Le niveau de dette publique a fortement augmenté dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, puis de nouveau suite à la pandémie de Covid-19 (cf. graphique 1). L’une des questions qui se pose est de savoir comment réduire cette dette ; la crainte est que celle-ci s’avère insoutenable ou que les Etats perdent la confiance des marchés financiers et ne parviennent plus à emprunter sur ces derniers, sauf à des taux d’intérêt prohibitifs, ce qui, dans l’un et l’autre cas, pourrait imposer une brutale contraction des dépenses publiques et des turbulences dans l’ensemble du système financier. Suite à la crise financière mondiale, le scénario d’un retour à une forte croissance était jugé peu probable. Plusieurs Etats avaient adopté des mesures d’austérité pour assainir rapidement leurs finances publiques, alors même que la reprise s’était à peine amorcée. Dans le cas de la zone euro, l’adoption de telles mesures a non seulement provoqué une nouvelle récession, mais elle s’est en outre révélée contre-productive, les ratios dette publique sur PIB ayant augmenté dans plusieurs pays-membres [House et alii, 2019].
GRAPHIQUE 1 Dette publique dans les pays développés et émergents (en % du PIB)
source : Gaspar et Gopinath (2020)
La croissance économique et l’austérité budgétaire ne sont pas les seuls leviers par lesquels les Etats peuvent réduire le poids de leur dette. Au cours de l’histoire, ils ont également recouru aux effacements ou restructurations de la dette et à la répression financière, c’est-à-dire aux mesures poussant les résidents à détenir des titres publics domestiques [Reinhart et Rogoff, 2014 ; Reinhart et Sbrancia, 2015]. L’inflation a également joué un rôle ; l’exemple classique est celui de l’hyperinflation de la République de Weimar au début des années 1920. Certains, comme Daniel Gros (2022), voient ainsi au moins un bienfait à la hausse actuelle de l’inflation.
En effet, l’inflation peut contribuer à réduire l’endettement public via plusieurs canaux [Akitoby et alii, 2014]. Par exemple, elle tend à accroître les recettes fiscales, si bien qu’elle a tendance à améliorer le solde primaire, en particulier si les dépenses publiques, notamment les minima sociaux et les rémunérations des fonctionnaires, ne sont pas indexées à l’inflation. En outre, l’inflation érode la valeur réelle de la dette. Si le niveau des prix augmente de 15 % ceteris paribus, la valeur réelle d’une dette publique équivalente à 120 % du PIB baisserait de 18 points de PIB, ce qui compenserait quasiment la hausse de 20 points provoquée par la pandémie [Gros, 2022]. Cet effet dépend toutefois de sa composition en termes de maturité et de devises : il est d’autant plus important qu’une part importante de la dette a une longue maturité et est libellée en monnaie domestique. En effet, si l’inflation augmente, les taux d’intérêt tendent également à augmenter, ce qui augmentera le coût de refinancement de la dette arrivant à échéance. D’autre part, si le pays connaît une plus forte inflation que ses partenaires à l’échange, sa monnaie tendra à se déprécier, ce qui accroîtra le poids de sa dette libellée en devises étrangères.
Si les déterminants des baisses des ratios dette publique observées par le passé ont fait l’objet d’une multitude de travaux au cours de la période récente, ce n’est pas vraiment le cas de l’inflation. Celle-ci ayant été particulièrement faible ces dernières décennies, les économistes ont pu finir par croire qu’il était improbable qu’elle revienne à un niveau élevé, donc qu’elle ne pouvait guère constituer un levier par lequel les Etats pouvaient espérer réduire le fardeau de leur dette. Carmen Reinhart et Belen Sbrancia (2015) ont estimé que la combinaison de l’inflation et de la répression financière a joué un rôle majeur dans la réduction de l’endettement public des pays développés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970. Sofia Bernardini et alii (2021) estiment que l’inflation n’avait joué un rôle crucial que dans les années qui ont immédiatement suivi ce conflit.
Dans une nouvelle étude, Rui Esteves et Barry Eichengreen (2022) ont cherché à déterminer plus clairement le rôle de l’inflation lors des consolidations de la dette publique, c’est-à-dire lors des fortes baisses du ratio dette publique sur PIB. Après avoir collecté une base de données relative à 183 pays pour une période s’étendant sur plus de deux siècles, ils ont identifié 378 épisodes de consolidations de la dette publique.
