Les inégalités de salaires ont eu tendance à se creuser depuis le début des années quatre-vingt dans les pays développés. Aux Etats-Unis, les travailleurs diplômés du supérieur ont vu leur salaire réel augmenter au cours de ces quatre dernières décennies, tandis que ceux qui sont peu diplômés ont vu le leur baisser : les hommes qui ne sont pas diplômés du secondaire ont vu leur salaire réel chuter de 15 % depuis 1980.
Pour expliquer ce creusement des inégalités salariales, toute une littérature a développé à partir des années quatre-vingt-dix l’idée d’un « progrès technique biaisé en faveur des qualifications » (skilled-biased technological change) : les nouvelles technologies supposées essentiellement substituables aux travailleurs non qualifiés et complémentaires avec les travailleurs qualifiés, leur diffusion aurait tendance à réduire la demande de travail non qualifié et à augmenter celle de travail qualifié [Bound et Johnson, 1992 ; Katz et Murphy, 1992].
Toutefois, les analyses empiriques ne parviennent pas à pleinement valider cette théorie. Cette dernière peine notamment à expliquer un phénomène qui a marqué les marchés du travail ces toutes dernières décennies, à savoir celui de la « polarisation de l’emploi » : aux Etats-Unis [Autor et alii, 2006], tout comme en Europe [Goos et alii, 2009], la part des emplois peu qualifiés a eu tendance, non pas à diminuer, mais à augmenter, tout comme celle des emplois très qualifiés, si bien que ce sont en fait les emplois moyennement qualifiés qui ont vu leur part dans l’emploi total diminuer.
Depuis les années deux mille, la focale s’est déplacée sur les tâches de production proprement dites. David Autor, Frank Levy et Richard Murnane (2003) ont souligné que ce sont les tâches essentiellement routinières qui sont les plus susceptibles d’être automatisées (ou délocalisées). Dans la mesure où ces tâches sont généralement réalisées par des travailleurs situés au milieu de la distribution des niveaux de qualifications et des salaires, l’automatisation semble contribuer à expliquer la polarisation de l’emploi.
Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2018) ont cherché à développer un cadre conceptuel pour étudier comment les avancées technologiques, notamment en matière de technologies d’automatisation, sont susceptibles d’affecter l’emploi, la répartition du revenu national et les salaires. En s’appuyant sur des données empiriques, ils ont montré que le déploiement des robots a eu tendance ces dernières décennies à détruire des emplois et à pousser les salaires à la baisse aux Etats-Unis [Acemoglu et Restrepo, 2020] et en France [Acemoglu et alii, 2020].
GRAPHIQUE 1 Relation entre variation des salaires réels et exposition d’un groupe de travailleurs dans les secteurs connaissant une baisse de la part du travail
Dans une nouvelle analyse, Acemoglu et Restrepo (2021) concluent que l’automatisation explique une part significative de la hausse des inégalités de salaires observée depuis le début des années 1980 aux États-Unis. En effet, ils partent notamment du constat que les groupes de travailleurs qui étaient spécialisés en 1980 dans les secteurs qui connurent par la suite de significatives baisses de la part du travail ont vu leurs salaires relatifs chuter entre 1980 et 2016 (cf. graphique 1). Cette variation explique 40 % des changements de la structure des salaires entre ces groupes. Cette relation s’explique surtout par les groupes de travailleurs qui étaient spécialisés dans les tâches routinières dans ces secteurs (cf. graphique 2). L’indicateur de déplacement des tâches explique 67 % des changements de la structure des salaires. Autrement dit, une grande partie des changements qui ont marqué la structure des salaires aux Etats-Unis au cours des quatre dernières décennies s’explique par la baisse des salaires relatifs des travailleurs qui s’étaient spécialisés dans les tâches routinières dans les secteurs qui connurent ultérieurement une baisse de la part du travail.
GRAPHIQUE 2 Relation entre variation des salaires réels et exposition aux emplois routiniers dans les secteurs connaissant une baisse de la part du travail
Pour déterminer le rôle de l’automatisation dans le creusement des inégalités salariales aux Etats-Unis, Acemoglu et Restrepo développent un modèle où les nouvelles technologies d’automatisation élargissent l'éventail de tâches que peut assurer le capital et où celles-ci ont pour effet de déplacer certains groupes de travailleurs des tâches pour lesquelles ils disposaient d’un avantage comparatif. Acemoglu et Restrepo en tirent une équation simple liant les variations de salaires d’un groupe démographique au déplacement de tâches qu’il connaît. En estimant cette équation, ils concluent qu’entre 50 % et 70 % de la déformation de la structure des salaires américains entre 1980 et 2016 s’expliqueraient par la baisse du salaire relatif des groupes de travailleurs spécialisés dans les tâches routinières dans les secteurs ayant connu une forte automatisation. Les délocalisations, la hausse de la concentration sur les marchés des produits, l’intensification de la concurrence des importations et la désyndicalisation ont pu également contribuer à creuser les inégalités salariales, mais dans une bien moindre mesure.
Ce faisant, Acemoglu et Restrepo estiment les effets directs du déplacement de tâches sur les salaires relatifs, mais leurs régressions ignorent d’importantes forces d’équilibre général, c’est-à-dire des canaux via lesquels l’automatisation est susceptible d’influencer indirectement les salaires réels : dans la mesure où l’automatisation et le déplacement des tâches sont concentrés dans une poignée de secteurs, il vont modifier la composition sectorielle de l’économie, ce qui affecte la demande de travail pour chaque catégorie de travailleurs ; il y a aussi des effets d’entraînement, en l’occurrence une plus grande concurrence entre les travailleurs déclassés pour les tâches non automatisées, ce qui pousse leurs salaires à la baisse, etc. Une fois pris en compte de tels effets d’équilibre général, Acemoglu et Restrepo estiment que le déplacement de tâches expliquerait près de 50 % des changements observés dans la structure des salaires américains. En définitive, ils concluent que le déplacement des tâches a entraîné une hausse significative des inégalités salariales, mais sans pour autant s'accompagner d’importants gains de productivité.
Références