors augmenté immédiatement après, pendant quatre trimestres, avant de commencer à diminuer. Le taux de chômage a également davantage augmenté que lors des autres épisodes identifiés. Ces dynamiques tiennent au puissant resserrement de la politique monétaire de la Fed, avec Volcker à sa tête. La croissance des salaires nominaux a quant à elle stagné au cours de cette période, si bien que les salaires réels ont baissé, avant que ne reflue l’inflation.

En définitive, Alvarez et ses coauteurs concluent qu’une accélération des salaires nominaux ne signale pas nécessairement qu’une spirale prix-salaires est sur le point de s’enclencher. Par le passé, la croissance des salaires a pu s’accélérer et l’inflation revenir à de faibles niveaux.

 

Références

ALVAREZ, Jorge, John BLUEDORN, Niels-Jakob HANSEN, Youyou HUANG, Evgenia PUGACHEVA & Alexandre SOLLACI (2022), « Wage-price spirals: What is the historical evidence? », FMI, working paper, n° 22/221.

BLANCHARD, Olivier (1986), « The wage price spiral », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 101, n° 3.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economics (blog), 14 mars.

BLANCHFLOWER, David G., & Alex BRYSON (2022), « Recession and deflation? », IZA, discussion paper, n° 15695.

BOISSAY, Frederic, Fiorella DE FIORE, Deniz IGAN, Albert PIERRES-TEJADA & Daniel REES (2022), « Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral? », BRI, BIS Bulletin, n° 53.

DEBONNEUIL, Michèle, & Henri STERDYNIAK (1984), « La boucle prix-salaires dans l'inflation », in Revue économique, vol. 35, n° 2.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022), « How tight are U.S. labor markets? », NBER, working paper, n° 29739, février.

FMI (2022), « Wage dynamics post–COVID-19 and wage-price spiral risks », World Economic Outlook: Countering The Cost-of-Living Crisis, octobre.

GODIN, Romaric (2022), « Le FMI confirme que la boucle prix-salaires est d’abord un récit conservateur », Médiapart, 25 novembre.

KORENOK, Oleg, David MUNRO & Jiayi CHEN (2022), « Inflation and attention thresholds », GLO, discussion paper, n° 1175.

LANE, Philip (2022), « Inflation diagnostics », blog de la BCE, 25 novembre.

SCHWARTZMAN, Felipe, & Sonya Ravindranath WADDELL (2022), « Are firms factoring increasing inflation into their prices? », Federal Reserve Bank of Richmond, Economic Brief, n° 22-08.

WYPLOSZ, Charles (2022), « Que s’est-il passé avec l’inflation ? Une explication après coup », 30 septembre.

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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 15:16
Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

Après être restée à un faible niveau pendant près de quatre décennies, l’inflation a fortement augmenté aux Etats-Unis, comme dans bien d’autres pays, dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Le taux d’inflation américain était de 1,3 % fin 2020 ; il s’élevait à 8,2 % en septembre dernier.

GRAPHIQUE 1  Variation de l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis (en %)

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

L’inflation n’a véritablement commencé à augmenter qu’au début de l’année 2021. L’administration Biden adoptait alors un vaste plan de relance budgétaire, ce qui amena certains à redouter que l’économie américaine se retrouve en surchauffe [Summers, 2021 ; Blanchard, 2021]. La majorité des économistes considéraient toutefois initialement que cette hausse de l’inflation serait temporaire [Ball et alii, 2021 ; Gopinath, 2021]. Ce scénario apparaissant de moins en moins probable à mesure que la hausse persistait et que sa composante sous-jacente augmentait, la Réserve fédérale a fini par entamer, comme bien d’autres banques centrales, un cycle de resserrement monétaire. Ses responsables ont encore récemment évoqué un scénario d’« atterrissage en douceur » (soft landing) pour l’économie américaine : ils estiment qu’ils peuvent fortement rapprocher le taux d’inflation de sa cible, en l’occurrence les 2 %, sans accroître significativement le taux de chômage. Pour certains, en premier lieu Larry Summers, une telle désinflation est impossible sans une hausse bien plus élevée du taux de chômage [Domash et Summers, 2022a ; Blanchard, 2022 ; Domash et Summers, 2022b ; Blanchard et alii, 2022].

