Depuis le tournant du vingt-et-unième siècle, l’économie mondiale a déjà connu deux contractions majeures. Suite à la crise financière internationale de 2008, la reprise de l’activité ne s’est pas révélée suffisamment robuste pour que le PIB revienne à sa trajectoire antérieure ; celui-ci est resté inférieur à ce qu’il aurait (probablement) été si la crise financière n’avait pas eu lieu [Ball, 2014]. L’économie mondiale a de nouveau connu une puissante contraction au début de la pandémie de Covid-19. Si le rebond a été rapide au sortir des confinements, la reprise n’a pour l’heure pas permis au PIB de nombreux pays de revenir à sa trajectoire d’avant-crise. La persistance de la pandémie, l’invasion russe de l’Ukraine, l’emballement de l’inflation et le resserrement des politiques monétaires rendent cette perspective encore moins probable. Chacune de ces récessions mondiales présente ainsi ce que l’on peut qualifier d’« effet de scarification », d’« effet cicatrice » ou encore d’« effet d’hystérèse » [Cerra et alii, 2022]. Un tel phénomène a également pu être observé au cours d’autres récessions [Blanchard et alii, 2015].
Pour déterminer quelles récessions tendent à être suivies par une croissance durablement déprimée, David Aikman, Mathias Drehmann, Mikael Juselius et Xiaochuan Xing (2022) ont étudié les données relatives à 24 pays développés et émergents pour une période allant de 1970 jusqu’à aujourd’hui. Après avoir identifié les contractions, ils ont calculé les taux de croissance sur plusieurs années (allant au-delà d’une décennie), puis ils ont comparé ceux obtenus à l’instant des contractions avec ceux calculés à partir des autres points dans l’échantillon.
Ils constatent que les contractions sévères exercent des effets de scarification : le PIB reste déprimé au moins une décennie après. En l’occurrence, dix ans après le début d’une récession sévère, la perte s’élève en moyenne à 4,25 % du PIB. Ces effets se révèlent non linéaires et asymétriques : ils ne se manifestent ni après les contractions moins sévères, ni après les larges expansions. Ils ne s’expliquent pas par la seule occurrence de la crise financière mondiale ; ils sont observables même lorsque celle-ci est exclue de l’échantillon. Ils ne s’expliquent pas non plus par un éventuel retour à la normale suite à un boom insoutenable ; ils sont observables même lorsque les années précédant immédiatement une récession sévère ne sont pas prises en compte pour déterminer les taux de croissance à long terme.
Plusieurs travaux ont auparavant montré que le PIB restait durablement déprimé après les crises financières [Cerra et Saxena, 2008 ; FMI, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; Claessens et alii, 2012 ; Jordà et alii, 2013 ; Reinhart et Rogoff, 2014]. Les effets de scarification que décèlent Aikman et ses coauteurs ne s’observent pas seulement suite aux crises financières. Ils en décèlent par exemple également après les récessions des années 1970 et des années 1980 qui suivirent les chocs pétroliers, puis le resserrement des politiques monétaires initié par la Fed de Volcker. En conséquence, il se pourrait que ce soit l’ampleur de la contraction plutôt que la nature de ses causes qui joue sur la dynamique de la croissance à long terme.
Ces constats ont des implications pour l’élaboration des politiques conjoncturelles. Les institutions en charge de ces dernières doivent avoir conscience qu’un choc peut déprimer la trajectoire du PIB très loin dans le futur. Elles doivent veiller à ce qu’une contraction, même infime initialement, ne dégénère au point de devenir sévère.
Les résultats d’Aikman et alii ont également des implications pour la modélisation en macroéconomie. En l’occurrence, ils remettent en cause les modèles DSGE : dans ces derniers, l’économie retourne à sa trajectoire antérieure suite à un choc, qu’importe l’ampleur de celui-ci. L'usage de ces modèles, très répandus dans les institutions en charge des politiques conjoncturelles, peut ainsi induire en erreur ces dernières. Par contre, les modèles de croissance endogène sont susceptibles de rendre permanents les effets d’un choc temporaire. Les modèles de cycles d’affaires incorporant des frictions financières peuvent quant à eux générer des réponses asymétriques et non linéaires aux chocs. Aikman et alii estiment ainsi que des modèles combinant croissance endogène et contraintes non linéaires, à l’image de ceux d’Albert Queralto (2020) et de Dario Bonciani et alii (2020), sont particulièrement prometteurs pour reproduire les effets qu’ils ont mis en évidence.
Références
CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », in Journal of International Economics, vol. 87, n° 1.