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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 14:56

Lorsque le territoire d’un pays est le théâtre d’une guerre, son économie bascule dans la récession. Le conflit s'apparente tout d'abord à un puissant choc d'offre. En effet, l'économie perd une partie de son stock de capital physique, notamment avec les destructions de logements et de sites de production, et une partie des ressources du secteur privé est réallouée au secteur défensif. Les disponibilités en main-d’œuvre diminuent avec les pertes en vie humaine, les mobilisations pour l’armée et l’émigration. L’activité économique privée risque également d’être pénalisée par un assèchement des financements disponibles et par la remontée de l’incertitude, qui entraînent une hausse des coûts de financement et découragent l’investissement. Enfin, la contraction de l’activité économique, donc des recettes fiscales, et la hausse des besoins en dépenses militaires détériorent les finances publiques.

Maxim Chupilkin et Zsoka Kóczán (2022) ont étudié près de 400 conflits, aussi bien des guerres civiles que des guerres interétatiques, qui ont éclaté ces deux derniers siècles. Ils ont recouru à la méthode du contrôle synthétique pour déterminer leurs répercussions économiques ; cette méthode avait d’ailleurs été développée par Abadie et Gardeazabal (2003) en utilisant le conflit au pays basque comme étude de cas. En l’occurrence, pour déterminer les répercussions économiques d’une guerre sur un pays donné, Chupilkin et Kóczán ont combiné les données relatives à des pays qui se comportaient pareillement à ce pays avant le début du conflit, mais qui n’ont ensuite pas été concernés par ce dernier ; ensuite, ils ont comparé l’évolution ultérieure de ce « pays » contrefactuel avec celle du pays en guerre. De cette façon, Chupilkin et Kóczán ont estimé qu’un pays qui connaît une guerre sur son territoire enregistre une perte de PIB par tête de 7 % à la fin du conflit. En outre, ils notent que les perdants et les pays qui ont été initialement attaqués tendent à subir de plus fortes chutes de leur PIB par tête que les gagnants et les pays qui ont déclaré la guerre.

GRAPHIQUE 1  Effets d’une guerre sur le PIB et l’inflation

Les conséquences économiques de la guerre

A partir de données relatives à 60 pays pour une période allant de 1870 à 2022, Jonathan Federle, André Meier, Gernot Müller, Wili Mutschler et Moritz Schularick (2024) ont analysé les répercussions économiques des guerres interétatiques provoquant la mort d’au moins 10.000 personnes. Ces conflits entraînent une chute immédiate du PIB. Cinq ans après le début du conflit, le PIB est en général inférieur de 30 % au niveau qu’il aurait atteint si la guerre n’avait pas eu lieu. La guerre entraîne également une hausse forte et durable de l’inflation : elle augmente de 15 points de pourcentage au cours de la première année du conflit, puis elle reste ensuite à un niveau élevé. Ainsi, une guerre s’apparente bien à un puissant choc d’offre négatif. 

GRAPHIQUE 2  Effets d’une guerre sur le PIB et l’inflation des pays non belligérants

Les conséquences économiques de la guerre

Les dommages économiques occasionnés par un conflit ne sont pas supportés par les seuls pays dans lesquels il se déroule. Tout d'abord, la guerre exerce de larges effets négatifs sur les pays qui leur sont proches géographiquement, notamment en raison de leurs liens commerciaux. D’après les estimations de Federle et alii, ceux-ci voient leur production chuter de 10 % au cours des cinq années suivantes et leur inflation augmenter de 5 points de pourcentage en moyenne. En revanche, la guerre a un effet nul, voire légèrement positif, pour les pays très éloignés. Ainsi, les dommages économiques que subit un pays non belligérant diminuent avec la distance géographique qui le sépare du pays théâtre d’une guerre et ils augmentent avec le degré d’intégration de leurs relations commerciales (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 3  Perte en PIB occasionnée par l'invasion russe de l'Ukraine

Les conséquences économiques de la guerre

En utilisant les régularités historiques, Federle et ses coauteurs ont estimé les coûts économiques de l’invasion russe de l’Ukraine. Ils s’attendent à une chute cumulée de 110 milliards d’euros du PIB ukrainien jusqu’à 2026 et une destruction du stock de capital physique de plus de 879 milliards d’euros. Le coût de ce conflit pour les pays non belligérants sera également substantiel : d’ici 2026, la perte en PIB s’élèverait à environ 231 milliards d’euros pour l’économie mondiale (la Russie et l’Ukraine exclus), à 65 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Union européenne, à 16 milliards d’euros pour l’Allemagne et à 11 milliards d’euros pour la France plus spécifiquement. 

Les répercussions économiques d’une guerre ne se manifestent pas seulement le temps du conflit. Ce dernier a des répercussions durables sur les économies. Valerie Cerra et Sweta Chaman Saxena (2008) montrent que les récessions provoquées par une guerre sont certes suivies par un rebond de la production, mais celui-ci est incomplet, si bien que la production ne revient pas sur la trajectoire qu’elle suivait avant le conflit. Chupilkin et Kóczán (2022) observent notamment que, même si le revenu par tête rebondit et la productivité globale des facteurs retourne au bout de cinq ans au niveau qu’elle atteignait à la veille du conflit, la main-d’œuvre et le stock de capital physique restent durablement déprimés. Dans l’immédiat, les disponibilités en main-d’œuvre restent réduites en raison des pertes humaines et de l’émigration ; à plus long terme, elles seront contraintes par la chute de la natalité enregistrée lors du conflit. Quant au capital physique, aux infrastructures, leur reconstruction peut certes stimuler la croissance à court terme et contribuer à moderniser l’économie, mais elle peut prendre plusieurs décennies avant que le stock de capital retrouve son niveau initial. En outre, Chupilkin et Kóczán notent que ces effets sont plus durables dans le cas des guerres civiles que dans le cas des guerres interétatiques, dans la mesure où les premières tendent à durer plus longtemps et à avoir moins de chances d’être résolues.

