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26 octobre 2021 2 26 /10 /octobre /2021 10:54
Les effets durables du choc chinois sur le marché du travail américain

Depuis au moins les écrits de David Ricardo (1815), les économistes ont noté que l’ouverture commerciale était susceptible de créer des gagnants et des perdants, aussi bien parmi les pays qu’en leur sein. Et si cette littérature a pu suggérer que les gains étaient supérieurs aux pertes et qu’une redistribution compensant les perdants était possible et désirable, elle n’en concluait pas pour autant que celle-ci ait nécessairement lieu.

Pour autant, jusqu’à une période assez récente, certains ont pu considérer que les pertes générées par l’ouverture commerciale étaient diffuses. Si l’intensification de la concurrence à l’importation touche des secteurs intensifs en travail et géographiquement concentrés et si le travail est mobile, que ce soit économiquement, d’un secteur à l’autre, ou géographiquement, d’une région à l’autre, alors le choc commercial devrait être absorbé en se diluant à l’ensemble de l’économie : ceux dont il détruit l'emploi peuvent en retrouver un autre, potentiellement plus efficace, ailleurs, selon un mécanisme qui s'apparente à celui de la destruction créatrice. Or, au cours de la dernière décennie, certains travaux ont montré, en se penchant sur l’ajustement des économies développées au « choc chinois » (China shock), que les choses ne s’enchaînaient guère ainsi. En fait, les pertes provoquées par une telle intensification de la concurrence à l’importation s’avèrent spatialement concentrées.

GRAPHIQUE 1  Part de la Chine dans les exportations mondiales (en %)

Les effets durables du choc chinois sur le marché du travail américain

source : Dorn et alii (2021)

Les exportations de la Chine ont commencé à exploser à partir du début des années quatre-vingt-dix, lorsque son économie a accéléré son ouverture au reste du monde. Ce boom s’est concentré dans l’industrie manufacturière : la part des exportations chinoises dans l’ensemble des exportations manufacturières mondiales est passée de 3,1 % à 17,6 % entre 1991 et 2015, pour ensuite diminuer et atteindre 14,2 % en 2018 ; la part des exportations chinoises dans les exportations mondiales de biens non manufacturés est quant à elle restée relativement stable entre 1991 et 2018, en se maintenant autour de 2,3 % (cf. graphique 1). La Chine s'est ouverte en exploitant l'avantage comparatif qu'elle détenait dans les activités industrielles intensives en travail du fait de son offre de travail abondante. Ce faisant, elle a directement concurrencé ces mêmes activités dans le reste du monde, en particulier dans les pays développés.

Analysant les effets de l’intensification de la concurrence à l’importation par les produits chinois aux Etats-Unis sur la période allant de 1990 à 2007, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013) ont constaté que celle-ci a entraîné dans les zones exposées une hausse du chômage, une baisse du taux d’activité et une baisse des salaires. Elle expliquerait en l’occurrence un quart des destructions d’emplois industriels observées au cours de la période. En fait, les effets négatifs du choc commercial se sont exercés au-delà du seul secteur manufacturier : les destructions d’emplois qu’il a directement provoquées a conduit à la destruction d’autres emplois, notamment non manufacturiers, en déprimant par exemple la demande locale. Ainsi, Daron Acemoglu et alii (2016) estiment que l’intensification de la concurrence en provenance de la Chine a significativement contribué non seulement à réduire l’emploi industriel, mais aussi à freiner la croissance de l’emploi agrégé aux Etats-Unis ces dernières décennies. D’après leurs estimations, elle a conduit à la destruction de 2 à 2,4 millions d’emplois entre 1999 et 2011. Clément Malgouyres (2016) a abouti à des conclusions assez similaires dans le cas français.

GRAPHIQUE 2  Part des produits en provenance de Chine et d’autres pays d’Asie du sud-est dans les importations américaines (en %)

Les effets durables du choc chinois sur le marché du travail américain

source : Dorn et alii (2021)

Le choc chinois s'est étendu sur pratiquement deux décennies. La part des importations chinoises dans le commerce américaine a atteint un pic autour de 2010 et se maintient depuis à un plateau (cf. graphique 2). Bien sûr, la croissance des importations a pu se poursuivre en provenance, non plus de la Chine, mais d’autres pays d’Asie du sud-est où une partie des activités chinoises a commencé à se délocaliser. Toutefois, la part combinée des importations chinoises et des importations en provenance des autres pays d’Asie du sud-est est elle-même restée relativement stable depuis 2010.

