Avec la contraction de l’activité économique provoquée par la pandémie et les mesures sanitaires, d’une part, et l’adoption d’amples mesures de soutien budgétaire, d’autre part, les dettes publiques se sont retrouvées à des niveaux exceptionnellement élevés (cf. graphique 1) [Kose et alii, 2022]. Il y a un peu plus d’une décennie, la crise financière mondiale avait déjà entraîné une forte hausse des ratios dette publique sur PIB dans les pays développés. Les gouvernements avaient alors rapidement stoppé leur relance budgétaire et adopté des plans d’austérité pour assainir leurs finances. Aujourd’hui, beaucoup expriment de nouveau leurs inquiétudes quant à la soutenabilité des dettes publiques. Une fois la pandémie derrière nous, il ne serait guère étonnant que les gouvernements entreprennent une nouvelle consolidation budgétaire.
GRAPHIQUE 1 Dette publique nette dans une sélection de pays (en % du PIB)
source : FMI
Mais si le niveau élevé de la dette publique inquiète, ce n’est pas seulement en alimentant les peurs d’un défaut de paiement de l’Etat ; c’est notamment parce qu’il est soupçonné de nuire à l’activité économique. C’est cette crainte qu’avait confortée le travail séminal de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) : en observant une vingtaine de pays développés, ils avaient conclu que des dettes publiques supérieures à 90 % du PIB étaient associées à une moindre croissance économique. Plusieurs travaux ont depuis affirmé qu’il existait effectivement un lien négatif entre les ratios de dette publique et le PIB (Woo et Kumar, 2015; Chudik et alii, 2017), du moins lorsque le niveau de dette publique dépassait un seuil autour de 90 % du PIB (Cecchetti et alii, 2011 ; Checherita-Westphal et Rother, 2012 ; Baum et alii, 2013).
On peut imaginer plusieurs canaux via lesquels un niveau élevé de dette publique pourrait déprimer l’activité économique. Tout d’abord, l’endettement public pourrait entraîner un effet d’éviction (crowding-out). En effet, comme les titres privés sont perçus comme sûrs, les épargnants et les institutions financières risquent de se détourner des titres émis par les entreprises privées lorsque l’Etat emprunte. Pouvant plus difficilement financer leurs investissements, les firmes réduiraient ceux-ci [Huang et alii, 2018]. Ensuite, les ménages pourraient adopter des comportements ricardiens : si le niveau de dette publique est élevé, ils peuvent redouter que le gouvernement finisse par augmenter significativement les impôts pour rembourser sa dette, si bien qu’ils pourraient chercher à davantage épargner dans la période courante. En outre, le fait même que les marchés financiers et les sociétés financières soient moins convaincus de la soutenabilité de la dette publique pourrait conduire à un durcissement des conditions de financement pour l’ensemble des agents.
En raison de ces divers effets pervers, une relance budgétaire pourrait perdre en efficacité du fait même qu’elle alourdit la dette publique [Huidrom et alii, 2016]. Réciproquement, dans la mesure où elle réduit (a priori) l’endettement public, l’austérité budgétaire pourrait en définitive avoir des effets bénéfiques sur l’activité économique, comme l’a suggéré à plusieurs reprises Alberto Alesina dans ses travaux. L’étude de Reinhart et Rogoff a pu ainsi être mobilisée au sortir de la crise financière mondiale pour plaider en faveur de la consolidation budgétaire [Konzelmann, 2014].
Mais il ne faut pas non plus négliger les effets bénéfiques que peut avoir un accroissement de la dette publique [Fatás et alii, 2019]. Celui-ci peut directement financer un investissement productif, notamment des dépenses d’infrastructures, ce qui stimule le potentiel de croissance à long terme ; il peut rendre la croissance plus soutenable, par exemple en permettant de financer la transition vers une économie à bas carbone ; il peut financer l’adoption de plans de relance et permettre ainsi au gouvernement de stabiliser l’activité économique, etc. Il est en l’occurrence peu probable que l’endettement public entraîne un effet d’éviction lors d’une récession, dans la mesure où l’ensemble du secteur privé cherche alors à épargner et où les entreprises sont en conséquence peu incitées à investir. En fait, en adoptant un plan de relance lors d’une récession et en finançant celui-ci par endettement, un gouvernement ne soutient pas seulement directement l'activité en stimulant la demande globale ; il la soutient également en fournissant au secteur privé les actifs sûrs dont il a alors éperdument besoin.
