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21 janvier 2024 7 21 /01 /janvier /2024 16:27

Le fait que le salaire tende à être d'autant plus élevé que l'on s'élève dans l'échelle des diplômés a été dûment établi. 

La théorie du capital humain initiée par Gary Becker (1964) propose une interprétation de cette observation. Selon elle, l’éducation est un véritable investissement : elle permet aux individus d’accroître leurs rémunérations futures en devenant plus productifs. En l’occurrence, plus un individu fait d’études, plus il accumule de savoirs et savoir-faire, plus il augmente son efficacité au travail, plus il augmente le salaire qu’il est susceptible de gagner une fois embauché. Cela dit, un individu n’a peut-être pas intérêt à allonger indéfiniment ses études en raison de l’existence de coûts : ces derniers incluent notamment les frais d’inscription, les coûts de logement, les coûts psychologiques du stress occasionné par les examens, mais aussi le coût d’opportunité que représente le fait que l’individu se prive d’un salaire immédiat lorsqu’il étudie. L’agent beckerien, arbitrant entre gains et coûts, allongera ses études tant que le gain (en termes de salaires) d’une année supplémentaire d’études fait plus que compenser les coûts de celle-ci.

Jacob Mincer (1958, 1974) a proposé une équation pour calculer le taux de rendement moyen d’une année d’éducation supplémentaire en reliant le logarithme du salaire à la durée de la formation initiale, mais aussi à l’expérience professionnelle. En effet, les individus accumulent également des compétences en travaillant : c’est l’apprentissage par la pratique (learning-by-doing). Or, il y a une corrélation négative entre niveau d’éducation et d’expérience professionnelle : ceux qui finissent le plus tôt leurs études tendent à être ceux qui ont le plus d’expérience professionnelle.

Une fois celle-ci prise en compte, les estimations tirées de l’équation de Mincer suggèrent d’importants rendements à l’éducation. Ces derniers seraient de l’ordre de 5 à 8 % par année d’études dans les pays développés, mais de 10 à 14 % dans les pays en développement [Behaghel et alii, 2023]. Dans le cas français, Marion Selz et Claude Thélot (2006) obtiennent de telles grandeurs. Ils notent aussi une baisse au fil des décennies du taux de rendement moyen d’une année d’études : celui-ci était de 9 à 9,5 % au milieu des années 1960, mais de 6 à 6,5 % au début des années 2000.

La littérature tend à confirmer la corrélation positive entre durée des études et salaires, mais corrélation n’implique pas forcément causalité. En l’occurrence, elle ne prouve pas qu’un allongement supplémentaire des études entraîne une hausse de la rémunération en rendant les individus plus efficaces au travail. S’il y a causalité, celle-ci peut opérer dans l’autre sens : les individus font peut-être d’autant plus d’études qu’ils sont (initialement) efficaces au travail. En l’occurrence, selon Michael Spence (1973), les compétences transmises par l’institution scolaire ne sont peut-être pas utiles dans le monde du travail, si bien qu’un allongement des études n’augmente pas vraiment l’efficacité au travail. En revanche, l’obtention du diplôme permettrait aux individus les plus efficaces de « signaler » leur efficacité aux potentiels employeurs. En effet, le marché du travail est affecté par une asymétrie d’information : les employeurs ne peuvent clairement distinguer les travailleurs efficaces des travailleurs inefficaces. Les travailleurs efficaces se lancent dans une activité laborieuse pour montrer qu’ils sont capables et déterminés : ils font des études. Ainsi, l’école, agissant tel un « filtre », évaluerait davantage les compétences qu’elle n’en transmet [Arrow, 1973 ; Stiglitz, 1975].

La théorie du signal s’oppose à la théorie du capital humain, mais elles ne s’excluent pas l’une l’autre : il n’est pas impossible que les études offrent des compétences utiles au travail tout en permettant aux plus efficaces de signaler leur efficacité. Plus largement, il est fort probable que ceux qui font le plus d’études ne sont pas n’importe qui : ils sont certainement différents de ceux qui font le moins d’études. Dans tous les cas, si les individus initialement les plus efficaces tendent à faire plus d’études que les autres, alors les rendements de l’éducation obtenus par l’équation de Mincer sont surestimés. 

De nombreux travaux ont ainsi cherché à estimer l’effet causal d’une année supplémentaire d’éducation sur les rémunérations en recourant à divers stratagèmes. Une partie de la littérature a cherché à observer des individus susceptibles d’avoir des capacités similaires, de façon à ce que les éventuelles différences de salaires gagnées lors de la vie active puissent être attribuées aux différences dans la durée des études. Ainsi, certains ont observé les trajectoires scolaires et professionnelles de frères et sœurs, en particulier de jumeaux monozygotes [Ashenfelter et Krueger, 1994 ; Ashenfelter et Rouse, 1998].

Les économistes se sont surtout appuyés sur des expériences naturelles pour déterminer le rendement causal de l’éducation. Par exemple, Joshua Angrist et Alan Krueger (1991) se sont appuyés sur le constat que les individus nés en début d’année tendent à faire moins d’études que ceux nés plus tard dans la même année. Mais ce que les économistes étudient surtout, ce sont des événements qui touchent des cohortes entières. Par exemple, Eric Maurin et Sandra McNally (2008) se sont penchés sur les conséquences de l’année 1968 en France : avec les mouvements sociaux de mai et de juin, une proportion inhabituellement forte d’élèves a obtenu son baccalauréat ou son diplôme du supérieur cette année-là. 