Laurence Ball, Daniel Leigh et Prachi Mishra (2022) ont étudié la hausse de l’inflation observée aux Etats-Unis depuis 2020. Ils ont décomposé l’inflation en deux composantes, d’une part, l’inflation sous-jacente et, d’autre part, l’inflation résiduelle, cette dernière fluctuant sous l’effet de chocs. Traditionnellement, l’inflation sous-jacente est mesurée en excluant de l’inflation globale la variation des prix des produits alimentaires et de l’énergie ; Ball et ses coauteurs lui préfèrent le taux d’inflation médiane, un indicateur qui évacue les amples variations de prix de certains secteurs.

Ball et ses coauteurs ont tout d’abord étudié le comportement de l’inflation sous-jacente. Pour cela, ils ont mesuré les tensions sur le marché du travail avec le ratio postes vacants sur chômage. Ils constatent que les niveaux élevés que cet indicateur a atteint en 2021 et en 2022 peuvent expliquer une partie significative de la hausse de l’inflation sous-jacente, en particulier durant l’année 2022. Le reste de la hausse de l’inflation sous-jacente s’explique par une forte transmission des chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente. Plusieurs mécanismes peuvent en effet contribuer à cette transmission. Il y a par exemple l’ajustement des salaires, évoqué notamment par Olivier Blanchard (2022) : la hausse du coût de la vie amène les travailleurs à réclamer de plus fortes revalorisations salariales. Pour Blanchard, cet effet serait particulièrement fort pour d’amples hausses d’inflation, dans la mesure où celles-ci se révèlent saillantes. Un autre mécanisme pour tenir au fait que les hausses des prix concernent les produits utilisés dans la production. Dans les deux cas, les coûts de production augmentent et les entreprises risquent de répercuter cette hausse sur leurs prix de vente. 

Ces premiers résultats expliquent pourquoi beaucoup, notamment les auteurs eux-mêmes, ont initialement considéré que la hausse de l’inflation serait temporaire. D’une part, les économistes ont tendance à jauger les tensions sur le marché du travail en considérant le seul taux de chômage ; ce dernier a certes diminué suite à la récession pandémique, mais il n’est pas pour autant passé en-dessous des niveaux d’avant-crise, si bien que cet indicateur ne suggérait pas d’emballement de l’inflation. Le ratio postes vacants sur chômage a, par contre, fortement augmenté depuis 2021. D’autre part, les économistes ont également ignoré les mécanismes de transmission qui peuvent propager les chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente.

Après avoir étudié l’inflation sous-jacente, Ball et ses coauteurs se sont penchés sur les chocs qui ont contribué à la hausse de l’inflation globale, que ce soit directement ou indirectement via la transmission à l’inflation sous-jacente. Ils concluent que trois facteurs expliquent l’essentiel de cette composante de l’inflation : la hausse des prix de l’énergie, les perturbations des chaînes de valeur et une hausse des prix dans les activités relatives à l’automobile. 

Ball et ses coauteurs décomposent alors la hausse de 6,9 points de pourcentage du taux d’inflation observée entre la fin 2020 et septembre 2022. Ils concluent que l’intensification des tensions sur le marché du travail explique 2,0 points de pourcentage de cette hausse, le relèvement des anticipations d’inflation 0,5 point de pourcentage et la combinaison des effets directs et de transmission des chocs touchant l’inflation globale 4,6 points de pourcentage.