Le fait que la part des importations chinoises n’ait pas varié pendant quasiment une décennie offre à David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2021) la possibilité de voir comment le choc chinois a affecté à long terme les économies locales aux Etats-Unis. Leur analyse montre que son impact persiste bien après que celui-ci ait atteint son pic : les effets négatifs sur l’emploi manufacturier, le taux d’emploi et le revenu par tête dans les zones d’emplois les plus exposées au commerce sont toujours décelables en 2019. Dans ces localités, le choc commercial a provoqué une légère émigration nette, mais celle-ci n’a concerné que les adultes âgés de 25 à 29 ans. L’ajustement est donc essentiellement passé par les sorties de l’emploi. Les régions les plus affectées ont connu une hausse des transferts publics, principalement sous la forme d’allocations versées par la sécurité sociale et Medicare, mais ceux-ci ne compensent pas les pertes de revenus provoquées par le choc commercial.

Autor et ses coauteurs se sont alors demandé pourquoi les zones d’emploi exposées au commerce extérieur ont souffert de séquelles durables. Ils ont considéré deux hypothèses : la première est que les régions traditionnellement industrielles rebondissent mal suite aux destructions d’emplois en raison d’une pénurie de travailleurs qualifiés, ceux-là même qui se concentrent dans les secteurs connaissant la plus forte expansion au niveau national ; la seconde est que la spécialisation des régions dans une gamme étroite d’activités industrielles laisse ces régions exposées à des chocs spécifiques à ces secteurs qui, une fois la désindustrialisation amorcée, alimentent un processus auto-renforçant de désagglomération. Notant notamment que les effets négatifs du choc chinois ont été plus aigus dans les régions qui avaient initialement moins de travailleurs diplômés du lycée et qui présentaient une forte spécialisation industrielle, Autor et ses coauteurs estiment que les éléments empiriques vont dans le sens de ces deux hypothèses, mais ils n’excluent pas d’autres explications.

Beaucoup d’études empiriques ont cherché à quantifier l’impact des chocs commerciaux en comparant la situation des régions qui y sont exposées à ceux qui ne le sont pas. De tels travaux décèlent l’impact relatif des chocs commerciaux, c’est-à-dire leurs répercussions distributives, mais non leur impact agrégé. Plusieurs analyses cherchant à quantifier l’impact du commerce international en termes de bien-être ont récemment suggéré que les gains agrégés que l’économie américaine a tirés du commerce avec les Chine étaient positifs, mais faibles, et que certaines régions ont pu souffrir de baisse absolue de leur bien-être [Caliendo et alii, 2019; Galle et alii, 2020 ; Kim et Vogel, 2020 ; Rodríguez-Clare et alii, 2020]. Même s’ils ne considèrent que les estimations les plus optimistes quant à l’impact du commerce avec la Chine sur les coûts aux Etats-Unis [Jaravel et Sager, 2019; Borusyak et Jaravel, 2021], Dorn et ses coauteurs concluent au terme de leur analyse que de nombreuses régions des Etats-Unis ont subi une baisse absolue des revenus réels.

 

Références

ACEMOGLU, Daron, David AUTOR, David DORN, Gordon H. HANSON & Brendan PRICE (2016), « Import competition and the great U.S. employment sag of the 2000s », in Journal of Labor Economics, vol. 34.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2021), « On the persistence of the China shock », NBER, working paper, n° 29401.

BORUSYAK, Kirill, & Xavier JARAVEL (2021), « The distributional effects of trade: Theory and evidence from the United States », NBER, working paper, n° 28957.

CALIENDO, Lorenzo, Maximiliano DVORKIN & Fernando PARRO (2019), « Trade and labor market dynamics: General equilibrium analysis of the China trade shock », in Econometrica, vol. 87.

GALLE, Simon, Andrés RODRÍGUEZ-CLARE & Moises YI (2020), « Slicing the pie: Quantifying the aggregate and distributional effects of trade », NBER, working paper, n° 23737.

JARAVEL, Xavier, & Erick SAGER (2019), « What are the price effects of trade? Evidence from the US and implications for quantitative trade models », CEP, discussion paper, n° 1642.

KIM, Ryan, & Jonathan VOGEL (2020), « Trade and welfare (across local labor markets) », NBER, working paper, n° 27133.

