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11 février 2024 7 11 /02 /février /2024 15:10

La Grande Dépression a constitué la plus grave crise que l’économie mondiale ait connue dans l’ère industrielle [Hautcœur, 2009]. Aux Etats-Unis, entre 1929 et 1933, la production industrielle a chuté de 47 % et la production nationale de 30 %, tandis que le taux de chômage est passé d’environ 3 % à quasiment 25 %. Beaucoup, dans une filiation monétariste, rendent la Réserve fédérale responsable de la Grande Dépression : par son inaction, elle aurait laissé une récession relativement banale se muer en une véritable dépression [Friedman et Schwartz, 1963]. Mais cette interprétation occulte la dimension internationale de la crise.

Pour expliquer celle-ci, plusieurs économistes et historiens économiques ont mis en avant le rôle de l’étalon-or [Choudhri et Kochin, 1980 ; Temin, 1989 ; Bernanke et James, 1991 ; Eichengreen, 1992]. Suspendu pendant la Première Guerre mondiale, puis réactivé avec une certaine précipitation au lendemain du conflit, ce système de taux de change fixes imposait aux pays-membres de définir une parité de leur monnaie avec l’or et de la défendre. Or son fonctionnement était par nature déflationniste : les pays qui connaissaient des entrées d’or pouvaient les stériliser, tandis que les pays subissant des sorties d’or n’avaient d’autre choix que de resserrer leur politique monétaire pour maintenir la parité de leur taux de change. Ainsi, l’accumulation d’or par la Banque de France à la fin des années 1920 a pu exercer une forte pression déflationniste sur le reste du monde [Irwin, 2010]. De plus, l’étalon-or a eu tendance à pousser les pays-membres à orienter leurs politiques monétaires dans le même sens. Par exemple, lorsque la Réserve fédérale releva ses taux d’intérêt en 1928 pour contenir la spéculation boursière, elle obligea ce faisant les autres banques centrales à resserrer leur politique monétaire ; non seulement ce resserrement monétaire a peut-être amorcé la récession non seulement dans l’économie américaine, mais aussi dans le reste du monde. Une fois la récession en cours, l’étalon-or contraignait l’adoption de politiques de relance : le maintien des parités empêchait les banques centrales d’assouplir leur politique monétaire et les gouvernements d’assouplir leur politique budgétaire. En outre, les attaques spéculatives sur le marché des changes devinrent plus fréquentes avec la crise : en 1931, la Réserve fédérale répondit à une telle attaque en relevant brutalement ses taux d’intérêt, mais ce faisant elle a considérablement aggravé la récession où était plongée l’économie américaine.

GRAPHIQUE 1  Prix de l’or exprimé dans quelques devises (logarithme, en indices, base 100 en 1930)

L’abandon de l’étalon-or a-t-il permis aux pays de sortir de la Grande Dépression ?

Le maintien dans l’étalon-or se traduisait donc par un certain coût en termes d’activité économique et d’emploi et ce coût devenait de moins en moins soutenable avec la Grande Dépression. A partir de 1929, des pays abandonnèrent l’étalon-or, puis dévaluèrent leur monnaie. (cf. graphique 1). Entre autres, le Royaume-Uni, le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède quittèrent l’étalon-or fin 1931, les Etats-Unis en mars 1933, la Belgique en 1935. Les derniers pays à dévaluer ont été la France, les Pays-Bas et la Suisse ; continuant d’adhérer aux principes de l’étalon-or, ils s’étaient regroupés dans le « bloc-or », mais celui-ci finit par éclater en 1936. La dévaluation de leur monnaie a été importante : elle s’est généralement dépréciée de 30 % à 40 %.

Mais si le maintien dans l'étalon-or a bridé l'activité économique, alors son abandon a dû stimuler cette dernière. C'est ce que suggère la dynamique de l'économie américaine : après deux années de chute libre, la production industrielle attint son creux en mars 1933, le mois où Roosevelt annonça la sortie de l'étalon-or, puis elle augmenta de 57 % les quatre mois suivants (cf. graphique 2). Mais cette observation ne fait pas office de preuve : l’abandon de l’étalon-or n’a pas été la seule mesure adoptée par Roosevelt lors de son arrivée au pouvoir.

GRAPHIQUE 2  Evolution de la production industrielle des Etats-Unis pendant la Grande Dépression (en indices, base 100 en juillet 1929)

L’abandon de l’étalon-or a-t-il permis aux pays de sortir de la Grande Dépression ?

Dans un article majeur étudiant un échantillon de dix pays européens, Barry Eichengreen et Jeffrey Sachs (1985) ont noté que les pays qui avaient abandonné les premiers l’étalon-or ont été les premiers à connaître une reprise de leur activité économique. Ils ont en effet observé une relation positive entre les variations de la production industrielle et les variations du taux de change. José Manuel Campa (1990) aboutit au même constat en étudiant un échantillon de pays latino-américains. 