Dans quelle mesure la relance budgétaire adoptée par l’administration Biden a contribué à cette hausse ? C’est bien celle-ci qui avait initialement amené Summers (2021) et Blanchard (2021) à craindre un emballement de l’inflation. Regis Barnichon et alii (2021) estimaient que celle-ci était effectivement susceptible d’alimenter l’inflation en contribuant à accroître le ratio postes vacants sur chômage, tandis qu’Oscar Jordà et alii (2022) ont conclu qu’elle contribue à expliquer pourquoi l’inflation a initialement augmenté plus vite aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Pour leur part, Ball et ses coauteurs estiment qu’elle expliquerait 40 % de la hausse de la hausse de l’inflation sous-jacente et un quart de la hausse de l’inflation globale qui ont été observées entre fin 2020 et septembre 2022. Il s’agit selon eux d’une estimation basse, dans la mesure où ils n’ont pris en compte que les effets de la relance budgétaire sur le ratio emplois vacants sur chômage. 

Enfin, Ball et ses coauteurs se sont tournés vers l’avenir en simulant la trajectoire future de l’inflation pour différentes trajectoires du taux de chômage. Selon les prévisions des responsables de la Réserve fédérale, le taux de chômage américain n’augmentera que légèrement, en atteignant 4,4 %. Ball et alii estiment que cette trajectoire du chômage ne ramènerait l’inflation à proximité de la cible de la Fed que si plusieurs hypothèses, concernant les anticipations d’inflation et la courbe de Beveridge, c’est-à-dire la relation entre taux de postes vacants et chômage, se vérifiaient ; si celles-ci se révélaient trop optimistes, le taux d’inflation devrait rester bien au-dessus des 2 %, à moins que le taux de chômage n’augmente davantage que ne le prévoit la Fed.

GRAPHIQUE 2  Courbe de Beveridge aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Il est malheureusement à craindre que ces hypothèses soient excessivement optimistes. Tout d'abord, comme le soulignent Blanchard et alii (2022), la courbe de Beveridge s’est éloignée de l’origine depuis la pandémie : elle était stable entre 2001 et 2009, puis elle s’est légèrement déplacée vers l’extérieur avec la crise financière avant de se stabiliser jusqu’à mars 2020 ; elle s’est davantage éloignée de l’origine dans le sillage de la pandémie (cf. graphique 2). Ainsi, ces derniers trimestres, les taux de chômage ont été proches de ceux observés avant la pandémie, mais ils sont désormais associés à des taux de postes vacants bien plus élevés. Reste à savoir si ce déplacement de la courbe de Beveridge est permanent ou non, d’où l’importance de comprendre ses causes. Pour Blanchard et ses coauteurs, il pourrait s’expliquer par la réallocation des travailleurs entre les entreprises ; Briggs (2022) évoque de son côté une moindre appétence des chômeurs à chercher un emploi. Il est possible que les phénomènes en cause, quels qu’ils soient, s’inversent, et ce aussi rapidement qu'ils soient apparus. Mais Blanchard et alii se montrent pessimistes : il n’y a jamais eu par le passé d’épisodes au cours desquels le taux de postes vacants ait significativement diminué sans que le taux de chômage ait fortement augmenté. 

GRAPHIQUE 3  Anticipations d'inflation à long terme aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Quant aux anticipations d’inflation, elles sont certes restées ancrées à un niveau faible et stable au cours de la pandémie et des premiers temps de la reprise, mais elles semblent être régulièrement révisées à la hausse depuis le début de l’année 2022. C’est notamment ce qu'indique le taux d’inflation anticipée à dix ans tiré de l’enquête menée auprès des prévisionnistes professionnels (Survey of Professional Forecasters) : celui-ci est passé de 2,2 % à 2,8 % entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième trimestre 2022, revenant à des niveaux qui n’avaient plus été enregistrés depuis la fin des années 1990 (cf. graphique 3). Reste à savoir si les actions de la Réserve fédérale suffiront à contenir les anticipations d’inflation ou si ces dernières amorcent un véritable désancrage.

