Après les tout premiers temps de la pandémie de Covid-19 et le retrait des mesures de confinement, la demande a fortement rebondi. Or, non seulement l’offre est déjà peu élastique en temps normal, mais elle s’est retrouvée en outre contrainte avec les résurgences épidémiques et le maintien de mesures sanitaires, qui ont continué de perturber les chaînes de valeur et déprimé, d’une façon ou d’une autre, l’offre de travail : certains ont dû réduire leurs temps de travail ou quitter la vie active, par exemple pour des raisons de santé ou en conséquence des perturbations du système scolaire et de l’offre de garde d’enfants. De plus, il y a eu un rééquilibrage de la demande entre les secteurs, notamment des biens vers les services. Les marchés du travail se sont retrouvés sous tensions, comme le suggère par exemple le niveau élevé atteint par les taux de postes vacants.
En conséquence, les taux d’inflation ont fortement augmenté à travers le monde depuis le début de l’année 2021 ; dans les pays développés, ils ont retrouvé des niveaux qu’ils n’avaient plus atteints depuis le début des années 1980 [Wyplosz, 2022]. Et la croissance des salaires nominaux a eu tendance à accélérer (cf. graphique 1).
GRAPHIQUE 1 Evolution des prix et salaires nominaux (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)
Source : Alvarez et alii (2022)
Beaucoup s’inquiètent qu’une « boucle prix-salaires » (ou « spirale prix-salaires ») s’enclenche et entretienne l’emballement de l’inflation : l’inflation réduisant leur pouvoir d’achat, les travailleurs vont demander plus agressivement une revalorisation de leurs salaires nominaux, or une hausse de ces derniers accroît en retour les coûts de production des entreprises, poussant ces dernières à relever de nouveau leurs prix pour maintenir leurs profits [Debonneuil et Sterdyniak, 1984 ; Blanchard, 1986 ; Blanchard, 2022]. Hier encore, Philip Lane (2022), l’économiste en chef de la BCE a évoqué un tel scénario pour justifier une poursuite du resserrement de la politique monétaire dans la zone euro.
En effet, pour Domash et Summers (2022), la situation actuelle serait tout particulièrement propice à une boucle prix-salaires, dans la mesure où les données leur suggèrent que les taux de postes vacants constituent de puissants indicateurs avancés de l’inflation. En outre, certains, comme Olivier Blanchard (2022), redoutent que l’inflation soit devenue « saillante » : si les ménages et entreprises prêtent peu attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, il semble que ce ne soit plus le cas lorsqu’elle dépasse un certain seuil [Korenok et alii, 2022]. L’inflation aurait précisément dépassé ce seuil aux Etats-Unis : non seulement les chefs d’entreprise américains déclarent porter davantage leur attention sur les indicateurs d’inflation, mais ils déclarent en outre tenir compte davantage de ces derniers dans leurs décisions en matière de fixation des prix [Schwartzman et Waddel, 2022].
Plusieurs facteurs réduisent toutefois la probabilité que s’enclenche une boucle prix-salaires : tout d’abord, la source des pressions inflationnistes n’est pas domestique ; ensuite, les salaires réels diminuent et les politiques monétaires sont resserrées à travers le monde, ce qui tend à contenir l’inflation [FMI, 2022]. Certes le taux de postes vacants est à un niveau élevé, mais David Blanchflower et Alex Bryson (2022) estiment qu’il s’est révélé par le passé corrélé, non pas positivement, mais négativement avec la croissance des salaires. Celle-ci est surtout corrélée avec les taux de non-emploi et de sous-emploi, or ces derniers se maintiennent à des niveaux élevés, si bien qu’ils font pression à la baisse sur les salaires. De leur côté, Frederic Boissay et alii (2022) notent que la corrélation entre croissance des salaires et inflation a décliné au fil des décennies et qu’elle reste, malgré une récente hausse, à un faible niveau. En outre, l’environnement institutionnel s’avère moins propice à une boucle prix-salaire qu’il y a un demi-siècle : les salaires ont été désindexés de l’inflation et les taux de syndicalisation ont baissé, réduisant le pouvoir de négociation des salariés.
