Ces quatre dernières décennies ont été marquées par une tendance à l’allègement de la fiscalité des entreprises à travers le monde. Ces dernières années, la fiscalité des entreprises s’est trouvée au centre des débats de politique économique outre-Atlantique. En effet, l’administration Trump a accordé d’amples baisses d’impôts aux entreprises, afin de les inciter à investir et à relocaliser leur production aux Etats-Unis [Mertens, 2018 ; Kopp et alii, 2019]. Ces tout derniers mois, l’administration Biden a au contraire cherché à alourdir l’imposition des entreprises, notamment pour financer un surcroît d’investissements publics, ce qui l’a notamment amené à relancer le projet d’introduction d’un taux mondial d’imposition pour les sociétés. La question de la fiscalité des entreprises a bien sûr été évoquée dans les autres pays, notamment ces derniers temps, dans le sillage de la pandémie et des plans de soutien ou de relance qui ont été adoptés lors de celle-ci.
Les gouvernements ont généralement accordé ces baisses d’impôts avec pour objectif affiché de stimuler la croissance économique, mais beaucoup ont critiqué ces mesures fiscales : les détracteurs soulignent qu’elles pourraient ne guère avoir d’effet sur l’activité des entreprises, voire qu’elles pourraient se révéler contre-productives, en contribuant à détériorer les finances publiques et en incitant les gouvernements à réduire certaines de leurs dépenses bénéfiques à la croissance, par exemple leurs investissements dans les infrastructures ou les services publics.
Les modèles de croissance les plus couramment utilisés ont de prime abord tendance à suggérer un impact nul ou négatif de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique. Dans les modélisations néoclassiques à la Solow (1956), la fiscalité des firmes n’a guère d’effet sur la croissance à long terme, dans la mesure où elle n’affecte pas le taux de croissance à l’état stationnaire, qui dépend étroitement d’un progrès technique supposé exogène ; par contre, l’imposition des revenus du capital peut nuire à la croissance et au niveau de revenu par tête à l’état stationnaire et ralentir la transition vers un nouvel équilibre. Dans les modèles de croissance endogène, où la croissance économique dépend étroitement des choix réalisés par les agents économiques, la fiscalité des entreprises est susceptible d’avoir un effet bien plus significatif, dans la mesure où elle risque de modifier leurs incitations à investir. En l’occurrence, une hausse des taux d’imposition des entreprises est susceptible de décourager l’investissement, que ce soit dans l’accumulation même du capital ou dans l’innovation, en augmentant le coût du capital et en réduisant les rendements après impôt. Elle peut également dégrader la productivité globale des facteurs en perturbant les prix des facteurs et en entraînant une mauvaise allocation des ressources.
Une grande partie de la littérature théorique que s’est directement focalisée sur les effets de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique s'inspire des travaux, d'inspiration néoclassique, de Kenneth Judd (1985) et de Christophe Chamley (1986) ; ces derniers concluaient au terme de leur modélisation que l’imposition du capital se révèle particulièrement nocive à l’accumulation du capital et, par conséquent, à la production. Mais des modèles plus récents ont suggéré qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises pouvait très bien stimuler la croissance. Philippe Aghion et alii (2013) ont montré qu’une hausse de l’imposition du capital stimulait la croissance en réduisant l’imposition du travail. De leur côté, Larry Jones et alii (1993) ont noté qu’une hausse des impôts sur le capital pouvait stimuler la croissance économique si le supplément de recettes publiques finançait un supplément de dépenses publiques productives ; réciproquement, Clemens Fuest et alii (2019) ont montré que les baisses d’impôts étaient susceptibles de freiner la croissance économique en « affamant la bête » (starving the beast), c’est-à-dire en poussant les autorités à moins investir dans le capital public.
Beaucoup d’études empiriques se sont penchées sur un éventuel lien entre imposition des entreprises et croissance économique, mais, comme le soulignent Sebastian Gechert et Philipp Heimberger (2021) dans leur revue de la littérature, sans aboutir à un consensus. Beaucoup concluent que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. C’est par exemple le cas de Young Lee et Roger Gordon (2005) qui décèlent à long terme un lien négatif entre fiscalité des entreprises et croissance en analysant un échantillon de 70 pays développés et en développement sur la période allant de 1970 à 1997. En s’appuyant quant à eux sur un échantillon restreint à une vingtaine de pays de l’OCDE pour la période allant de 1971 à 2004, Jens Matthias Arnold et alii (2011) concluent que l’alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle bien plus nocive à la croissance économique qu’un alourdissement de la même ampleur de la fiscalité des ménages. De leur côté, Karel Mertens et Morten Ravn (2013) observent dans le cas des Etats-Unis que les allègements de la fiscalité des entreprises ont eu tendance à stimuler la croissance économique, notamment à court terme.
Mais d’autres études, tout aussi nombreuses concluent que les baisses d’impôt des entreprises tendent au contraire à nuire à la croissance économique ou, du moins, que le lien est peu significatif ; c’est notamment le cas de Frida Widmalm (2001), de Konstantinos Angelopoulos et alii (2007), de William Gale et alii (2015) ou encore de Fabian ten Kate et Petros Milionis (2019).
Bien sûr, comme dans le cas de toute littérature empirique, une partie de l’hétérogénéité des résultats s’explique par des différences en termes d’échantillons de données ou de méthodes. Afin d’éclaircir les choses, Gechert et Heimberger ont alors étudié 441 estimations tirées de 42 études primaires. Ils constatent qu’il y a une tendance des publications à sélectionner les résultats suggérant que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. Une fois qu’ils corrigent ce biais de sélection et qu’ils prennent en compte l’hétérogénéité des études, Gechert et Heimberger ne parviennent pas à rejeter l’hypothèse que l’allègement de la fiscalité des entreprises ait un effet nul sur la croissance économique.
En creusant davantage, Gechert et Heimberger font d’autres constats intéressants. Tout d’abord, les effets positifs des allègements de la fiscalité des entreprises sont encore moins manifestes lorsque l’on restreint l’horizon temporel au court terme. Ensuite, il ne semble pas y avoir de réelle différence entre les pays de l’OCDE et les autres pays concernant les effets des changements de fiscalité des entreprises sur la croissance. De plus, les études les plus récentes ont moins tendance à observer un effet positif des allègements de fiscalité des entreprises sur la croissance. Enfin, il apparaît crucial d’observer comment se comportent les autres volets du Budget lorsque la fiscalité des entreprises est modifiée. En effet, il apparaît qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle légèrement plus nocif pour la croissance lorsque les dépenses publiques sont maintenues au même niveau. Ce résultat suggère que la croissance se trouvera davantage stimulée si le supplément de recettes tiré d’une hausse d’impôts des entreprises est utilisé pour financer des dépenses publiques plutôt que pour consolider les finances publiques.
Références
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MERTENS, Karel (2018), « The near term growth impact of the Tax Cuts and Jobs Act », Federal Reserve Bank of Dallas, working paper, n° 1803.
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SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.
WIDMALM, Frida (2001), « Tax structure and growth: Are some taxes better than others? », in Public Choice, vol. 107, n° 3/4.