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12 mars 2022 6 12 /03 /mars /2022 17:52
La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

La mondialisation est susceptible d’affecter les inégalités de revenu via ses effets sur la fiscalité. Comme le notait déjà Adam Smith, l’ouverture aux échanges commerciaux risque de contraindre les gouvernements à réduire l’imposition des facteurs de production les plus mobiles, en l’occurrence le capital et le travail qualifié, et ainsi les amener à chercher à transférer le fardeau fiscal sur les travailleurs les moins qualifiés [Bates et alii, 1985 ; Rodrik, 1997].

Peter Egger et alii (2019) avaient montré que la mondialisation semblait effectivement avoir eu pour effet de réduire la progressivité de l’imposition du travail dans les pays de l’OCDE ces dernières décennies : à partir de 1994, la fiscalité des revenus du travail s’est alourdie pour les classes moyennes, alors qu’elle s’est allégée pour les travailleurs les mieux rémunérés.

Dans un nouveau document de travail du NBER, Pierre Bachas, Matthew Fisher-Post, Anders Jensen et Gabriel Zucman (2022) ont cherché à davantage éclairer les effets de la mondialisation sur la taxation relative du travail et du capital. Pour le déterminer, ils se sont appuyés sur les données tirées des comptabilités nationales et des statistiques relatives aux recettes fiscales pour construire une nouvelle base de données des taux d’imposition effectifs couvrant 156 pays pour la période allant de 1965 à 2018. Celle-ci capture tous les impôts payés au niveau national, en l’occurrence les impôts sur le revenu des entreprises, les impôts sur le revenu des particuliers, les impôts sur la propriété, les taxes sur l’héritage, les taxes sur la consommation et d'autres impôts indirects.

GRAPHIQUE 1  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital au niveau mondial (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

En analysant leur base de données, Bachas et ses coauteurs mettent en avant plusieurs faits. Tout d’abord, au niveau mondial, il apparaît que les taux d’imposition effectifs sur le capital et le travail ont convergé depuis les années 1960 (cf. graphique 1). Cette convergence s’explique par la hausse de 10 points de pourcentage de l’imposition du travail et par la baisse de 5 points de pourcentage de l’imposition du capital. La réduction de l’imposition du capital tient à la baisse des taux d’imposition effectifs des profits des entreprises : proches de 30 % dans les années 1960, ils étaient inférieurs à 20 % à la fin des années 2010. Quant à la hausse des taux d’imposition du travail, elle s’explique avant tout par l’accroissement des impôts prélevés sur les salaires.  

GRAPHIQUE 2  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à haut revenu (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

Pays développés et pays en développement n’ont pas connu les mêmes évolutions de la fiscalité. La baisse de l’imposition du capital est concentrée parmi les pays à haut revenu : les taux effectifs d’imposition du capital y sont en effet passés de 40 % dans les années 1960 à environ 30 % en 2018 (cf. graphique 2). La taxation du capital a au contraire eu tendance à s’alourdir dans les pays à bas revenu et à revenu intermédiaire depuis les années 1990, mais le niveau de taxation du capital y était initialement faible (cf. graphique 3). En l’occurrence, les taux d’imposition effectifs du capital y sont passés de 10 % à 20 % entre les années 1990 et 2018. Cette hausse s’est concentrée dans les plus grandes économies émergentes. En effet, par exemple, le taux d’imposition effectif du capital est passé entre 1995 et 2018 de 10 % à 30 % en Chine, de 18 % à 28 % au Brésil, de 7 % à 11 % en Inde et de 5 % à 10 % au Mexique.

GRAPHIQUE 3  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à bas revenu et les pays à revenu intermédiaire (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

Une fois ces faits établis, Bachas et ses coauteurs ont cherché à les expliquer, notamment en s’appuyant sur des études d’événements et des méthodes de contrôle synthétique pour créer des contrefactuels. Ils estiment que la plus forte imposition du capital dans les pays en développement peut s’expliquer par un effet bénéfique de la mondialisation sur la capacité fiscale : l’ouverture aux échanges internationaux s’est traduite par une concentration de l’activité économique dans les structures formelles, or il est plus facile de taxer le capital au sein de celles-ci.