Aussi bien le déplacement de la courbe de Beveridge que la révision à la hausse des anticipations d’inflation augmentent le coût en emplois de la désinflation. En définitive, Ball et ses coauteurs rejoignent Blanchard et Summers en estimant que Fed aurait à freiner davantage l’activité économique si elle désire vraiment ramener l’inflation à proximité de sa cible.

 

Références

BALL, Laurence, Gita GOPINATH, Daniel LEIGH, Prachi MISHRA & Antonio SPILIMBERGO (2021), « US inflation: Set for take-off? », VoxEU.org, 7 mai.

BALL, Laurence, Daniel LEIGH & Prachi MISHRA (2022), « Understanding U.S. inflation during the COVID era », NBER, working paper, n° 30613, octobre.

BARNICHON, Regis, Luiz E. OLIVEIRA & Adam H. SHAPIRO (2021), « Is the American Rescue Plan taking us back to the ’60s? », FRBSF Economic Letter, n° 2021-27, octobre.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economics (blog), 18 février.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economics (blog), 14 mars.

BLANCHARD, Olivier, Alex DOMASH & Lawrence H. SUMMERS (2022), « Bad news for the Fed from the Beveridge space », PIIE, policy brief, n° 22-7, juillet.

BRIGGS, Joseph (2022), « The Beveridge curve debate: Has match efficiency really declined? », Goldman Sachs, 7 août. 

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022a), « How tight are U.S. labor markets? », NBER, working paper, n° 29739, février.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022b), « A labor market view on the risks of a U.S. hard landing », NBER, working paper, n° 29910, avril.

GOPINATH, Gita (2022), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », FMI, 19 février.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

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27 mai 2022 5 27 /05 /mai /2022 15:19
Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Depuis les années 1980, l’inflation a eu tendance non seulement à être de plus en plus faible, mais aussi à être de moins en moins volatile [FMI, 2013]. A partir des années 2000, l’inflation est restée faible et stable dans les pays développés malgré d’amples fluctuations de l’activité : la Grande Récession ne s’est guère accompagnée d’une déflation, tout comme la reprise subséquente ne s’est guère accompagnée d’une forte inflation. 

Pour beaucoup, la courbe de Phillips est tout simplement « morte ». Et pour certains, ce sont les banques centrales elles-mêmes qui l’ont « tuée » : elles se seraient davantage concentrées sur la lutte contre l’inflation, si bien que la plus grande crédibilité qu’elles en ont tirée leur a permis d’être plus efficaces dans cette lutte. Les banques centrales auraient tellement bien su stabiliser les anticipations d’inflation et l’inflation que celles-ci seraient finalement devenues insensibles au cycle. Pour les nouveaux keynésiens, cette explication est la plus évidente, dans la mesure où ils n’ont pas abandonné des monétaristes l’idée que l’inflation est avant tout un phénomène monétaire. Mais il y a d’autres interprétations, d’autres « suspects ».

Pour David Ratner et Jae Sim (2022), dans une étude que vient de publier la Réserve fédérale, la désinflation et l’aplatissement de la courbe de Phillips tiennent à l’érosion du pouvoir de négociation des travailleurs à partir des 1980, sous l’effet de l’adoption de politiques de flexibilisation du marché du travail et de l’érosion du syndicalisme (cf. graphique). La corrélation est claire. Reste alors à démonter qu’il y a effectivement lien de causalité, sans oublier qu’elle peut également aller dans l’autre sens : une moindre inflation réduit les incitations des travailleurs à se syndiquer et à se mobiliser pour réclamer une hausse des salaires nominaux.