Les changements dans les durées obligatoires de scolarisation constituent l’expérience naturelle privilégiée. Par exemple, Philip Oreopoulos (2006) s’est penché sur l’allongement de la durée de scolarisation obligatoire au Royaume-Uni au sortir de la Seconde Guerre mondiale : alors que l’âge de fin de scolarité obligatoire était jusqu’alors de 14 ans, celle-ci est repoussée à 15 ans en 1947. La première cohorte à être concernée par la nouvelle loi a fait en moyenne un semestre d’études en plus que la dernière cohorte à avoir pu quitter l’école à 14 ans, or il n’est guère vraisemblable que ces deux cohortes successives présentent des capacités différentes. Alors que le salaire tend généralement à augmenter légèrement d’une cohorte à l’autre, Oreopoulos a  observé un bond du salaire entre la dernière cohorte à avoir pu arrêter ses études à 14 ans et la première cohorte qui a dû attendre 15 ans pour arrêter les études. De son côté, Julien Grenet (2013) a observé les effets du passage à 16 ans de l’âge de fin de scolarité en Angleterre et en France. Il observe suite à celui-ci une hausse des salaires horaires dans le cas anglais, mais non dans le cas français. Cela s’explique selon lui par le fait que la réforme a entraîné une baisse de la part d’individus sans diplôme en Angleterre, mais non en France. 

Gregory Clark et Christian Alexander Abildgaard Nielsen (2024) ont réalisé une méta-analyse à partir de 66 estimations tirées de 44 études utilisant une expérience naturelle comme le recul de l’âge de fin de la scolarité obligatoire ou d’âge minimal pour travailler, notamment les travaux d’Oreopoulos (2006) et de Grenet (2013) cités ci-dessus. La majorité de ces études trouvent de substantiels gains à l’éducation : le rendement moyen d’une année supplémentaire d’éducation est de 8,5 %.

GRAPHIQUE 1  Rendement de l’éducation : taille de l’estimation versus erreur-type

Les études rapportent-elles vraiment ?

Mais Clark et Nielsen constatent aussi la présence de larges biais dans la distribution des rendements rapportés. Il apparaît tout d’abord un lien entre la taille des effets estimés et l'ampleur de l'erreur-type (cf. graphique 1). Les études sont plus susceptibles d’être publiées lorsqu’elles rapportent une estimation de rendement significativement différente de zéro ; ce constat fait écho à celui d’une « pénalité du résultat nul » (null result penalty) relevé par Felix Chopra et alii (2024), selon lequel les travaux rapportant des résultats non significatifs sont considérés comme de moindre qualité et moins publiables que les autres.

GRAPHIQUE 2  Fréquences relatives des estimations de rendement

Les études rapportent-elles vraiment ?

En outre, les études rapportant des estimations négatives du rendement n’ont guère de chances d'être publiées. Il apparaît notamment que les estimations de rendement sont fortement biaisées vers le haut (cf. graphique 2). Une fois l’omission de ces études corrigée, Clark et Nielsen concluent que les rendements moyens d’une année supplémentaire d’étude sont proches de zéro. 

 

Références

ANGRIST, Joshua D., & Alan B. KRUEGER (1991), « Does compulsory school attendance affect schooling and earnings? », in Quarterly Journal of Economics, vol. 106, n° 4.

ARROW, Kenneth J. (1973), « Higher education as a filter », in Journal of Public Economics, vol. 3.

ASHENFELTER, Orley, & Alan B. KRUEGER (1994), « Estimates of the economic return to schooling from a new sample of twins », in American Economic Review, vol. 84, n° 5.

ASHENFELTER, Orley, Colm HARMON, & Hessel OOSTERBEEK (1999), « A review of estimates of the schooling earnings relationship, with tests for publication bias », in Labour Economics, vol. 6, n° 4.

ASHENFELTER, Orley, & Cecilia ROUSE (1998), « Income, schooling and ability: Evidence from a new sample of identical twins », in Quarterly Journal of Economics, vol. 113, n° 1.

BECKER, Gary (1964), Human Capital, New York, NBER.

BEHAGHEL, Luc, Julien GRENET & Marc GURGAND (2023), Économie de l'éducation, La Découverte.

CARD, David (1999), « The causal effect of education on earnings », in Ashenfelter, Orley & David Card (dir.), Handbook of labor economics, vol. 3A. Elsevier.

CHOPRA, Felix, Ingar HAALAND, Cristopher ROTH & Andreas STEGMANN (2024), « The null result penalty », in The Economic Journal, vol. 134, n° 657.

CLARK, Gregory, & Christian Alexander Abildgaard NIELSEN (2024), « The returns to education: A meta-study », CEPR, discussion paper, n° 18769.

GRENET, Julien (2013), « Is extending compulsory schooling alone enough to raise earnings? Evidence from French and British compulsory schooling laws », in The Scandinavian Journal of Economics, vol. 115, n° 1. https://www.jstor.org/stable/23356999

MAURIN, Eric, & Sandra MCNALLY (2008), « Vive la révolution! Long‐term educational returns of 1968 to the angry students », in Journal of Labor Economics, vol. 26, n° 1.

MINCER, Jacob A. (1958), « Investment in human capital and personal income distribution », in Journal of Political Economy, vol. 66, n° 4.

MINCER, Jacob A. (1974), Schooling, Experience, and Earnings, NBER.

OREOPOULOS, Philip (2006), « Estimating average and local average treatment effects of education when compulsory schooling laws really matter », in American Economic Review, vol. 96, n° 1.

SELZ, Marion, & Claude THELOT (2006), « L'évolution de la rentabilité salariale de la formation initiale et de l'expérience en France depuis trente-cinq ans », in Population, vol. 59, n° 1.

SPENCE, Michael (1973), « Job market signaling », in Quarterly Journal of Economics, vol. 87, n° 3.

STIGLITZ, Joseph E. (1975), « The theory of screening, education, and the distribution of income », in The American Economic Review, vol. 65, n° 3.

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