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6 décembre 2020 7 06 /12 /décembre /2020 13:28
crédit : AFP

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Selon le théorème Modigliani-Miller (1958), la valeur d’une entreprise ne dépend pas de sa structure de financement, mais ce bien sûr à condition qu’un certain nombre d’hypothèses soient respectées. S’écartant de ce cadre théorique idyllique, certains ont suggéré qu'un recours excessif à l'endettement était susceptible de conduire à un sous-investissement. Stewart Myers (1977), par exemple, a montré que le risque de défaut réduit les incitations à investir des entreprises endettées. Ces dernières peuvent ne pas mettre en œuvre des projets ayant pourtant une valeur actuelle nette positive, dans la mesure où les actionnaires risquent de ne pas en bénéficier en cas de défaut. L’excès de dette (debt overhang) peut ainsi amener les firmes à réduire les dépenses qui n’ont pas de rendement immédiat, comme l’embauche, la formation du personnel et la recherche-développement. Au niveau agrégé, il pèserait ainsi sur l’emploi, l’investissement et, plus largement, la croissance économique, non seulement à court terme, mais aussi à long terme.

Or, l’endettement des entreprises s’est fortement accru dans le monde ces dernières décennies, en particulier dans les pays émergents. Dans les pays développés, le volume de crédit aux entreprises a par le passé représenté entre 50 % et 100 % du PIB (cf. graphique 1). Le ratio a eu tendance à augmenter de la fin du dix-neuvième siècle à la Première Guerre mondiale, puis à connaître une période de forte volatilité, avant de fortement chuter lors de la Seconde Guerre mondiale ; depuis, le ratio a doublé, le volume de crédit passant de 50 % à 100 % du PIB, et il atteint désormais son plus haut niveau en 150 ans dans plusieurs pays [Jordà et alii, 2020].

GRAPHIQUE 1  Ratio crédit aux entreprises non financières sur PIB dans les pays développés

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

C’est en raison de ce niveau d’endettement que la situation des entreprises cristallise tant les inquiétudes aujourd’hui. La chute des flux de recettes provoquée par la pandémie et les mesures de confinement accroît les chances qu’une entreprise fasse faillite, et ce d’autant plus que celle-ci est endettée. Les firmes endettées peuvent en l’occurrence être tentées de réduire leurs dépenses pour continuer de rembourser leurs créanciers, mais ce faisant elles réduisent davantage les débouchés des autres entreprises et alimentent leurs difficultés financières, selon un processus proche de la déflation par la dette à la Fisher. Beaucoup craignent que de nombreux pays développés connaissent une nouvelle décennie perdue, après celle provoquée par la crise financière mondiale.

Mais la situation actuelle n’est précisément pas la même qu’en 2008. Il y a une décennie, les banques étaient sous-capitalisées et ce sont les ménages qui rencontraient des problèmes de surendettement, si bien que ce sont eux, et non les entreprises, qui cherchèrent alors à assainir leurs bilans. C’est ce processus de désendettement qui a provoqué la Grande Récession et freiné la subséquente reprise. Les difficultés financières peuvent être plus facilement résolues dans le cas des entreprises. D’une part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise est supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les propriétaires et les créanciers tirent profit d’une restructuration efficace de la dette, si bien qu’ils ont une forte incitation à procéder à celle-ci.  D’autre part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise chute en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise peut être liquidée, l’excès de dette effacé et les actifs réalloués vers d’autres usages productifs, a priori plus efficaces.