L’accroissement de la capacité fiscale n’est toutefois pas le seul effet qu’exerce la mondialisation sur la fiscalité. En l’occurrence, l’intégration économique tend également à réduire les taux d’imposition statutaires en intensifiant la concurrence fiscale et en créant de nouvelles opportunités pour l’évitement fiscal. Ces deux effets n’opèrent pas dans le même sens. Dans les pays à haut revenu, c’est l’effet associé à la plus forte concurrence fiscale qui a dominé et ainsi entraîné une baisse de l’imposition du capital. Dans les pays en développement, cet effet a été dominé par celui associé à l’effet d'accroissement de la capacité fiscale, ce qui a permis d’y accroître l’imposition du capital.

 

Références

BACHAS, Pierre, Matthew H. FISHER-POST, Anders JENSEN & Gabriel ZUCMAN (2022), « Globalization and factor income taxation », NBER, working paper, n° 29819.

BATES, Robert, & Da-Hsiang Donald LIEN (1985), « A note on taxation, development and representative government », in Politics and Society, vol. 14, n° 1.

EGGER, Peter, Sergey NIGAI, Nora STRECKER (2019), « The taxing deed of globalization », in American Economic Review, vol. 109, n° 2.

RODRIK, Dani (1997), « Trade, social insurance, and the limits to globalization », in NBER, working paper, n° 5905.

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6 juin 2021 7 06 /06 /juin /2021 15:24
L’allègement de la fiscalité des entreprises stimule-t-il la croissance ?

Ces quatre dernières décennies ont été marquées par une tendance à l’allègement de la fiscalité des entreprises à travers le monde. Ces dernières années, la fiscalité des entreprises s’est trouvée au centre des débats de politique économique outre-Atlantique. En effet, l’administration Trump a accordé d’amples baisses d’impôts aux entreprises, afin de les inciter à investir et à relocaliser leur production aux Etats-Unis [Mertens, 2018 ; Kopp et alii, 2019]. Ces tout derniers mois, l’administration Biden a au contraire cherché à alourdir l’imposition des entreprises, notamment pour financer un surcroît d’investissements publics, ce qui l’a notamment amené à relancer le projet d’introduction d’un taux mondial d’imposition pour les sociétés. La question de la fiscalité des entreprises a bien sûr été évoquée dans les autres pays, notamment ces derniers temps, dans le sillage de la pandémie et des plans de soutien ou de relance qui ont été adoptés lors de celle-ci.

Les gouvernements ont généralement accordé ces baisses d’impôts avec pour objectif affiché de stimuler la croissance économique, mais beaucoup ont critiqué ces mesures fiscales : les détracteurs soulignent qu’elles pourraient ne guère avoir d’effet sur l’activité des entreprises, voire qu’elles pourraient se révéler contre-productives, en contribuant à détériorer les finances publiques et en incitant les gouvernements à réduire certaines de leurs dépenses bénéfiques à la croissance, par exemple leurs investissements dans les infrastructures ou les services publics. 

Les modèles de croissance les plus couramment utilisés ont de prime abord tendance à suggérer un impact nul ou négatif de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique. Dans les modélisations néoclassiques à la Solow (1956), la fiscalité des firmes n’a guère d’effet sur la croissance à long terme, dans la mesure où elle n’affecte pas le taux de croissance à l’état stationnaire, qui dépend étroitement d’un progrès technique supposé exogène ; par contre, l’imposition des revenus du capital peut nuire à la croissance et au niveau de revenu par tête à l’état stationnaire et ralentir la transition vers un nouvel équilibre. Dans les modèles de croissance endogène, où la croissance économique dépend étroitement des choix réalisés par les agents économiques, la fiscalité des entreprises est susceptible d’avoir un effet bien plus significatif, dans la mesure où elle risque de modifier leurs incitations à investir. En l’occurrence, une hausse des taux d’imposition des entreprises est susceptible de décourager l’investissement, que ce soit dans l’accumulation même du capital ou dans l’innovation, en augmentant le coût du capital et en réduisant les rendements après impôt. Elle peut également dégrader la productivité globale des facteurs en perturbant les prix des facteurs et en entraînant une mauvaise allocation des ressources. 

