Les inégalités de revenu sont particulièrement fortes entre les régions. Par exemple, l’Ile-de-France a beau représenter 2,2 % du territoire français, elle concentre pourtant 18,8 % de la population française et produit 31 % du PIB français [Diez et alii, 2015]. En 2010, le niveau de vie d’un Francilien était 1,66 fois plus élevé que le niveau de vie moyen en France et même 2,21 fois plus élevé que celui d’un habitant du Limousin, la région la plus pauvre de France. Ces inégalités régionales étaient déjà très importantes un siècle et demi auparavant. En effet, en 1860, l’Ile-de-France était déjà la région la plus riche de France. Le niveau de vie de ses habitants représentait alors le double du niveau de vie moyen français et était 3,13 fois plus élevé que celui des habitants de la région la plus pauvre alors, en l’occurrence la Bretagne [Combes et alii, 2011].
Plusieurs études ont suggéré que les inégalités de revenu régionales ont suivi une forme en cloche, en croissant lors du décollage de la croissance, au début de l’industrialisation et de l’intégration des marchés, puis en déclinant par la suite. Autrement dit, les inégalités régionales suivraient une sorte de courbe de Kuznets. En l’occurrence, lors des premières étapes de l’industrialisation, quand s’amorce la croissance, les activités industrielles à forte valeur ajoutée tendraient à se concentrer dans un ensemble limité de lieux, laissant le reste du territoire héberger les activités les moins productives comme les activités agricoles. Avec la baisse des coûts de transport, il est de moins en moins nécessaire pour les entreprises de localiser leurs établissements à proximité des gisements de ressources naturelles et des fournisseurs, tandis que les avantages d’une concentration deviennent de plus en plus manifestes. Les inégalités spatiales ont alors tendance à s’auto-renforcer : par le jeu des économies d’échelle et des externalités d’agglomération, un lieu tend à attirer d’autant plus les activités productives et les travailleurs les plus qualifiés qu’il en concentre déjà beaucoup. La concentration n’est toutefois pas sans coûts : par exemple, le prix des terrains et de l’immobilier augmentent, les phénomènes de congestion (comme les bouchons sur la route) se multiplient, le temps de trajet des travailleurs entre leur domicile et leur travail augmentent, etc. Ainsi, les avantages de la concentration déclinent au cours du temps et, à partir d'un certain moment, les activités productives finissent par se disperser à nouveau.
Jeffrey Williamson (1965) constate précisément au niveau empirique que les inégalités régionales de revenu par tête ont connu une telle évolution en forme de cloche aux Etats-Unis, en atteignant leur pic au début du vingtième siècle. Un tel phénomène a également été observé dans les pays européens, notamment en France. Par exemple, selon Pierre-Philippe Combes, Miren Lafourcade, Jacques-François Thisse et Jean-Claude Toutain (2011), la répartition spatiale des activités industrielles et tertiaires a connu une évolution en forme de cloche en France depuis le milieu du dix-neuvième siècle : la concentration spatiale s’est accrue entre 1860 et 1930, puis les activités se sont plus également réparties entre les départements de 1930 à 2000. Alfonso Diez, Joan Ramón Rosés et Teresa Sanchis (2015) estiment que les inégalités entre les régions françaises ont eu tendance à augmenter entre 1860 et 1896, c’est-à-dire lors des premières étapes de l’industrialisation, puis à refluer entre 1896 et 1982.