Pour autant, en pratique, la résolution des difficultés financières des entreprises ne se fait pas sans heurts. Même si la valeur d’exploitation d’une entreprise reste supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les asymétries d’information entre les différentes parties prenantes et les difficultés de coordination peuvent compliquer, voire empêcher, une renégociation de la dette. Si la valeur d’exploitation d’une entreprise baisse en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise n’est pas forcément liquidée ou sa liquidation ne sera pas forcément efficace. Une faible protection des créanciers ou un coût élevé des procédures judiciaires peuvent en effet décourager et retarder la liquidation. En outre, les prêteurs peuvent chercher à éviter d’essuyer des pertes et de déprécier leur bilan en reconduisant leurs prêts aux entreprises insolvables. Selon Ricardo Caballero, Takeo Hoshi et Anil Kashyap (2008), cette inclinaison des banques à reconduire leurs prêts non performants aux entreprises aurait tout particulièrement contribué à la stagnation que connaît l’économie japonaise depuis l’éclatement de ses bulles spéculatives à l’aube des années quatre-vingt-dix. Beaucoup estiment que les politiques ultra-accommodantes que les banques centrales ont adopté depuis la crise financière mondiale ont maintenu à flot de nombreuses entreprises insolvables ou, tout du moins, inefficaces ; le processus de réallocation des facteurs vers les entreprises les plus efficaces et innovantes étant enrayé, la reprise de l’activité s’en serait trouvée freinée et le potentiel de croissance à long terme dégradé.

Des analyses, comme celle d’Atif Mian, Amir Sufi et Emil Verner (2017), ont bien montré que l’activité économique restait durablement déprimée dans le sillage des booms du crédit aux ménages, mais la question reste plus ouverte dans le cas des booms du crédit aux entreprises. Pour l’éclairer, Òscar Jordà, Martin Kornejew, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) viennent d’étudier les effets l’endettement des entreprises en se basant sur les données relatives à 17 pays développés depuis le dix-neuvième siècle.

GRAPHIQUE 2  Variation du PIB par tête réel après le pic d'activité, selon que la récession soit précédée ou non par un boom du crédit aux entreprises ou aux ménages (en %)

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

Au niveau agrégé, Jordà et ses coauteurs constatent que les booms d’endettement des entreprises ne sont suivis ni par de plus amples baisses de l’investissement ou de la production, ni par des reprises plus longues qu’habituellement, contrairement aux booms du crédit aux ménages (cf. graphique 2). Le niveau et la croissance du crédit aux entreprises ne permettent de prédire ni l’ampleur de la récession, ni le rythme de la reprise. Les quatre chercheurs se sont ensuite demandé si les booms du crédit aux entreprises tendent à fragiliser l’économie et à davantage l’exposer à des chocs rares, mais très coûteux. Leur analyse ne suggère pas non plus que les booms du crédit aux entreprises augmentent ce risque extrême.

Jordà et ses coauteurs en concluent que nous vivons pour l’essentiel dans un « monde à la Modigliani-Miller », du moins en ce qui concerne la dette des entreprises dans les pays développés : l’excès de dette des entreprises n’a généralement guère de significatifs coûts économiques. Mais ces derniers se manifestent bien lorsqu’il est difficile de restructurer et liquider la dette. Dans une telle situation, les entreprises zombies ont davantage de chances d’apparaître, dans la mesure où des coûts élevés de liquidation incite les banques à continuer de prêter plutôt que de procéder à une liquidation.

 

Références 

CABALLERO, Ricardo J., Takeo HOSHI & Anil K. KASHYAP (2008), « Zombie lending and depressed restructuring in Japan », in American Economic Review, vol. 98, n° 5.

JORDÀ, Òscar, Martin KORNEJEW, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2020), « Zombies at large? Corporate debt overhang and the macroeconomy », Federal Reserve Bank of New York, staff report, n° 951.

MIAN, Atif, Amir SUFI, & Emil VERNER (2017), « Household debt and business cycles worldwide », in Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 4.

MODIGLIANI, Franco, & Merton H. MILLER (1958), « The cost of capital, corporation finance and the theory of investment », in American Economic Review, vol. 48, n° 3.

MYERS, Stewart C. (1977), « Determinants of corporate borrowing », in Journal of Financial Economics, vol. 5, n° 2.

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