Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux, notamment ceux de la BRI [Borio et Lowe, 2002 ; Borio, 2012], ont mis en avant l’importance des facteurs financiers, en particulier du crédit, dans le cycle d’affaires. Moritz Schularick et Alan Taylor (2012) ont conclu que la croissance du crédit constitue un puissant indicateur avancé des crises financières, tandis qu’Oscar Jordà et alii (2013) ont observé que les récessions étaient plus sévères et les reprises plus lentes lorsque les expansions qui les précédaient étaient marquées par une forte hausse du crédit. Bref, une croissance excessive du crédit tend à augmenter le risque de crise financière et à aggraver les récessions, mais est-ce le cas de tous les crédits ?
La crise financière de 2007 a fait braquer les projecteurs sur la dette des ménages. En effet, elle semble avoir joué un rôle clé aux Etats-Unis non seulement dans l’accumulation des déséquilibres qui ont conduit à la crise, mais aussi sur la dynamique macroéconomique une fois celle-ci déclenchée : dans les territoires où les emprunteurs les plus pauvres (les ménages catégorisés « subprime ») étaient présents de façon disproportionnée, la croissance du crédit avant la crise a été particulièrement forte et la hausse du nombre de défauts de paiement lors de la crise a été particulièrement forte [Mian et Sufi, 2009] ; pendant la Grande Récession, la chute de la consommation et de l’emploi a été amplifiée dans les comtés où les ménages s’étaient avant-crise le plus endettés [Mian et Sufi, 2010 ].
Plusieurs études ont montré que l’endettement des ménages joue plus largement un rôle clé dans l’ensemble des cycles macroéconomique et financier. Non seulement la croissance de la dette des ménages et du crédit immobilier augmente le risque qu’éclate une crise financière [Büyükkarabacak et Valev, 2010 ; Jordà et alii, 2015] et que le cycle d’affaires se retourne [Mian et alii, 2017], mais en outre elle tend aussi à aggraver la récession qui en résulte et à ralentir la reprise suite à celle-ci [Jordà et alii, 2016a]. Les prix de l’immobilier y jouent un rôle clé, dans la mesure où le logement est le principal actif pour lequel les ménages s’endettent et sur lequel leur dette est adossée.
Les effets macroéconomiques de la dette des entreprises sont moins apparents dans la littérature empirique. En utilisant les données de 30 pays, Atif Mian et alii (2017) ont conclu que la dynamique de la dette des entreprises ne contribue pas au cycle macroéconomique comme le fait la dette des ménages et qu’elle n’a qu’un faible pouvoir prédictif pour la croissance subséquente du PIB. Oscar Jordà et alii (2022) concluent quant à eux que les booms du crédit des entreprises ne sont associés ni à une plus forte fragilité financière, ni à une plus lente reprise suite à une récession, sauf dans les pays qui ont des régimes de faillite des entreprises inefficaces.
Cela dit, Xavier Giroud et Holger Mueller (2015) jugent que l’endettement des entreprises a joué un rôle clé dans la propagation des chocs durant la Grande Récession aux Etats-Unis : les entreprises qui se sont le plus endettées à la veille de la crise ont connu une plus forte baisse de l’emploi lors de celle-ci que les autres entreprises, tandis que les comtés avec la plus grande part d’entreprises très endettées ont connu de plus fortes baisses de l’emploi lors de la crise que les autres comtés. Elargissant leur observation à un grand nombre de récessions américaines, Giroud et Mueller (2015) estiment que la hausse de l’endettement des entreprises augmente le risque de récession et ralentit le rythme de la reprise subséquente, et ce pas seulement dans le cas de la Grande Récession. Şebnem Kalemli-Özcan et alii (2022) ont quant à eux observé que les entreprises européennes qui étaient les plus endettées avant la Grande Récession ont été les plus susceptibles de réduire leur investissement lors de celle-ci et que cet endettement a contribué à expliquer une part significative de la perte d’investissement suite à la crise.
En s’appuyant sur une nouvelle base de donnée relatives à 11 économies avancées et émergentes au cours de la période allant de 1940 à 2014, Victoria Ivashina, Ṣebnem Kalemli-Özcan, Luc Laeven et Karsten Müller (2024) se sont davantage penchés sur le rôle de la dette des entreprises dans la stabilité financière et les fluctuations macroéconomiques. Leur échantillon est plus large que ceux des précédentes études ; il inclut 87 épisodes de crise financière systémique. Ils ont alors étudié les booms du crédit qui précèdent les crises financières en recourant à une approche d’étude d’événement et à des régressions prédictives.
GRAPHIQUE 1 Variation du ratio crédit sur PIB autour d’une crise financière dans les pays développés (en %)
Ivashina et ses coauteurs notent que la dette des entreprises explique généralement les deux tiers de l’expansion du crédit agrégé les trois années précédant une crise financière (cf. graphiques 1 et 2). Une fois une crise financière en cours, l’effondrement du crédit se concentre entièrement dans le crédit aux entreprises. Ce dernier constitue alors la grande majorité des prêts non performants. La dynamique de la dette des entreprises contraste avec celle de la dette des ménages : cette dernière continue de croître relativement au PIB, même après une crise financière, et elle ne représente qu’une petite fraction des prêts non performants après la crise. A cet égard, la crise financière de 2007 aux Etats-Unis s’apparente à une anomalie, puisqu’au cours de celle-ci la majorité des prêts non performants concernaient la dette des ménages.
GRAPHIQUE 2 Variation du ratio crédit sur PIB autour d’une crise financière dans les pays émergents (en %)
Une expansion du crédit aux entreprises est associée à une plus grande probabilité qu’une crise financière éclate subséquemment. Ivashina et ses coauteurs estiment que les hausses de la dette des entreprises peuvent prédire tout autant, voire davantage, les crises financières que les hausses de la dette des ménages. En l’occurrence, elles sont particulièrement susceptibles de déclencher des périodes de détresses pour le secteur financier en détériorant les bilans des banques.
En outre, elles prédisent également la profondeur de la récession : après un boom de la dette des entreprises, la reprise suite à une crise financière est plus lente et marquée par un plus faible investissement et un plus faible emploi, en particulier lorsque la dette des entreprises est adossée à des collatéraux aux valeurs procycliques, en l’occurrence l’immobilier.
En définitive, malgré le fait que le développement du crédit ait entraîné une forte hausse de la dette des ménages depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [Jordà et alii, 2016a ; Jordà et alii, 2016b], la dette des entreprises semble continuer de jouer un rôle clé dans le cycle d’affaires et les crises financières. Les autorités de supervision financière ne doivent donc pas se focaliser sur la seule dette des ménages et négliger la dette des entreprises.
Références
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2014), House of Debt: How They (and You) caused the Great Recession, and How We Can Prevent It from Happening Again, University of Chicago Press.