Au fil de ses travaux, Robert Barro a conclu que les pandémies dépriment plus durablement la croissance que les guerres : les premières affectent essentiellement le stock de capital humain et les secondes détruisent essentiellement le stock de capital physique, mais, comme l’accumulation de capital humain dépend du stock de capital humain déjà existant, le stock de capital humain se reconstitue selon lui plus difficilement que le stock de capital physique. Mais ce raisonnement tend à négliger le fait que les conflits ne sont pas sans détruire une partie du stock de capital humain et freiner son accumulation.

Plusieurs travaux ont en effet montré les effets particulièrement négatifs et durables que les guerres ont eu sur l’éducation et la santé, physique et mentale, des enfants, notamment en raison des perturbations de la scolarité, des difficultés d’alimentation et des traumatismes qu'elles provoquent [Justino, 2011 ; Brück et alii, 2022 ; Angrist et alii, 2022 ; Tekin et alii, 2022]. Par exemple, Andrea Ichino et Rudolf Winter‐Ebmer (2011) ont étudié les effets que la Seconde Guerre mondiale a pu avoir sur les enfants dont elle a perturbé la scolarité. En l’occurrence, ils ont comparé la trajectoire des Autrichiens et des Allemands qui avaient dix ans lors du conflit et qui avaient en conséquence reçu moins d’éducation avec la trajectoire des personnes qui appartenaient aux mêmes cohortes, mais qui résidaient en Suisse et en Suède, deux pays restés extérieurs au conflit. Ichino et Winter‐Ebmer observent un effet particulièrement durable sur les premières : quatre décennies après le conflit, elles accusaient encore une perte de revenus significative. En étudiant également les effets de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de la guerre du Vietnam, Mevlude Akbulut-Yuksel (2022) note que les effets sur l’éducation et la santé sont plus prononcés pour les filles et les enfants des familles les plus modestes.

La guerre, une fois terminée, peut avoir certains effets positifs sur la productivité globale des facteurs. C’est par exemple le cas si les technologies développées à des fins militaires (à l’instar de l’aviation, de la chimie, de l’énergie nucléaire et de l'informatique lors des guerres mondiales) sont mobilisables à des fins civiles [Ruttan, 2006 ; Gross et Sampat, 2023] ou bien si la recherche-développement publique stimule la recherche-développement privée [Moretti et alii, 2019]. Mais ce n’est pas systématiquement le cas. En étudiant l’impact des guerres prolongées qui ont émaillé l’Amérique latine ces derniers siècles, Jakob Madsen et Miethy Zaman (2023) constatent que la forte hausse des dépenses militaires a eu tendance à évincer les investissements dans l’éducation et la recherche-développement. Une fois que les dépenses militaires ont commencé à diminuer, il fallut plusieurs décennies pour que l’investissement en éducation et en recherche-développement se redresse. Madsen et Zaman en concluent que ces guerres ont certainement contribué à retarder le décollage de la croissance dans les pays latino-américains. 

 

Références

ABADIE, Alberto, & Javier GARDEAZABAL (2003), « The economic costs of conflict: A case study of the Basque country », in American Economic Review, vol. 93, n° 1.

AKBULUT-YUKSEL, Mevlude (2022), « Unaccounted long-term health cost of wars on wartime children », VoxEU.org, 10 mai.

ANGRIST, Noam, Simeon DJANKOV, Pinelopi GOLDBERG & Harry Anthony PATRINOS (2022), « The loss of human capital in Ukraine », VoxEU.org, 27 avril.

ARTUC, Erhan, Nicolas GOMEZ-PARRA & Harun ONDER (2022), « The true cost of war », Banque mondiale, policy research working paper, n° 10217.

BRÜCK, Tilman, Michele DI MAIO & Sami MIAARI (2022), « Learning the hard way: The effect of conflict on education », VoxEU.org, 19 avril.

CERRA, Valerie, & Sweta Chaman SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CHUPILKIN, Maxim, & Zsóka KÓCZÁN (2022), « The economic consequences of war: Estimates using synthetic controls », EBRD, working paper, n° 271.

FEDERLE, Jonathan, André MEIER, Gernot MÜLLER, Wili MUTSCHLER & Moritz SCHULARICK (2024), « The price of war », CEPR, discussion paper, n° 18834.

GROSS, Daniel P., & Bhaven N. SAMPAT (2023), « The World War II crisis innovation model: What was it, and where does it apply? », in Research Policy, vol. 52., n° 9.

ICHINO, Andrea, & Rudolf WINTER‐EBMER (2004), « The long‐run educational cost of World War II », in Journal of Labor Economics, vol. 22, n° 1.

JUSTINO, Patricia (2011), « Violent conflict and human capital accumulation », Institute of Development Studies, working paper, n° 379.

MADSEN, Jakob B., & Miethy ZAMAN (2023), « Wars, education and economic development », CAMA, working paper, n° 22/2023.

MORETTI, Enrico, Claudia STEINWENDER & John VAN REENEN (2019), « The intellectual spoils of war? Defense R&D, productivity and international spillovers », NBER, working paper, n° 26483.

RUTTAN, Vernon Wesley (2006), Is War Necessary for Economic Growth? Military Procurement and Technology Development, Oxford University Press. 

TEKIN, Erdal, Belgi TURAN & Mevlude AKBULUT-YUKSEL (2022), « Wartime children and long-term mental health », VoxEU.org, 18 octobre.

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