Dans une nouvelle étude du FMI, Jorge Alvarez, John Bluedorn, Niels-Jakob Hansen, Youyou Huang, Evgenia Pugacheva et Alexandre Sollaci (2022) ont cherché à savoir dans quelle mesure les boucles prix-salaires ont été fréquentes par le passé et ce qui s’est produit dans leur sillage. Pour cela, ils ont étudié un large ensemble de pays développés pour la période remontant jusqu’aux années 1960. Ils qualifient de boucles prix-salaires les épisodes au cours desquels la croissance du taux d’inflation et des salaires nominaux accélère pendant trois trimestres parmi quatre trimestres d’affilée. En appliquant cette définition, ils identifient 79 épisodes de boucles prix-salaires. Ils confirment que ces derniers sont devenus moins fréquents au tournant des années 1980.
GRAPHIQUE 2 Part d’économies avec des prix et salaires nominaux en accélération (en %)
Source : Alvarez et alii (2022)
Il se révèle bien dur de trouver des accélérations soutenues des salaires et des prix : parmi les épisodes de boucles prix-salaires qu’Alvarez et alii ont identifiés depuis les années 1960, seule une faible minorité a été suivie par une accélération des prix et salaires au-delà de huit trimestres. En général, après de tels épisodes, l’inflation et la croissance des salaires nominaux tendent à se stabiliser, de telle sorte que la croissance des salaires réels ne change guère (cf. graphique 3). L’un des épisodes exceptionnels a été celui des Etats-Unis au troisième trimestre 1973 : sous l’effet du premier choc pétrolier, l’économie américaine a connu cinq trimestres additionnels avant que l’inflation ne reflue, mais la croissance des salaires nominaux n’a pas pour autant augmenter, si bien que la croissance des salaires réels a chuté.
GRAPHIQUE 3 Changements des variables macroéconomiques après les épisodes de prix et salaires en accélération
Source : Alvarez et alii (2022)
Il est encore plus dur de trouver des épisodes où la croissance des salaires nominaux et des prix a été soutenue, mais où, comme aujourd’hui, les salaires réels ont chuté. Suite à de tels épisodes, il n’y a généralement pas eu de boucle prix-salaires : l’inflation a eu tendance à baisser et la croissance des salaires nominaux s’est accélérée, ce qui a d’ailleurs permis de compenser en partie la perte de salaires réels (cf. graphique 4). Ces épisodes ont été suivis par une plus forte croissance des salaires que dans les autres épisodes de l’échantillon, mais celle-ci a fini par se stabiliser.
GRAPHIQUE 4 Changements des variables macroéconomiques après les épisodes similaires à celui de 2021
Source : Alvarez et alii (2022)
L’un des épisodes exceptionnels a été celui du deuxième trimestre 1979 aux Etats-Unis. L’inflation américaine a alors augmenté immédiatement après, pendant quatre trimestres, avant de commencer à diminuer. Le taux de chômage a également davantage augmenté que lors des autres épisodes identifiés. Ces dynamiques tiennent au puissant resserrement de la politique monétaire de la Fed, avec Volcker à sa tête. La croissance des salaires nominaux a quant à elle stagné au cours de cette période, si bien que les salaires réels ont baissé, avant que ne reflue l’inflation.
En définitive, Alvarez et ses coauteurs concluent qu’une accélération des salaires nominaux ne signale pas nécessairement qu’une spirale prix-salaires est sur le point de s’enclencher. Par le passé, la croissance des salaires a pu s’accélérer et l’inflation revenir à de faibles niveaux.
Références
LANE, Philip (2022), « Inflation diagnostics », blog de la BCE, 25 novembre.