MALGOUYRES, Clément (2016), « The impact of Chinese import competition on the local structure of employment and wages: Evidence from France », Banque de France, document de travail, n° 603.

RODRÍGUEZ -CLARE, Andres, Mauricio ULATE & Jose P. VASQUEZ (2020), « New-Keynesian trade: Understanding the employment and welfare effects of trade shocks », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2020-32.

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28 mars 2021 7 28 /03 /mars /2021 14:05
Plongée dans la guerre commerciale Smoot-Hawley

La Grande Récession et la faible reprise qui l’a suivie ont laissé craindre que les pays aient recours au protectionnisme pour tenter de stimuler leur activité domestique. La croissance du commerce international a certes ralenti après la crise financière mondiale, mais ce ralentissement ne semble pas trouver sa source dans un quelconque relèvement des barrières commerciales [Constantinescu et alii, 2015]. Cette période n’a toutefois pas été épargnée par le protectionnisme : l’administration Trump a multiplié les hausses de droits de douane, notamment vis-à-vis des importations chinoises, en y voyant un moyen de pression pour renégocier les traités commerciaux. Cette guerre commerciale a renouvelé l’intérêt des économistes pour l’étude du protectionnisme. Ils ont ainsi rappelé les effets pervers que peut avoir ce dernier [Furceri et alii, 2018]. Plus spécifiquement, plusieurs travaux ont mis en évidence les coûts que la guerre commerciale de l’administration Trump a occasionnés pour l’économie américaine elle-même [Amiti et alii, 2019 ; Fajgelbaum et alii, 2020].

Ce n’est pas la première guerre commerciale qu’ont lancée les Etats-Unis. Lorsque l’administration Trump lança la sienne, beaucoup ont dressé des parallèles avec l’adoption des droits de douane Smoot-Hawley par les Etats-Unis en juin 1930 dans le contexte de la Grande Dépression. A l’époque, suite à la signature de cette loi, les partenaires commerciaux des Etats-Unis protestèrent tout d’abord contre celle-ci et plusieurs d’entre eux finirent par accroître en représailles leurs droits de douane sur les importations en provenance des Etats-Unis. C’est là l’un des mécanismes mis en avant pour expliquer la sévérité de la Grande Dépression : chaque pays relevant ses barrières commerciales vis-à-vis du reste du monde pour stimuler sa demande domestique ou pour punir ses partenaires à l’échange ayant relevé les leurs à son égard, la guerre commerciale aurait aggravé la contraction de l’activité économique. C’est bien le spectre de la Grande Dépression que les économistes ont en tête lorsqu’ils dénoncent les dangers d’une montée du protectionnisme. 

Pourtant, même si les droits de douane Smoot-Hawley ont fait l’objet d’une très large littérature, peu de travaux ont cherché à en quantifier l’impact économique. En fait, les travaux d’histoire économique que se sont penchés sur les années 1930 ont plutôt tendance à conclure que les conflits commerciaux qui les ont émaillées ont eu beaucoup moins d’effets qu’on a tendance à le penser. Selon eux, la chute de l’activité économique provoquée par la Grande Dépression a été telle qu’elle explique l’essentiel de l’effondrement des échanges observé entre 1929 et 1933 ; la hausse des coûts commerciaux n’en expliquerait qu’une faible part. Par exemple, Douglas Irwin (1998a) estime que, si les droits de douane n’avaient pas été modifiés, les importations des Etats-Unis auraient décliné de 31,9 % entre le deuxième trimestre 1930 et le troisième trimestre 1932, alors qu’elles se sont effectivement contractées de 41,2 %, ce qui représente une faible différence. En outre, comme le commerce extérieur ne représentait guère un dixième revenu total des Etats-Unis à la fin des années 1920, beaucoup en ont conclu que les droits de douane ont eu un impact négligeable sur l’activité économique aux Etats-Unis : selon Irwin (1998b), ces effets ont certes été négatifs, mais faibles, tandis que pour Barry Eichengreen (1989) ils ont non seulement faibles, mais également positifs. 

