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28 mars 2016 1 28 /03 /mars /2016 10:33

De nombreuses études ont montré que le marché du travail s’est polarisé ces dernières décennies dans plusieurs pays avancés, en premier lieu aux Etats-Unis et au Royaume-Uni : les parts de l’emploi dans les professions très rémunérées et les professions peu rémunérées ont augmenté, alors que la part des professions au salaire intermédiaire a diminué. Cette polarisation s’est accompagnée d’un creusement des inégalités de salaires. Certaines études empiriques, notamment celles de Maarten Goos, Alan Manning et Anna Salomons (2009, 2014) suggèrent que les pays d’Europe continentale ont connu la même dynamique, mais elles restent encore bien rares.

L’une des explications souvent avancée dans les études anglo-saxonnes, notamment par David Autor, Frank Levy et Richard Murnane (2003), est l’hypothèse de la routinisation. En l’occurrence, les avancées technologiques réalisées dans le domaine des technologies d’information et de communication (TIC) permettent aux machines d’effectuer les tâches routinières codifiables qui étaient jusqu’alors réalisées par les travailleurs. Or ces tâches sont surtout effectuées par des travailleurs qui se situent généralement au milieu de la répartition des salaires. Par conséquent, la diffusion des TIC a pu réduire la demande de travailleurs moyennement rémunérés. D’autre part, les TIC tendent à être complémentaires aux tâches cognitives non routinières, réalisées par les travailleurs très qualifiés et très rémunérés, si bien que leur diffusion a pu accroître la demande de main-d’œuvre très rémunérée et pousser davantage ses rémunérations à la hausse. Outre le rôle de la routinisation découlant du progrès technique, beaucoup ont relié la polarisation aux délocalisations, qui amènent à réaliser par une main-d’œuvre étrangère des tâches jusqu’alors réalisées par une main-d’œuvre domestique [Grossman et Rossi-Hansberg, 2009]. Cette seconde explication est toutefois insuffisante, dans la mesure où la polarisation semble toucher l’ensemble des secteurs de l’économie, alors que les délocalisations touchent essentiellement les activités manufacturières.

James Harrigan, Ariell Reshef et Farid Toubal (2016) ont cherché à éclaircir la question dans le cas français. L’économie française apparaît en effet à leurs yeux comme un laboratoire idéal pour analyser les changements dans la structure de l’emploi : il s’agit de la deuxième plus grande économie en Europe ; la répartition des salaires y a été relativement stable ces dernières décennies, malgré l’envolée des plus hauts salaires, ce qui suggère que son marché du travail s’ajuste avant tout via l’emploi lorsque l’économie subit des chocs de demande.

En utilisant des données relatives aux salariés de l’ensemble du secteur privé entre 1994 et 2007, Harrigan et ses coauteurs montrent que le marché du travail français s’est également polarisé. Ces changements sont amples et se sont produits rapidement. Même si leurs institutions du marché du travail sont très différentes, la polarisation qui s’est produite en France entre 1994 et 2007 est assez similaire, que ce soit dans sa forme ou dans son ampleur, à celle qui a marqué les Etats-Unis entre 1980 et 2005, ce qui suggère que les mêmes forces ont été à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique. Ils sont susceptibles d’accroître les inégalités en France en réallouant une partie de la main-d’œuvre moyenne qualifiée vers les professions très qualifiées et le reste vers les professions peu qualifiées. La France n’a pas été préservée du progrès technique et de la mondialisation commerciale : entre 1994 et 2007, la part des heures travaillées dans les professions associées à la technologie (que les auteurs nomment « techies ») a fortement augmenté, tout comme les importations et les exportations. 

Harrigan et ses coauteurs ont alors exploré les liens causaux entre ces diverses tendances en partant notamment de l’idée que l’adoption des nouvelles technologies est intermédiée par un personnel particulier, les « techies », composé notamment de dirigeants techniquement qualifiés et de techniciens. Ils utilisent alors un nouvel indicateur de la propension d’une entreprise à adopter une nouvelle technologie : la part des emplois de techies au sein de son personnel. En utilisant le sous-échantillon des entreprises qui sont en activité sur l’ensemble de la période, ils montrent que non seulement la part des techies a augmenté dans toutes les entreprises, mais aussi que ce sont les entreprises avec le plus de techies en 2002 qui ont connu la plus forte polarisation et la plus forte croissance entre 2002 et 2007. Les délocalisations ont par contre eu tendance à freiner la croissance de l’emploi. Ce sont les entreprises qui importent avant tout des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire qui ont connu une plus faible croissance de l’emploi, en raison de l’importation de biens intermédiaires, ce qui suggère que les délocalisations contribuent à ralentir la croissance de l’emploi. Parmi les cols bleus dans l’industrie manufacturière, les importations entraînèrent une amélioration des qualifications : la part des travailleurs qualifiés augmenta, ce qui est cohérent avec le scénario des délocalisations. Les exportations ont par contre provoqué une dégradation des qualifications : la part des travailleurs moyennement rémunérés a diminué, tandis que la part des travailleurs peu rémunérés a augmenté. Ils en concluent que le progrès technique, intermédié par les techies, est une cause importante derrière la polarisation de l’ensemble des secteurs français. Le commerce international a également contribué à la polarisation, mais seulement dans l’industrie manufacturière. 

 

Références

AUTOR, David H., Frank LEVY & Richard J. MURNANE (2003), « The skill content of recent technological change: An empirical exploration », in Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 4.

GOOS, Maarten, Alan MANNING & Anna SALOMONS (2009), « Job polarization in Europe », in The American Economic Review, vol. 99, n° 2.

GOOS, Maarten, Alan MANNING & Anna SALOMONS (2014), « Explaining job polarization: Routine-biased technological change and offshoring », in The American Economic Review, vol. 104, n° 8.

GROSSMAN, Gene M., & Esteban ROSSI-HANSBERG (2008), « Trading tasks: A simple theory of offshoring », in American Economic Review, n° 98.

HARRIGAN, James, Ariell RESHEF & Farid TOUBAL (2016), « The march of the techies: Technology, trade, and job polarization in France, 1994-2007 », NBER, working paper, n° 22110.

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