En étudiant un échantillon contenant plus de 230.000 observations mensuelles et trimestrielles pour 1.500 variables, Martin Ellison, Sang Seok Lee et Kevin Hjortshøj O'Rourke (2024) vont dans le sens d’une telle corrélation. Parmi les 27 pays qu’ils étudient, 15 pays sont sortis de l’étalon-or à des dates clairement définies. Dans ces pays, les prix avaient tendance à baisser dans les pays avant la sortie de l’étalon-or (cf. graphique 3). Après celle-ci, ils ont connu une hausse, dès le mois suivant, puis se sont stabilisés.

GRAPHIQUE 3  Prix et production suite à la sortie de l’étalon-or (en indices, base 100 le mois de la sortie)

L’abandon de l’étalon-or a-t-il permis aux pays de sortir de la Grande Dépression ?

En recourant à la méthode des différences de différences et à l’identification à haute fréquence pour déterminer la causalité derrière les corrélations observées, Paul Bouscasse (2023) conclut que les dévaluations ont stimulé la production, l’inflation et le commerce extérieur des pays qui y ont recours : au cours des trois années suivantes, une dévaluation de 30 % a pu accroître jusqu’à 14 % la production domestique.

L’abandon de l’étalon-or a pu stimuler l’activité domestique via plusieurs canaux. Une dévaluation augmente le prix des produits étrangers relativement au prix des produits domestiques, ce qui déprime les importations et stimule les exportations, ce qui stimule la demande s’adressant aux entreprises domestiques : c’est le canal de la réorientation des dépenses (expenditure-switching channel). En outre, l’abandon de l’étalon-or permit aux banques centrales et aux gouvernements d’adopter plus librement leurs politiques monétaire et budgétaire et, en l’occurrence, de les assouplir pour relancer l’activité économique. Dans le cas des Etats-Unis, Margaret Jacobson et alii (2019) notent que l’abandon de l’étalon-or a permis à l’administration Roosevelt de convertir la dette publique, non plus en créances sur l’or, mais en créances sur le dollar. Ce faisant, le gouvernement américain a obtenu une marge de manœuvre supplémentaire pour adopter une relance budgétaire.

Les dévaluations ont pu stimuler l’activité de façons plus inattendues. Dans le cas des Etats-Unis, Joshua Hausman et alii (2019) constatent que la dévaluation du dollar s’est traduite par une forte hausse des prix agricoles et des revenus et de la consommation des agriculteurs, mais aussi que cette impulsion aurait contribué à son tour à fortement stimuler la production industrielle. Par exemple, ils notent que les ventes d’automobiles ont augmenté le plus fortement dans les comtés les plus exposés aux hausses des prix agricoles, mais aussi que cet effet a été amplifié dans les comtés où les agriculteurs étaient très endettés. Ainsi, alors que le surendettement des agriculteurs contribuait jusqu’alors à déprimer l’activité domestique, la dévaluation a peut-être permis aux agriculteurs de réduire le poids de leur endettement et ainsi d’accroître leurs dépenses, au bénéfice du reste de l’économie américaine. 

Inspirées des travaux des nouveaux classiques et des nouveaux keynésiens, plusieurs analyses publiées ces dernières décennies ont mis en avant le canal des anticipations pour expliquer la reprise américaine en 1933. Peter Temin et Barrie Wigmore (1990) ont suggéré que Roosevelt, peu après son arrivée au pouvoir en mars 1933, réussit à mettre en place un nouveau régime de politique macroéconomique qui bouleversa les anticipations des ménages et des entreprises et stimula par là l’investissement. De son côté, Christina Romer (1992) estime qu’une baisse des taux d’intérêt réels a mis un terme à la Grande Récession en stimulant les achats de biens durables. Gauti Eggertsson (2008) a formalisé ces idées dans un modèle nouveau keynésien. Andrew Jalil et Gisela Rua (2015) ont observé un relèvement des anticipations d’inflation au deuxième trimestre 1933 et ils ont estimé que celui-ci a joué un rôle causal dans la stimulation de la reprise de l’activité économique. Dans ce cadre, la décision de Roosevelt de faire sortir les Etats-Unis de l’étalon-or a pu contribuer de deux façons à bouleverser les anticipations : d’une part, elle signala qu’un nouveau régime de politique macroéconomique se mettait en place ; d’autre part, la dévaluation qui la suivit contribua à la révision des anticipations d’inflation en alimentant l’inflation courante. 

L’étude d’Ellison et alii (2024) suggère que l’abandon de l’étalon-or a effectivement contribué à la reprise en alimentant les anticipations d’inflation et en réduisant par ce biais les taux d’intérêt réels. Pour ces 15 pays pour lesquels la date de sortie de l’étalon-or est clairement définie, ils constatent que celle-ci a été associée à une hausse des anticipations d’inflation et à une baisse des taux d’intérêt réels. Dans 9 de ces 15 pays, la sortie de l’étalon-or a été associée à un point tournant dans les anticipations d’inflation. En recourant aux méthodes des variables instrumentales, de différences des différences et du contrôle synthétique, ils concluent que la relation est causale. 