GRAPHIQUE  Taux de syndicalisation au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (en %)

Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Ratner et Sim proposent alors une courbe de Phillips « kaleckienne », dont la pente dépend étroitement du pouvoir de négociation des syndicats : la courbe de Phillips serait d’autant plus plate que le pouvoir de négociation des syndicats est faible. Ils la qualifient de « kaleckienne », car elle s’appuie sur l’idée post-keynésienne que l’inflation constitue avant tout un phénomène distributionnel, découlant des rapports de force dans la répartition des revenus, en particulier entre travailleurs et capitalistes. Dans cette optique, s’il y a eu peu de pressions inflationnistes ces dernières, c’est avant tout parce que les travailleurs ont un faible pouvoir de négociation, et ce même si le taux de chômage est extrêmement faible. Il n’y a donc pas eu de « déflation manquante » ou d’« inflation manquante » lors de la Grande Récession et sa subséquente reprise, puisqu’une courbe de Phillips kaleckienne n’amène pas à prédire un changement dans le rythme de l’inflation si le pouvoir de négociation des syndicats ne change guère. 

Développant leur courbe de Phillips kaleckienne dans un modèle d’équilibre général, Ratner et Sim analysent les conséquences du passage d’une situation où le rapport de force entre travailleurs et firmes est équilibré à une situation où les firmes sont en position de force. Ils concluent qu’un tel bouleversement peut expliquer près de 90 % de la réduction de la volatilité de l’inflation sans un quelconque changement de politique monétaire. En outre, un tel rééquilibrage du rapport de force n’explique pas seulement la faiblesse et la moindre volatilité de l’inflation : l’érosion du syndicalisme a réduit la part des rentes de monopole appropriées par les travailleurs, ce qui contribue à expliquer à la fois la baisse de la part du revenu allant au travail et la hausse de la part du profit que l’on a pu observer depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis [Karabarbounis et Neiman, 2014 ; Barkai, 2020 ; De Loecker et alii, 2020].

Ratner et Sim ont estimé leur courbe de Phillips en utilisant les données relatives aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Entre 1961 et 1980, avant l’arrivée de Reagan au pouvoir, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait à 0,52 aux Etats-Unis ; au Royaume-Uni, il s’élevait à 0,54 entre 1961 et 1978, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir. Autrement dit, le rapport de force entre travailleurs et entreprises était assez équilibré dans les deux pays. Par contre, après l’ère Reagan et l’ère Thatcher, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait respectivement à 0,92 et 1 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce qui suggère que le rapport de force s’est entièrement rééquilibré au profit des entreprises. Ce constat est cohérent avec l’idée d’une courbe de Phillips « plate ». 

Ratner et Sim ne remettent pas seulement en cause l’idée que l’inflation est un phénomène monétaire plutôt que distributionnel. Ce faisant, ils remettent notamment en question l’idée, largement dominante, que la forte désinflation du début des années 1980 s’expliquerait par le fort resserrement de la politique monétaire opéré par Volcker ; si celui-ci a eu un effet, c'est certainement via ses effets sur l'activité économique plutôt que sur la quantité de monnaie en circulation.

En soulignant le rôle de la répartition, cette étude apporte un éclairage bienvenu sur l'un des mécanismes de l'inflation que la littérature orthodoxe ont négligé ces dernières décennies, alors même que l'on cherche à comprendre l'actuelle poussée d'inflation pour la maîtriser. Mais elle ne fait que redécouvrir (une partie) des idées développée depuis bien longtemps par les post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Comme le notait Jeremy Rudd (2022) dans une autre étude publiée en même temps par Réserve fédérale, notre savoir quant au fonctionnement de l'économie et notamment de l'inflation n'a finalement guère progressé depuis les années 1960.

 

Références

BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in The Journal of Finance, vol. 75, n° 5.

DE LOECKER, Jan, Jan EECKHOUT & Gabriel UNGER (2020), « The rise of market power and the macroeconomic implications », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping? », in World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, chapitre 3, avril.

KALECKI, Michal (1971), Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy 1933-1970, Cambridge University Press.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L'Economie post-keynésienne, La Découverte.

RATNER, David, & Jae SIM (2022), « Who killed the Phillips curve? A murder mystery », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-028.

RUDD, Jeremy B. (2022), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

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