Kris James Mitchener, Kirsten Wandschneider et Kevin Hjortshøj O’Rourke (2021) se sont penchés sur les actes de représailles commerciales que suscitèrent les droits de douane Smoot-Hawley. Ils ont tout d’abord identifié les réponses de chaque pays à ces dernières, puis ils ont analysé si ces réactions pouvaient être prédites par les relations commerciales ou politiques que ces pays entretenaient avec les Etats-Unis. Ils ont alors constaté que la réponse d’un pays à la loi Smoot-Hawley n’est déterminée ni par la part de ce pays dans les exportations avant 1930, ni par son solde commercial bilatéral vis-à-vis des Etats-Unis. 

Mitchener et ses coauteurs se sont alors penchés sur les effets de la guerre commerciale Smoot-Hawley sur les échanges bilatéraux. En utilisant une nouvelle série de données trimestrielles relatives aux échanges bilatéraux de 99 pays durant l’entre-deux-guerres, ils constatent que les exportations américaines ont été très pénalisées par la loi Smoot-Hawley et les représailles qu'elle suscita (cf. graphique). Même après prise en compte de la crise financière, de la chute de la demande globale et du déclin mondial des importations, il apparaît que les exportations américaines ont chuté de façon disproportionnée. Elles ont chuté plus amplement que ne l'ont fait les importations dans chaque pays : les exportations américaines vers les pays qui protestèrent chutèrent de 15 à 22 %, tandis que les exportations américaines vers les pays qui répliquèrent chutèrent de 28-33 %. Autrement dit, les représailles commerciales adoptées de facto n’ont pas été le fait des seuls pays qui en ont officiellement adoptées.

GRAPHIQUE  Exportations des Etats-Unis avant et après la loi Smoot-Hawley (en millions de dollars)

Plongée dans la guerre commerciale Smoot-Hawley

source : Mitchener et alii (2021)

La question qui se pose alors est de savoir comment les pays qui ont répliqué ont réussi à cibler les exportations américaines alors même que plusieurs d’entre eux étaient contraints par les clauses de la nation la plus favorisée. Ils ont pu adopter des quotas, qui sont par nature discriminant, ou alors ils ont pu relever des droits de douane en ciblant particulièrement les produits les plus exportés par les Etats-Unis.

En utilisant une seconde série de nouvelles données relatives aux exportations américaines vers 59 pays sur la période allant de 1926 à 1932, Mitchener et ses coauteurs constatent que les pays qui répliquèrent ont significativement réduit leurs achats d’exportations clés des Etats-Unis, en particulier de voitures, après l’adoption des droits de douane Smoot-Hawley. Même après prise en compte des exportations américaines agrégées pour certains marchés, il apparaît que les principales exportations américaines vers les pays qui répliquèrent chutèrent de 33 % après la hausse des droits de douane américains en 1930, ce qui est cohérent avec l’idée que les pays répliquèrent en ciblant les biens qui étaient de grande importance pour les Etats-Unis. En plus des droits de douanes ciblés, les représailles sont passées par des mesures non tarifaires comme des quotas et des boycotts visant les importations de produits américains.

Mitchener et ses coauteurs concluent leur analyse en rejetant l'affirmation de Peter Navarro selon laquelle aucun pays ne répliquerait aux droits de douane américains : les événements des années 1930 suggèrent que même un pays riche et puissant comme les Etats-Unis ne peut déclarer une guerre commerciale en se croyant jouir d'une pleine impunité.

 

Références

AMITI, Mary, Stephen J. REDDING & David E. WEINSTEIN (2019), « The impact of the 2018 trade war on U.S. prices and welfare », CEPR, discussion paper, n° 13564.

CONSTANTINESCU, Cristina, Aaditya MATTOO & Michele RUTA (2015), « Global trade slowdown: Cyclical or structural? », FMI, working paper, n° 15/6.

EICHENGREEN, Barry (1989), « The political economy of the Smoot-Hawley tariff », in Roger L. Ransom & Peter H. Lindert (dir.), Research in Economic History.

FAJGELBAUM, Pablo D., Pinelopi K. GOLDBERG, Patrick J. KENNEDY & Amit K. KHANDELWAL (2019), « The return to protectionism », NBER, working paper, n° 25638.

FURCERI, Davide, Swarnali A. HANNAN, Jonathan D. OSTRY & Andrew K. ROSE (2018), « Macroeconomic consequences of tariffs », NBER, working paper, n° 25402.

IRWIN, Douglas A. (1998a), « The Smoot-Hawley tariff: A quantitative assessment », in Review of Economics and Statistics, vol. 80, n° 2.