Une grande partie de la littérature théorique que s’est directement focalisée sur les effets de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique s'inspire des travaux, d'inspiration néoclassique, de Kenneth Judd (1985) et de Christophe Chamley (1986) ; ces derniers concluaient au terme de leur modélisation que l’imposition du capital se révèle particulièrement nocive à l’accumulation du capital et, par conséquent, à la production. Mais des modèles plus récents ont suggéré qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises pouvait très bien stimuler la croissance. Philippe Aghion et alii (2013) ont montré qu’une hausse de l’imposition du capital stimulait la croissance en réduisant l’imposition du travail. De leur côté, Larry Jones et alii (1993) ont noté qu’une hausse des impôts sur le capital pouvait stimuler la croissance économique si le supplément de recettes publiques finançait un supplément de dépenses publiques productives ; réciproquement, Clemens Fuest et alii (2019) ont montré que les baisses d’impôts étaient susceptibles de freiner la croissance économique en « affamant la bête » (starving the beast), c’est-à-dire en poussant les autorités à moins investir dans le capital public. 

Beaucoup d’études empiriques se sont penchées sur un éventuel lien entre imposition des entreprises et croissance économique, mais, comme le soulignent Sebastian Gechert et Philipp Heimberger (2021) dans leur revue de la littérature, sans aboutir à un consensus. Beaucoup concluent que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. C’est par exemple le cas de Young Lee et Roger Gordon (2005) qui décèlent à long terme un lien négatif entre fiscalité des entreprises et croissance en analysant un échantillon de 70 pays développés et en développement sur la période allant de 1970 à 1997. En s’appuyant quant à eux sur un échantillon restreint à une vingtaine de pays de l’OCDE pour la période allant de 1971 à 2004, Jens Matthias Arnold et alii (2011) concluent que l’alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle bien plus nocive à la croissance économique qu’un alourdissement de la même ampleur de la fiscalité des ménages. De leur côté, Karel Mertens et Morten Ravn (2013) observent dans le cas des Etats-Unis que les allègements de la fiscalité des entreprises ont eu tendance à stimuler la croissance économique, notamment à court terme.

Mais d’autres études, tout aussi nombreuses concluent que les baisses d’impôt des entreprises tendent au contraire à nuire à la croissance économique ou, du moins, que le lien est peu significatif ; c’est notamment le cas de Frida Widmalm (2001), de Konstantinos Angelopoulos et alii (2007), de William Gale et alii (2015) ou encore de Fabian ten Kate et Petros Milionis (2019). 

Bien sûr, comme dans le cas de toute littérature empirique, une partie de l’hétérogénéité des résultats s’explique par des différences en termes d’échantillons de données ou de méthodes. Afin d’éclaircir les choses, Gechert et Heimberger ont alors étudié 441 estimations tirées de 42 études primaires. Ils constatent qu’il y a une tendance des publications à sélectionner les résultats suggérant que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. Une fois qu’ils corrigent ce biais de sélection et qu’ils prennent en compte l’hétérogénéité des études, Gechert et Heimberger ne parviennent pas à rejeter l’hypothèse que l’allègement de la fiscalité des entreprises ait un effet nul sur la croissance économique.

En creusant davantage, Gechert et Heimberger font d’autres constats intéressants. Tout d’abord, les effets positifs des allègements de la fiscalité des entreprises sont encore moins manifestes lorsque l’on restreint l’horizon temporel au court terme. Ensuite, il ne semble pas y avoir de réelle différence entre les pays de l’OCDE et les autres pays concernant les effets des changements de fiscalité des entreprises sur la croissance. De plus, les études les plus récentes ont moins tendance à observer un effet positif des allègements de fiscalité des entreprises sur la croissance. Enfin, il apparaît crucial d’observer comment se comportent les autres volets du Budget lorsque la fiscalité des entreprises est modifiée. En effet, il apparaît qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle légèrement plus nocif pour la croissance lorsque les dépenses publiques sont maintenues au même niveau. Ce résultat suggère que la croissance se trouvera davantage stimulée si le supplément de recettes tiré d’une hausse d’impôts des entreprises est utilisé pour financer des dépenses publiques plutôt que pour consolider les finances publiques.

 

Références

AGHION, Philippe, Ufuk AKCIGIT & Jesús FERNÁNDEZ-VILLAVERDE (2013), « Optimal capital versus labor taxation with innovation-led growth », NBER, working paper, n° 19086.

ANGELOPOULOS, Konstantinos, George ECONOMIDES & Pantelis KAMMAS (2007), « Tax-spending policies and economic growth: Theoretical predictions and evidence from the OECD », in European Journal of Political Economy, vol. 23, n° 4.

ARNOLD, Jens Matthias, Bert BRYS, Christopher HEADY, Åsa JOHANSSON, Cyrille SCHWELLNUS & Laura VARTIA (2011), « Tax policy for economic recovery and growth », in The Economic Journal, vol. 121.

