Au sortir de la Grande Récession, les pays avancés faisaient face à un profond dilemme (et l'on peut se demander s'il n'est pas toujours d'actualité) : l’activité restait particulièrement fragile, ce qui plaidait en faveur d’un maintient de politiques accommodantes, voire d’un nouvelle assouplissement, or les Etats se caractérisaient par un niveau de dette publique particulièrement élevé, ce qui plaidait au contraire pour un resserrement de la politique budgétaire.
Certains économistes suggèrent que des niveaux élevés de dette publique pèsent sur la croissance économique. Cette idée a notamment été étayée par les travaux de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010). Ces derniers ont en effet suggéré qu’il existe un niveau d’endettement (proche de 90 % du PIB) à partir duquel la croissance tend à ralentir. Cela peut dénoter la présence d’un effet d’éviction : à un niveau élevé de dette publique, les agents privés anticipent un fort relèvement des impôts, donc ils sont susceptibles de réduire dès à présent leur investissement et leur offre de travail, ce qui détériore effectivement l’activité. L’endettement public peut facilement déraper si les marchés doutent de la capacité de l’Etat à le maintenir sur une trajectoire soutenable et exigent alors des taux d’intérêt plus élevés, ce qui va renforcer l’effet d’éviction sur l’activité privée. Par conséquent, l’Etat doit alors nécessairement avoir un faible niveau d’endettement pour assurer une croissance robuste. En l’occurrence, même si l’économie est en récession, une relance budgétaire ne permettra pas d’assurer une croissance soutenue, si bien que les gouvernements n’ont d’autres choix que de privilégier leur désendettement sur la stimulation de l’activité. L’étude de Reinhart et Rogoff a ainsi pu être utilisée par certains pour justifier d’un point de vue scientifique le resserrement budgétaire dans plusieurs pays européens à partir de 2010, c’est-à-dire à un instant où leur économie n’avait pas encore renoué avec une croissance soutenue.
Or, pour d’autres, c’est parce que certains pays connaissent une faible croissance que le poids de leur dette publique tend à augmenter. Par exemple, en raison des stabilisateurs automatiques, une faible croissance économique va se traduire par une dégradation du solde primaire. De plus, une récession peut accroître mécaniquement le ratio dette publique sur PIB en réduisant le dénominateur. Selon ces auteurs, la croissance est à la fois le principal déterminant de la soutenabilité d’une dette publique et, en l’occurrence, le seul moyen de réduire durablement celle-ci. Par conséquent, si l’économie est en récession, l’Etat doit privilégier la stimulation de l’activité en adoptant des plans de relance, même si son niveau d’endettement est élevé ; ce n’est que lorsque l’économie renoue avec l’expansion que l’Etat peut consolider ses finances publiques, à la fois efficacement et sans pénaliser l’activité. Certains auteurs ont même suggéré qu’un niveau élevé de dette publique pouvait nuire à la croissance… tout simplement en incitant les gouvernements à adopter des plans d’austérité [Panizza et Presbitero, 2012].
Les études empiriques se sont multipliées depuis les travaux originels de Reinhart et Rogoff pour déterminer s’il existe effectivement des non linéarités dans la relation entre dette publique et croissance économique. Certaines ont confirmé leurs conclusions, d’autres l’ont rejetée. Le débat a pris une nouvelle ampleur l’année dernière lorsque Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin (2013) ont révélé des erreurs d’ordre méthodologique dans l’étude de Reinhart et Rogoff (2010). Quelques mois plus tard, Markus Eberhardt et Andrea Presbitero (2013) ont publié un document de travail pour le Fonds monétaire international où ils constataient que, s’il existe effectivement un seuil d’endettement au-delà duquel la dette publique se révèle nocive à la croissance, celui-ci n’est pas commun à l’ensemble des pays et n’est pas constant dans le temps, ce qui les amenait à rejeter l’idée qu’une même politique économique n’est pas forcément applicable à l’ensemble des pays, encore moins au même instant.
Dans une nouvelle publication du FMI, Andrea Pescatori, Damiano Sandri et John Simon (2014) utilisent une nouvelle méthode économétrique leur permettant de prendre en compte la causalité inversée, c’est-à-dire l’impact de la croissance économique sur la dette publique. Ils constituent une nouvelle base de données leur permettant de suivre l’évolution des ratios dette publique sur PIB de nombreux membres du FMI depuis 1875. Dans leur échantillon, la dette publique représente en moyenne 55 % du PIB, tandis que le taux de croissance annuel moyen de la production réelle s’élève à 2,24 %. Les auteurs ne trouvent aucune preuve empirique de l’existence d’un seuil d’endettement public à partir duquel les perspectives de croissance à moyen terme sont affectées. Au contraire, l’association à moyen terme entre dette publique et croissance s’affaiblit pour de hauts niveaux d’endettement (cf. graphique pour différents horizons temporels).
GRAPHIQUE Dette et croissance à moyen terme
source : Pescatori et alii (2014)
Pescatori et ses coauteurs constatent également que la trajectoire de la dette peut être aussi importante que le niveau de dette pour comprendre les futures perspectives de croissance. En effet, les pays dont le volume de dette publique est important, mais toutefois décroissant, connaissent une croissance du PIB aussi rapide que les pays moins endettés. Toutefois, leur analyse suggère qu’un niveau plus élevé de dette est associé à un plus haut degré de volatilité de la production, or cette volatilité est susceptible de profondément nuire au bien-être collectif. Cela suggère selon eux que des niveaux élevés de dette publique peuvent toujours être associés avec de plus fortes pressions sur les marchés obligataires ou par l’action des autorités budgétaires et monétaires, notamment les plans d’austérité. Mais comme le reconnaissent les auteurs, cette relation peut elle-même refléter une causalité inverse : la volatilité de la croissance peut empêcher les gouvernements de gérer efficacement leurs finances publiques.
Références
EBERHARDT, Markus, & Andrea F. PRESBITERO (2013), « This time they are different: Heterogeneity and Nonlinearity in the Relationship between debt and growth », IMF working paper, novembre.
PANIZZA, Ugo, & Andrea F PRESBITERO (2012), « Public debt and economic growth: Is there a causal effect? », MoFiR working paper, n° 65, 2 avril.
REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 100, n° 2.