Avec la Grande Récession, de nombreux économistes se sont de nouveau penchés sur les relations entre politique budgétaire et activité économique, notamment pour comprendre comment la première influence la seconde. Avant qu’éclate la crise mondiale, les macroéconomistes considéraient que la politique monétaire était non seulement capable de gérer les chocs de demande, mais qu’elle générait moins de distorsions que la politique budgétaire, si bien qu’ils avaient eu tendance à préconiser l’usage exclusif de la première pour stabiliser l’activité et à délaisser la seconde dans leurs analyses. Les événements de la Grande Récession les ont amenés à reconsidérer bien des choses, notamment en ce qui concerne le rôle des politiques conjoncturelles. Les banques centrales eurent beau fixer leurs taux directeurs au plus proche de son niveau plancher, la politique monétaire demeurait insuffisamment accommodante pour ramener l’économie au plein emploi. Les gouvernements avaient dû alors accroître leurs dépenses et laisser leurs déficits se creuser pour amortir la chute de la demande globale. A partir de 2010, les gouvernements commencèrent à resserrer leur politique budgétaire pour maintenir sur une trajectoire soutenable les énormes volumes de dette publique qu’ils avaient accumulés. Mais dans un contexte où la reprise était particulièrement fragile, ces plans d’austérité ont pu faire rebasculer les économies dans la récession.
Si les gouvernements ont rapidement délaissé la relance budgétaire pour adopter l’austérité, c’est notamment parce qu’ils se figuraient que la première ne stimulait que trop peu l’activité et que la seconde n’aurait qu’un impact limité sur l’activité. Il y a tout juste un an, Olivier Blanchard et Daniel Leigh (2013), deux économistes du FMI, ont reconnu que la sensibilité de l’activité à la politique budgétaire avait été particulièrement sous-estimée lors de la récession par leur propre institution et par les différents gouvernements à travers les pays avancés. Or, en affirmant que les gouvernements se sont par conséquent appuyés sur de mauvaises prévisions pour décider de l’orientation de leur politique budgétaire, Blanchard et Leigh suggèrent que le resserrement budgétaire a bel et bien été hâtif. En l’occurrence, les prévisions officielles se basaient sur des estimations des multiplicateurs budgétaires réalisées sur une période précédant la Grande Récession, or la théorie et les analyses empiriques suggèrent que l’effet multiplicateur apparaît beaucoup plus élevé en période de ralentissement économique qu’en « temps normal ». Plus récemment, la Commission européenne a également reconnu que ses propres estimations de l’impact de l’austérité sur l’activité avaient été bien trop optimistes (non seulement parce qu’elle n’a pas pensé que le multiplicateur serait plus élevé en période de récession, mais aussi parce qu’elle a insuffisamment pris en compte les répercussions de chaque plan d’austérité sur l’activité des autres pays-membres). Elle-même suggère ainsi que les efforts de consolidation budgétaire auraient dû être davantage étalés dans le temps.
Comme l’ont rappelé Blanchard et Leigh, la taille du multiplicateur budgétaire est susceptible de varier en fonction de la position dans le cycle économique ; en d’autres termes, le niveau d’activité même conditionne l’efficacité de la politique budgétaire. Lorsque l’activité est déprimée et le chômage élevé, la consommation dépend alors davantage du revenu courant que du revenu futur, tandis que l’investissement dépend davantage des profits courants que des profits futurs, si bien que les multiplicateurs sont plus élevés qu’en temps normal et, en l’occurrence, risquent d’être bien supérieurs à un. Comme l’ont modélisé Gauti Eggertsson et Paul Krugman (2012), c’est a fortiori le cas lorsque les banques restreignent le crédit et que les ménages cherchent à se désendetter rapidement. Robert Hall (2009), Michael Woodford (2011), Lawrence Christiano, Martin Eichenbaum et Sergio Rebelo (2011) suggèrent que les multiplicateurs sont significativement supérieurs à l’unité quand l’économie est plongée dans une trappe à liquidité : lorsque les taux directeurs sont à leur borne inférieure zéro (zero lower bound), les banques centrales ne peuvent pas compenser les répercussions négatives à court terme de l’austérité budgétaire sur l’activité économique (si ce n’est en adoptant des mesures « non conventionnelles », comme les achats d’actifs à large échelle ou le forward guidance). La politique monétaire devient excessivement restrictive, puisque le taux d’intérêt est supérieur au taux naturel (celui qui équilibrerait tous les marchés selon la littérature nouvelle keynésienne) : c’est comme si l’économie subissait alors perpétuellement des chocs de demande négatifs qui l’éloignent de plus en plus du plein emploi.