Plusieurs analyses ont estimé que l’effet causal allant d’un accroissement de la dette publique à la croissance économique était au mieux fragile (Panizza et Presbitero, 2014 ; Ash et alii, 2020). Si des ratios dette publique sur PIB élevés sont effectivement corrélés à une plus faible croissance, cela ne veut pas forcément dire qu’une hausse de la dette publique pèse sur l’activité économique : corrélation ne signifie pas causalité. Et s’il y a un lien de causalité, celui-ci peut aller en sens inverse : une faible croissance tend mécaniquement à détériorer les finances publiques, notamment en érodant les recettes fiscales.
Une corrélation peut aussi s’expliquer par la présence de facteurs confondants : en l’occurrence ici, des facteurs sont susceptibles d’affecter simultanément l’endettement public et la croissance économique. Par exemple, des niveaux élevés de dette publique peuvent amener les gouvernements à adopter des plans d’austérité, par exemple parce qu’ils craignent que leur dette soit insoutenable ou parce qu’ils ne parviennent plus à emprunter sur les marchés obligataires, si ce n’est à des taux d’intérêt prohibitifs. Or non seulement l’austérité budgétaire nuit à l’activité économique à court terme, mais elle peut détériorer le potentiel de croissance à long terme [Fatás et Summers, 2017]. Du fait de ses effets négatifs sur l’activité économique, elle peut même se révéler en définitive contre-productive en conduisant à une nouvelle hausse du ratio dette publique sur PIB, comme cela semble avoir été le cas dans certains pays de la zone euro cette dernière décennie [House et alii, 2017]. De même, de mauvaises institutions politiques peuvent à la fois détériorer les finances publiques et la croissance économique. Dans tous les cas, l’existence de facteurs confondants crée un problème d’endogénéité qui complique la tâche des économètres cherchant à déterminer l’impact de la dette publique sur la croissance.
En outre, plusieurs travaux empiriques concluent qu’il n’y a guère de seuil uniforme pour l’ensemble des pays à partir duquel une hausse du ratio dette publique sur PIB est associée à une moindre croissance (Pescatori et alii, 2014 ; Eberhardt et Presbitero, 2015 ; Egert, 2015a ; Egert, 2015b ; Chudik et alii, 2017 ; Eberhardt, 2019 ; Ash et alii, 2020).
Passant en revue la littérature développée autour du lien entre endettement public et croissance économique, Philipp Heimberger (2021) a réalisé une méta-analyse à partir de 826 estimations tirées de 48 études. La moyenne non pondérée des résultats recensés suggère qu’une hausse de 10 points de pourcentage du ratio dette publique sur PIB est associée à une baisse de 0,14 point de pourcentage de la croissance annuelle (cf. graphique 2). L’intervalle de confiance à 95 % va de 0,10 à 0,18 point de pourcentage.
GRAPHIQUE 2 Coefficients standardisés des estimations dette publique-croissance économique
source : Heimberger (2021)
La répartition des estimations est toutefois très allongée : la littérature a abouti à des estimations très hétérogènes. La répartition des estimations est également très asymétrique. En creusant davantage, Heimberger conclut que les publications tendent à surreprésenter les estimations suggérant un impact linéaire négatif de l’accroissement du ratio d’endettement public sur la croissance. Une fois ce biais de publication corrigé, il conclut que l’hypothèse d’un effet moyen nul de la dette publique sur la croissance ne peut être rejetée. En outre, il note que la prise en compte de l’endogénéité entre dette publique et croissance rend les estimations moins tournées vers le négatif.
GRAPHIQUE 3 Estimations de seuils du ratio dette publique sur PIB au-delà duquel la croissance est réduite
source : Heimberger (2021)
Heimberger considère ensuite l’éventualité d’une non-linéarité dans la relation entre ratio d’endettement public et croissance économique. Au terme de sa méta-analyse, il conclut qu’il n’y a pas d’éléments empiriques robustes suggérant l’existence d’un seuil universel à partir duquel la hausse du ratio dette publique sur PIB est associée à une chute de la croissance. Les estimations de seuils sont en effet très hétérogènes : elles vont de 8,4 % à 147,5 % du PIB (cf. graphique 3). Celles suggérant un seuil autour de 90 % sont notamment sensibles à des données ou choix méthodologiques particuliers. En définitive, il y a peut-être des non-linéarités dans la relation entre dette publique et croissance, mais celles-ci sont propres aux pays et elles sont bien plus complexes que ce que beaucoup ont pu suggérer.
Références
WOO, Jaejoon, & Manmohan S. KUMAR (2015), « Public debt and growth », in Economica, vol. 82.