Dans une autre étude, Jason Lennard et Meredith Paker (2023) se sont focalisés sur le cas de la Grande-Bretagne et ont observé comment la suspension de l’étalon-or en septembre 1931 a affecté l’emploi britannique. Pour cela, ils ont utilisé une nouvelle base de données à haute fréquence au niveau sectoriel et recouru la méthode des différences de différences pour déterminer l’impact de la dévaluation sur les exportateurs : ils ont comparé la trajectoire du chômage dans les secteurs exportateurs avec celle du chômage dans les secteurs non exportateurs. Avant la sortie de l’étalon-or, Lennard et Paker notent que les secteurs exportateurs avaient des taux de chômage supérieurs de 6,1 points de pourcentage à ceux des secteurs non exportateurs ; après la sortie de l’étalon-or, l’écart de taux de chômage s’est réduit de 2,7 points de pourcentage, soit de pratiquement la moitié.

Ce premier constat ne permet toutefois pas de saisir les éventuels effets d’équilibre général. Lennard et Paker ont alors réalisé une simulation contrefactuelle pour observer les effets de la sortie de l’étalon-or à un niveau plus agrégé. Celle-ci suggère que la dévaluation a réduit le taux de chômage agrégé de 1,5 point de pourcentage, c’est-à-dire a sorti 140.000 personnes du chômage, via le seul canal des exportations. En outre, la dévaluation aurait augmenté la croissance économique de 0,6 à 0,9 point de pourcentage. Ces effets s’étant manifestés avant que les anticipations d’inflation n’aient significativement changé, Lennard et Paker en concluent que l’abandon de l’étalon-or et la dévaluation ont joué un rôle décisif dans l’amorçage de la reprise de l’économie britannique, et ce indépendamment de leur effet sur les anticipations d’inflation.

Reste la question de savoir si les dévaluations n’ont pas stimulé l’activité des pays qui y ont eu recours en pénalisant l’activité des autres pays. Le canal de la réorientation des dépenses agit négativement : en rendant les produits domestiques plus compétitifs relativement aux produits étrangers, une dévaluation accroît les exportations du pays qui y a recours en réduisant les exportations des autres pays. Mais d’un autre côté, les pays qui ont abandonné l’étalon-or ont pu stimuler leur demande domestique en assouplissant leur politique monétaire, ce qui a pu stimuler les exportations des autres pays. 

Afin de répondre à cette question, Paul Bouscasse (2023) a estimé un modèle multi-pays en appariant les moments avec les données et en réalisant des exercices contrefactuels. Il conclut que la dévaluation n’a pas significativement réduit la production des partenaires à l’échange. En l’occurrence, l’effet de réorientation des dépenses a été principalement compensé par la relance monétaire de la demande étrangère. 

 

Références

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BERNANKE, Ben, & Harold JAMES (1991), « The gold standard, deflation, and financial crisis in the Great Depression: An international comparison », in R. Glenn Hubbard (dir.), Financial Markets and Financial Crises, University of Chicago Press.

BOUSCASSE, Paul (2023), « Canst thou beggar thy neighbour? Evidence from the 1930s », document de travail.

CAMPA, José Manuel (1990), « Exchange rates and economic recovery in the 1930s: An extension to Latin America », in The Journal of Economic History, vol. 50, n° 3.

CHOUDHRI, Ehsan, & Levis KOCHIN (1980), « The exchange rate and the international transmission of business cycle disturbances: Some evidence from the Great Depression », in Journal of Money, Credit, and Banking, vol. 12.

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FRIEDMAN, Milton, & Anna J. SCHWARTZ (1963), A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton University Press.

HAUSMAN, Joshua K., Paul W. RHODE & Johannes F. WIELAND (2019), « Recovery from the Great Depression: The farm channel in spring 1933 », in American Economic Review, vol. 109, n° 2.

HAUTCŒUR, Pierre-Cyrille (2009), La Crise de 1929, La Découverte.

IRWIN, Douglas A. (2010), « Did France cause the Great Depression? », NBER, working paper, n° 16350. Traduction française, « Le France a-t-elle causé la Grande Dépression?», in Revue Française d’économie, vol. XXV.

JACOBSON, Margaret M., Eric M. LEEPER & Bruce PRESTON (2019), « Recovery of 1933 », NBER, working paper, n° 25629.

JALIL, Andrew, & Gisela RUA (2015), « Inflation expectations and recovery from the Depression in 1933: Evidence from the narrative record », Réserve fédérale, working paper.

LENNARD, Jason, & Meredith PAKER (2023), « Devaluation, exports and recovery from the Great Depression », LSE, economic history working paper, n° 363.

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TEMIN, Peter (1989), Lessons from the Great Depression, MIT Press.

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