GRAPHIQUE 2 Fréquence des consolidations de la dette, des défauts et des allègements de dette (en %)
source : Esteves et Eichengreen (2022)
Ils notent que les consolidations de la dette publique ont eu tendance à se produire lors de périodes où les prix augmentaient, mais en l’occurrence graduellement. En définitive, ils ne décèlent qu’une faible corrélation entre le niveau d’inflation et la fréquence des consolidations de la dette publique. En effet, les consolidations de la dette publique ont été moins fréquentes au cours des périodes d’inflation relativement élevée, comme les guerres mondiales et les années 1970 (cf. graphique 2). Elles ont été les plus fréquentes au tournant du vingtième siècle et au cours de la Grande Modération, c’est-à-dire entre le milieu des années 1980 et la crise financière mondiale de 2008, or ces épisodes se sont caractérisés par une inflation relativement faible et stable.
GRAPHIQUE 3 La consolidation de la dette publique étasunienne entre 1947 et 1956
source : Esteves et Eichengreen (2022)
Poursuivant leur analyse, Esteves et Eichengreen ont développé un cadre pour déterminer les contributions respectives de l’effort budgétaire, de la croissance économique, des taux d’intérêt et de l’inflation des consolidations de la dette publique. Ils l’ont appliqué à travers plusieurs études de cas.
Par exemple, ils ont mis en regard les consolidations de la dette publique observées aux Etats-Unis et en France au tournant des années 1950. Entre 1947 et 1956, le ratio dette publique sur PIB des Etats-Unis a diminué de 66 points de pourcentage. Certains, comme Reinhart et Sbrancia (2015), estiment que cette réduction de la dette observée s’expliquerait avant tout par une combinaison de répression financière et d’inflation, mais ils n’ont pas distingué le rôle respectif de chacune des deux. Esteves et Eichengreen concluent de leur côté que les excédents budgétaires primaires expliqueraient deux cinquièmes de cette consolidation de la dette américaine et la croissance économique deux autres cinquièmes ; les taux d’intérêts réels en expliqueraient moins d’un quart (cf. graphique 3).
GRAPHIQUE 4 La consolidation de la dette publique française entre 1947 et 1956
source : Esteves et Eichengreen (2022)
La France a également connu une forte réduction de son ratio dette publique sur PIB entre 1947 et 1956 : celui-ci a baissé de 33 points de pourcentage. Contrairement aux Etats-Unis, elle avait pourtant tendance à connaître des déficits budgétaires, notamment en raison des besoins pour la reconstruction et pour la guerre d’Indochine, si bien que le solde primaire a contribué à alourdir le poids de la dette publique (cf. graphique 4). Mais la France connaissait alors une plus forte croissance que les Etats-Unis, notamment sous l’effet de la reconstruction d’après-guerre : d’après les estimations d’Esteves et Eichengreen, la croissance expliquerait les deux tiers de la réduction de sa dette publique française. L’inflation a également joué un rôle dans celle-ci. En 1947 et en 1948, l’inflation française a été supérieure à 50 %, si bien qu’elle a particulièrement contribué à réduire le ratio dette publique sur PIB, ce dernier passant de 64 à 48 % ; puis l’inflation ralentit fortement, si bien que le ratio dette publique sur PIB continua de diminuer, mais plus lentement, en atteignant 33 % en 1953.
En définitive, Esteves et Eichengreen concluent que c’est dans les décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale que l’inflation a le plus contribué à réduire la dette publique. Mais dans les périodes au cours desquelles l’inflation a été plus forte et persistante, les paiements d’intérêts ont souvent fortement augmenté, si bien qu’ils ont eu tendance à plus que compenser la contribution positive de l’inflation à la réduction de la dette publique. Les facteurs financiers, notamment la maturité de la dette, la réglementation financière et les anticipations d'inflations, se sont ainsi révélés essentiels en conditionnant le rôle de l'inflation.
Références
GROS, Daniel (2022), « The stabilizing effect of inflation », in Project Syndicate, 6 octobre.