CHAMLEY, Christophe (1986), « Optimal taxation of capital income in general equilibrium with infinite lives », in Econometrica, vol. 54, n° 3.

DJANKOV, Simeon, Tim GANSER, Caralee MCLIESH, Rita RAMALHO & Andrei SHLEIFER (2010), « The effect of corporate taxes on investment and entrepreneurship », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 2, n °3.

FUEST, Clemens, Florian NEUMEIER & Daniel STÖHLKER (2019), « Tax cuts starve the beast! Evidence from Germany », CESifo, working paper, n° 8009.

GALE, William G., Aaron KRUPKIN & Kim RUEBEN (2015), « The relationship between taxes and growth at the state level: New evidence », in National Tax Journal, vol. 68, n° 4.

GECHERT, Sebastian, & Philipp HEIMBERGER (2021), « Do corporate tax cuts boost economic growth? », IMK, working paper, n° 210.

JONES, Larry E., Rodolfo E. MANUELLI & Peter E. ROSSI (1993), « Optimal taxation in models of endogenous growth », in Journal of Political Economy, vol. 101, n° 3.

JUDD, Kenneth L. (1985), « Redistributive taxation in a simple perfect foresight model », in Journal of Public Economics, vol. 28, n °1.

KATE, Fabian ten, & Petros MILIONIS (2019), « Is capital taxation always harmful for economic growth? », in International Tax and Public Finance, vol. 26, n° 4.

KOPP, Emanuel, Daniel LEIGH, Susanna MURSULA & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2019), « U.S. investment since the tax cuts and jobs act of 2017 », FMI, working paper, n° 19/119.

LEE, Young, & Roger H. GORDON (2005), « Tax structure and economic growth », in Journal of Public Economics, vol. 89, n° 5-6.

MERTENS, Karel (2018), « The near term growth impact of the Tax Cuts and Jobs Act », Federal Reserve Bank of Dallas, working paper, n° 1803.

MERTENS, Karel, & Morten O. RAVN (2013), « The dynamic effects of personal and corporate income tax changes in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 4.

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

WIDMALM, Frida (2001), « Tax structure and growth: Are some taxes better than others? », in Public Choice, vol. 107, n° 3/4.

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21 juin 2017 3 21 /06 /juin /2017 18:10
Comment la fiscalité a pu freiner l’emploi non qualifié

Les marchés du travail ont pu avoir tendance à se polariser au sein des pays développés au cours des dernières décennies. David Autor et David Dorn (2013) se sont notamment penchés sur la polarisation de la structure de l’emploi aux Etats-Unis depuis les années quatre-vingt : les parts des emplois peu rémunérés et très rémunérés (qui sont respectivement très intensifs en tâches manuelles et en tâches abstraites) ont eu tendance à augmenter, si bien que la part des emplois moyennement rémunérés (qui sont très intensifs en tâches routinières) a eu tendance à décliner. Ce phénomène découlerait directement du progrès technique et notamment des avancées en matières de technologies d’information et de communication : les tâches les plus routinières sont celles qui peuvent être le plus facilement réalisées par des machines, donc les travailleurs réalisant des tâches routinières sont ceux qui ont le plus de chances de perdre leur emploi du fait de l’automatisation. Le progrès technique impulse alors une réallocation de la main-d’œuvre : les travailleurs qui perdent leur emploi du fait de l’automatisation des tâches routinières pourraient en retrouver un parmi les emplois qui sont très intensifs en tâches manuelles ou bien en tâches abstraites. David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013) estiment que la polarisation de l’emploi n’avait pas d’impact significatif sur l’emploi et notamment l’emploi non qualifié au niveau agrégé ; ce serait plutôt le commerce extérieur qui contribuerait surtout à expliquer la chute d’emplois que les Etats-Unis ont pu connaître au cours des années deux mille.

Sylvain Catherine, Augustin Landier et David Thesmar (2015) ont également mis en évidence une polarisation de l’emploi en France. James Harrigan, Ariell Reshef et Farid Toubal (2016) ont relié ce phénomène au progrès technique et à la mondialisation. De leur côté, Julien Albertini, Jean-Olivier Hairault, François Langot et Theptida Sopraseuth (2015) ont cherché à observer comment les institutions du marché du travail ont pu affecter l’impact du progrès technique sur la polarisation de l’emploi français entre 1980 et 2008 ; ils estiment que les Etats-Unis ont su tirer des gains d’emplois du progrès technique, tandis que ce dernier a plutôt eu tendance à détruire les emplois en France en raison de la hausse régulière du salaire minimum. 

