La Grande Récession s'est traduite par un large creusement des déficits et la dette publique a atteint des niveaux qui n’avaient pas été connus depuis la Seconde Guerre mondiale. Or, non seulement la crise financière de 2007 a éclaté dans un contexte où les finances publiques de plusieurs pays développés étaient déjà dégradées, mais des tendances de long terme, telles que le vieillissement démographique, vont aussi fortement peser sur les finances publiques ces prochaines décennies. Les inquiétudes concernant la soutenabilité de l’endettement public ont ainsi amené les gouvernements à adopter dès 2009 des mesures d’austérité pour stabiliser la trajectoire de leur dette. Ce resserrement de la politique budgétaire a trouvé une justification dans les diverses études suggérant qu’un niveau élevé d’endettement public pouvait nuire à la croissance économique. Selon celles-ci, les politiques budgétaires expansionnistes peuvent éventuellement stimuler l’activité économique à court terme, mais la hausse subséquente du ratio dette sur PIB peut réduire la croissance économique et finalement annuler les effets positifs de la relance budgétaire. Toute une littérature empirique a ainsi récemment suggéré l’existence d’une corrélation négative entre la dette publique et la croissance économique et affirmé que cette corrélation se renforçait lorsque le ratio se rapprochait de 100 %.
L’étude réalisée par Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff (2010) est pionnière dans cette littérature. Les deux auteurs ont compilé les données relatives à 44 pays au cours de deux siècles et fait apparaître une relation non linéaire entre la croissance économique et l’endettement public. Lorsque la dette publique représente moins de 90 % du PIB, la relation entre la dette publique et la croissance réelle du PIB est faible ; cette dernière est relativement stable et s’élève autour de 3-4%. En revanche, lorsque le ratio dette publique sur PIB est supérieur à 90 %, les taux de croissance médians chutent d’un pourcent et la croissance moyenne diminue encore plus lourdement, devenant légèrement négative.
Il s’agit très certainement de l’article le plus fréquemment cité ces dernières années pour éclairer le débat sur l’endettement public et justifier l’adoption de mesures d’austérité. Cette étude a toutefois suscité plusieurs réserves. D’une part, même si l’on accepte les résultats de Reinhart et Rogoff, c’est-à-dire l’idée qu’il existe un lien entre l'accroissement de l'endettement public et l'affaiblissement de croissance économique, il n’est pas certain que la causalité aille nécessairement du premier vers le second. Il est en effet logique qu’une faible croissance économique mène à un creusement des déficits, puisqu’elle réduit les recettes fiscales tout en gonflant simultanément les dépenses publiques, notamment le poids des transferts. D’autre part, un canal de transmission plus subtil pourrait expliquer les coûts macroéconomiques de l’endettement public. Les plans d’austérité, en particulier lorsqu’ils sont mis en œuvre lors des récessions, sont susceptibles de réduire la croissance économique tout en conduisant à une nouvelle élévation de la dette publique. Par conséquent, un niveau d’endettement élevé peut effectivement conduire à une réduction de la croissance, mais parce qu’il incite les gouvernements à resserrer leur politique budgétaire [Panizza et Presbitero, 2012].
Surtout, Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin (2013) ont récemment cherché à répliquer les résultats de Reinhart et Rogoff en utilisant directement les données de ces derniers. Ils décèlent trois importantes erreurs dans le traitement des données réalisé par Reinhart et Rogoff, or ces défauts méthodologiques influencent particulièrement les résultats. Tout d’abord, Reinhart et Rogoff ont ignoré certaines années où les économies connaissaient à la fois un taux de croissance élevé et un fort endettement public. En l’occurrence, ils ne prennent pas en compte les performances économiques de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada dans l’immédiat après-guerre. Ensuite, ils utilisent une méthode peu conventionnelle pour pondérer les pays lorsqu'ils agrègent leurs données, ce qui réduit au final le taux de croissance moyen des économies endettées. Enfin, Reinhart et Rogoff n’ont tout simplement pas sélectionné toutes leurs données sur Excel, ce qui les a finalement amenés à exclure de l’analyse cinq pays qui se caractérisaient à la fois par un niveau élevé de dette publique et un fort taux de croissance moyen.
GRAPHIQUE Taux de croissance moyen du PIB réel selon différents ratios de dette publique sur PIB (en %)
source : Jared Bernstein (2013)
données : Herndon et alii (2013)
Une fois les erreurs corrigées, Herndon et ses coauteurs montrent que les pays ayant une dette publique supérieure à 90 % du PIB enregistrent une croissance moyenne de 2,2 % et non de – 0,1 % comme le suggéraient auparavant l’étude de Reinhart et Rogoff. La croissance moyenne des pays fortement endettés ne diffère donc pas significativement des performances des autres économies. Les trois erreurs commises par Reinhart et Rogoff les ont donc amenés à particulièrement sous-estimer la croissance économique des pays hautement endettés. Herndon et alii suggèrent éventuellement une non-linéarité dans la relation entre la dette publique et la croissance du PIB, mais celle-ci apparaît à un faible niveau d’endettement, puisque les pays dont la dette publique représente moins de 30 % du PIB ont une croissance plus élevée que les autres. Dans tous les cas, leur étude les amène à rejeter l’idée que l’endettement public nuit fortement à la croissance économique une fois passé le seuil de 90 %. Un tel résultat devrait logiquement amener à une réorientation des politiques budgétaires. Il rappelle que la stabilisation de l’activité est peut-être une question bien plus pressante que celle de l’assainissement des finances publiques.
Références
REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », NBER working paper, n° 15639, janvier.