Toutefois, ce processus semble s'être de nouveau inversé ces dernières décennies, comment le suggèrent notamment Felix Arnold et Hansjörg Blöchliger (2016). Ces derniers ont étudié comment les écarts en termes de PIB par tête entre 281 régions des pays de l’OCDE ont évolué entre 1995 et 2013. Ils constatent qu’en 2013, le PIB par tête des pays les plus riches (en l’occurrence du Luxembourg) était quatre fois plus élevé que celui du pays développé le plus pauvre (en l’occurrence le Chili). Le PIB par habitant de la région la plus riche (en l’occurrence le Luxembourg) était dix fois plus élevé que celui de la région la plus pauvre (en l’occurrence, l’Araucanie, au Chili). Entre 1995 et 2013, le PIB par tête s’est accru dans tous les pays, sauf en Grèce. La hausse du niveau de vie est la plus élevée dans les pays les moins développés, ce qui indique qu’un phénomène de rattrapage a été à l’œuvre.
Mais lorsqu’ils comparent l’ensemble des régions de leur échantillon les unes avec les autres, Arnold et Blöchliger constatent que les inégalités de PIB des régions, mesurées par un coefficient de Gini, ont diminué entre 1995 et 2013. Mais, au cours de cette même période, les inégalités entre les régions au sein de chaque pays, mesurées également par un coefficient de Gini, ont eu tendance à augmenter. Autrement dit, les inégalités entre les pays développés se sont réduites, mais les inégalités au sein de chaque pays développé ont eu tendance à augmenter. Et ce malgré le fait que l’ensemble des PIB régionaux aient eu tendance à augmenter : les régions les plus avancées ont eu tendance à s’enrichir plus rapidement que les régions les plus pauvres. Les plus fortes hausses des inégalités régionales ont été observées dans les pays qui appartenaient au bloc soviétique, en l’occurrence la Pologne, la République tchèque et la Hongrie.
Ces résultats sont notamment cohérents avec ceux obtenus par Sanchis et alii dans le cas français. Ces derniers notent que les dernières décennies du vingtième siècle ont été marquées par une nouvelle hausse des inégalités régionales en France ; ces dernières sont même revenues au niveau qu’elles atteignaient lors des années trente.
De son côté, The Economist (2016) note que les inégalités de revenu se sont accrues entre les régions les plus riches et les régions les plus pauvres dans chaque pays de la zone euro depuis la crise financière. Par exemple, le niveau de vie de la Calabre, la région la plus pauvre d’Italie, représente 40 % de celui de la province de Bolzano, la région la plus riche d’Italie, contre 45 % en 2007. Les autres régions pauvres du reste de la zone euro ont vu leur revenu chuter, tant en termes relatifs qu’en termes absolus. L’Allemagne constitue toutefois une exception, puisque le PIB par tête de l’ex-RDA (à l’exclusion de Berlin) s’élève à 67 % de celui de l’ex-RFA. Toutefois, l’essentiel du rattrapage en Allemagne s’est opéré au début des années quatre-vingt-dix, immédiatement suite à la réunification ; il ne s'est poursuivi par la suite que lentement. The Economist met l’accent sur deux possibles facteurs susceptibles d'expliquer la divergence entre les niveaux de vie régionaux : la désindustrialisation et l’austérité budgétaire. Les emplois de la fonction publique et les revenus de transfert ont en effet décliné, et ce peut-être tout particulièrement dans les régions les pauvres, c’est-à-dire celles qui en avaient le plus besoin. En analysant 13 pays européens sur la période s’écoulant entre 1980 et 2008, Luca Agnello, Giorgio Fazio et Ricardo Sousa (2016) ont constaté que les inégalités régionales ont eu tendance à se détériorer suite aux épisodes de consolidations budgétaires, en particulier lorsque ces derniers ont été amples et se sont appuyés sur une réduction des dépenses publiques plutôt que sur des hausses d’impôts. Autrement dit, le creusement des inégalités régionales est susceptible de se poursuivre dans la zone euro, dans la mesure où les autorités continuent sur la réduction des déficits publics.
Références
DIEZ, Alfonso, Joan RAMÓN ROSÉS & M. Teresa SANCHIS (2015), « Regional inequality in France 1860‐2010: Structural change dynamics », document de travail.
The Economist (2016), « The gap between poor and rich regions in Europe is widening », 29 octobre.