IRWIN, Douglas A. (1998b), « From Smoot-Hawley to reciprocal trade agreements: Changing the course of U.S. trade policy in the 1930s », in Michael D. Bordo, Claudia Goldin & Eugene N. White (dir.), The Defining Moment: The Great Depression and the American Economy in the Twentieth Century, University of Chicago Press.

IRWIN, Douglas A. (2011), Peddling Protectionism: Smoot-Hawley and the Great Depression, Princeton University Press.

MITCHENER, Kris James, Kirsten WANDSCHNEIDER & Kevin Hjortshøj O’ROURKE (2021), « The Smoot-Hawley trade war », CEPR, discussion paper, n° 15952.

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27 avril 2018 5 27 /04 /avril /2018 07:18
Mondialisation : qu’est-ce que les économistes ont pu manquer ?

L’élection de Donald Trump, la victoire du « Leave » lors du référendum autour du Brexit et l’essor de partis « populistes » dans de nombreux pays développés apparaissent pour certains comme un contrecoup de la mondialisation : une partie de la population, notamment les travailleurs peu qualifiés, rejetterait le libre-échange parce qu’elle n’en verrait que trop peu les gains, voire ne penserait n’en subir que des coûts. Ce rejet se serait notamment matérialisé à travers l’adoption de mesures protectionnistes de la part des autorités américaines, notamment vis-à-vis de la Chine, des mesures qui pourraient déboucher sur une véritable guerre commerciale suite à une escalade des représailles. Ces événements ont ravivé parmi les économistes un débat qu’ils pensaient avoir tranché il y a deux décennies.

Les économistes, même orthodoxes, n’ont jamais dénié le fait que l’ouverture d’un pays au commerce puisse avoir de profonds effets distributifs, c’est-à-dire qu’il puisse y avoir des gagnants et des perdants. Selon les théories traditionnelles du commerce international, l’intégration commerciale est susceptible d’accroître les inégalités de revenu au sein des pays développés. Par exemple, dans le modèle HOS, à deux biens, les économies relativement abondantes en capital se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de capital, tandis que les économies relativement abondantes en travail se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de travail. Cela se traduit dans chaque économie par une déformation du partage de la valeur ajoutée : au sein des économies abondantes en capital, la part du revenu national rémunérant le capital augmente et (symétriquement) la part rémunérant le travail diminue. Les propriétaires du capital gagnant en moyenne un revenu plus élevé que les travailleurs, les inégalités tendent par là à se creuser. C’est le corollaire du théorème Stolper-Samuelson.

Dans le prolongement du modèle HOS les théories néo-factorielles aboutissent au même résultat en distinguant les travailleurs selon leur niveau de qualification. Les pays développés, relativement bien dotés en travail qualifié, devraient se spécialiser dans les productions utilisant relativement plus de celui-ci, tandis que les pays en développement, surtout dotés en travail non qualifié, se spécialisent dans les productions utilisant relativement plus de celui-là. Dans les pays développés, cela signifie que les travailleurs qualifiés, davantage demandés, voient leur rémunération augmenter, tandis que les travailleurs peu qualifiés, peu demandés et notamment exposés au chômage, voient leur revenu décliner.

Sur le plan théorique, les économistes devraient donc craindre que l’ouverture au commerce internationale détériore la situation des travailleurs les moins qualifiés dans les pays développés, ne serait-ce que temporairement ; la spécialisation devrait amener ces pays à créer davantage d’emplois qualifiés, ce qui compenserait les destructions d’emplois peu qualifiés et permettrait à ceux qui les occupaient de se reclasser. Pour autant, au milieu des années quatre-vingt-dix, les économistes, notamment Paul Krugman (1995), ne pensaient pas que la mondialisation et surtout l’essor que connaissaient alors des pays à bas salaires comme la Chine aient de puissants effets sur l’emploi sur les pays développés. Certes, leurs données suggéraient que la croissance du commerce avait des effets dépressifs sur les salaires des travailleurs peu éduqués, mais ces effets semblaient quantitativement modestes. Les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient d’ailleurs que l’équivalent de 2 % de leur PIB ; cela ne semblait pas suffisant pour modifier les salaires relatifs de plus de quelques pourcents. Aux yeux de nombreux économistes, la hausse des inégalités que connaissaient les pays développés depuis les années quatre-vingt semblait plutôt être liée essentiellement au progrès technique.