Sébastien Bock (2017) a relié le déclin de l’emploi non qualifié qu’a pu connaître la France ces dernières décennies au phénomène de polarisation de l’emploi. Selon lui, si l’emploi non qualifié a décliné, ce n’est pas parce que la mécanique polarisation de l’emploi s’est poursuivie à son rythme, mais parce qu’elle s’est trouvée enrayée. En l’occurrence, jusqu’en 1993, les pertes en termes d’emplois non qualifiés ont pu être alimentées par un niveau élevé et croissant d’imposition du travail ; par la suite, cette tendance a été contenue par des mesures de réduction du coût du travail ciblées sur les travailleurs à faible salaire. Selon les estimations de Bock, les pertes d’emplois non qualifiés auraient été deux fois plus importantes si ces mesures d’allègement du coût du travail n’avaient pas été prises. En effet, la polarisation de l’emploi réalloue les opportunités d’emploi non qualifié des emplois routiniers vers les emplois manuels et le travail non marchand. L’imposition du travail interagit avec ce processus de réallocation en modifiant les incitations à travailler dans les emplois manuels relativement au travail non marchand. Cela s’explique par le fait que les travailleurs manuels produisent des services qui sont de proches substituts aux biens non marchands, ce qui rend les incitations à travailler dans ces emplois particulièrement sensibles à l’imposition du travail.

L’étude de Bock s’inscrit dans cette vaste littérature qui a cherché à relier les différences en termes d’offre de travail que l’on peut observer d’un pays à l’autre aux différences en matière de fiscalité. Par exemple, Edward Prescott (2004) a constaté que la plus forte imposition dans les pays européens qu’aux Etats-Unis contribuait à expliquer pourquoi le temps de travail est beaucoup plus faible dans les premiers que dans les seconds. De son côté, Richard Rogerson (2008) a suggéré que la croissance relativement faible du secteur tertiaire que l’on a observée dans les pays d’Europe continentale par rapport aux Etats-Unis s’explique par le fait que les premiers imposent plus lourdement le travail que ces derniers, mais aussi par le fait que les services sont facilement substituables avec les biens produits dans l’économie domestique. Thomas Piketty (1998) et Pierre Cahuc et Michèle Debonneuil (2004) ont cherché à identifier quels étaient les secteurs sous-développés en France. Ils estiment que si la France avait eu le même taux d’emploi dans le commerce et dans l’hôtellerie-restauration qu’aux Etats-Unis, il y aurait eu en France 2,8 millions de travailleurs supplémentaires en emploi en 1996 et 3,4 millions en 2001, ce qui correspond au nombre de chômeurs. Selon Piketty ce déficit d’emplois que connaît la France dans les secteurs du commerce et de l’hôtellerie-restauration s’expliquerait par le niveau relativement élevé du coût du travail peu qualifié.

 

Références

 

ALBERTINI, Julien, Jean-Olivier HAIRAULT, François LANGOT & Theptida SOPRASEUTH (2015), « Aggregate employment, job polarization and inequalities: A transatlantic perspective », document de travail.

AUTOR, David, H. & David DORN (2013), « The growth of low-skill service jobs and the polarization of the US labor market », in American Economic Review, vol. 103, n° 5.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « Untangling trade and technology: Evidence from local labor markets », NBER, working paper, n° 18938.

BOCK, Sébastien (2017), « Job polarization and unskilled employment losses in France », PSE, working paper, n° 2017-14.

CAHUC, Pierre, & Michèle DEBONNEUIL (2004), Productivité et emploi dans le tertiaire, rapport du CAE, n° 49.

CATHERINE, Sylvain, Augustin LANDIER & David THESMAR (2015), « Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne.

HARRIGAN, James, Ariell RESHEF & Farid TOUBAL (2016), « The march of the techies: Technology, trade, and job polarization in France, 1994-2007 », NBER, working paper, n° 22110.

PIKETTY, Thomas (1998), « L'emploi dans les services en France et aux Etats-Unis : une analyse structurelle sur longue période », in Economie et Statistique, vol. 318, n° 1.

PRESCOTT, Edward C. (2004), « Why do Americans work so much more than Europeans? », in Quarterly Review.

ROGERSON, Richard (2006), « Understanding differences in hours worked », in Review of Economic Dynamics, vol. 9, n° 3.

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