Krugman (2018) reconnaît que le consensus des années quatre-vingt-dix s’est révélé erroné ou, tout du moins, excessivement optimiste. En effet, ce que saisissaient les données du début des années quatre-vingt-dix n’était que les prémices d’un phénomène qu’Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013) ont depuis lors qualifié d’« hypermondialisation » (hyperglobalization). Jusqu’aux années quatre-vingt, le commerce mondial, relativement au PIB, n’était qu’à peine plus élevé qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais durant les deux décennies suivantes, le commerce mondial a poursuivi son expansion pour rapidement atteindre un volume qui n’avait jamais été observé. En outre, si les exportations de biens manufacturés en provenance des pays en développement ne représentaient qu’une faible part de l’économie mondiale au début des années quatre-vingt-dix, elles représentent désormais une part trois fois plus élevée (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Volume des exportations de biens manufacturés réalisés par les pays en développement (en % du PIB mondial)

source : Krugman (2018), d’après les données de la Banque mondiale

Cela ne veut pas forcément dit que les effets sur les pays développés soient désormais trois fois plus amples qu’ils ne l’étaient au début des années quatre-vingt-dix. D’une part, une part importante des exportations des pays en développement ont eux-mêmes pour destination. D’autre part, avec la fragmentation internationale du processus productif, c’est-à-dire le développement de chaînes de valeur mondiales, le contenu en facteurs du commerce entre pays en développement et pays développés n’a pas changé aussi rapidement que son volume : une partie des biens exportés par les pays en développement (par exemple les iPhones produits en Chine) contiennent des composants venant de pays développés.

Ces deux dernières décennies ont aussi été marquées par d’énormes déséquilibres de comptes courants, or d’amples variations de comptes courants sont susceptibles d’entraîner de sérieux problèmes d’ajustement. Par exemple, aux Etats-Unis, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi manufacturier chutait certes en termes relatifs, c’est-à-dire relativement à l’emploi total, mais pas en termes absolus. Mais après 1997, ce n’est plus le cas : son montant absolu décline également, et ce parallèlement à un accroissement du déficit des échanges (hors pétrole) équivalent à 2,5 % du PIB. Selon Krugman, ce creusement du déficit a pu réduire la part de l’activité manufacturière dans le PIB de 1,5 point de pourcentage (soit plus de 10 %, si bien qu’il a pu contribuer par là à plus de la moitié de la baisse (de 20 %) de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005. La hausse des importations a ainsi constitué un puissant choc pour plusieurs travailleurs américains, ce qui a contribué à nourrir le rejet de la mondialisation.

Lors des années quatre-vingt-dix, les économistes se demandaient quel était l’impact du commerce international sur de larges ensembles de classes sociales et non sur des travailleurs de catégories ou secteurs spécifiques. En outre, ils supposaient d’une certaine façon que le facteur travail était mobile (professionnellement et géographiquement) au sein de chaque économie. Délaissant une telle hypothèse, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013) se sont focalisés sur les effets du « choc chinois » (« China shock ») sur les marchés du travail locaux, or ces effets se sont révélés être amples et durables : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi du fait de la concurrence étrangère et cet événement a durablement déprimé leurs revenus par la suite.

Mais selon Krugman, ce n’est pas parce que les économistes ont sous-estimé les coûts de la mondialisation qu’il est justifié que les pays développés adoptent des mesures protectionnistes. Tout d’abord, l’hypermondialisation semble n’avoir été qu’un événement temporaire, unique, associée à l’émergence de l’économie chinoise. D’ailleurs, le volume des échanges, relativement au PIB mondial, s’est stabilisé ces dernières années. Surtout, chercher à inverser le processus, en embrassant le protectionnisme, provoquerait de profondes réallocations de main-d’œuvre et celles-ci seraient aussi douloureuses que celles générées par le « choc chinois ». En outre, les entreprises ont investissant massivement en supposant que les économies resteraient ouvertes ; si cette hypothèse ne se vérifiait pas, de nombreux actifs issus de ces investissements (notamment des usines) deviendraient de véritables « épaves ».

 

Références

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

KRUGMAN, Paul (1995), « Growing world trade: Causes and consequences », Brookings Papers on Economic Activity, n° 1995-1.

KRUGMAN, Paul (2018), « Globalization: What did we miss? ».

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », Peterson Institute for International Economics, working paper, n° 13-6.

WOOD, Adrian (2018), « The 1990s trade and wages debate in retrospect », in voxEU.org, 25 avril.

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