Puisque les effets de la politique budgétaire diffèrent selon la taille du multiplicateur, les autorités budgétaires ne peuvent prendre les mêmes décisions selon que l’économie se situe en haut ou en bas du cycle. En effet, les répercussions d’une relance budgétaire sur l’activité sont maximales lorsque la demande est particulièrement déprimée, les agents contraints en termes de liquidité et l’économie confrontée à une trappe à liquidité. Si inversement le gouvernement adopte un plan d’austérité en période de récession, par exemple afin de réduire son endettement, les dommages portés à l’activité de court terme seront maximaux. Lorsque la demande globale est insuffisante, une consolidation budgétaire, qu’elle prenne la forme d’une baisse des dépenses publiques ou d’une hausse des impôts, ne peut qu’amplifier la contraction de la demande et éloigner davantage l’économie du plein emploi. Non seulement le gouvernement risque alors de creuser son déficit public, mais, même s’il parvenait à améliorer son solde budgétaire, le ratio dette publique sur PIB pourrait tout de même s’élever comme le dénominateur est susceptible de diminuer plus rapidement que le numérateur. Cette aggravation de la crise économique risque en outre de réduire le niveau de production potentielle via les effets d’hystérèse. Or, en réduisant les perspectives de croissance à long terme, le gouvernement risque précisément de saper le principal déterminant de la soutenabilité de la dette publique. En revanche, si le gouvernement cherche à consolider ses finances publiques une fois que la reprise s’est pleinement amorcée et que l’économie s’est rapprochée du plein emploi, alors l’activité devient moins sensible aux évolutions de la politique budgétaire et l’Etat pourra alors se désendetter sans la brider.
Par conséquent, si le multiplicateur est significativement positif et surtout supérieur à l’unité en période de récession, tandis qu’il retrouve de plus faibles valeurs en « temps normal », le gouvernement doit adopter une politique budgétaire contracyclique. Il doit assouplir sa politique budgétaire et s’endetter en période de récession pour relancer la croissance et attendre que l’économie renoue avec l’expansion pour resserrer sa politique budgétaire et ramener ses finances publiques à l’équilibre. En adoptant une politique budgétaire procyclique alors que leur économie n’avait pas renoué avec un rythme soutenu de croissance, certains pays européens ont non seulement aggravé leurs ratios dette publique sur PIB, mais se sont retrouvés dans une spirale récessive.
Guillaume Cléaud, Matthieu Lemoine et Pierre-Alain Pionnier (2013) ont très récemment cherché à évaluer comment le multiplicateur de dépenses publiques a évolué en France depuis le début des années quatre-vingt. Ils notent que la taille du multiplicateur budgétaire est susceptible de changer indépendamment du cycle d’affaires. Par exemple, l’économie française s’est davantage ouverte au cours de la période, si bien que la contrainte extérieure a pu devenir plus forte et la politique budgétaire moins efficace. Pourtant, selon leurs résultats, la taille du multiplicateur ne semble pas varier significativement au cours du temps, puisqu’il reste toujours proche de l’unité. En l’occurrence, il ne semble pas plus élevé en périodes de récession. Les auteurs privilégient la persistance du chômage à un niveau élevé depuis les années quatre-vingt comme explication à ces résultats. Ces derniers suggèrent que le multiplicateur de dépenses est beaucoup moins élevé en période de récession que n’ont pu le suggérer les plus récentes études empiriques, comme celle d’Alan Auerbach et Yuriy Gorodnichenko (2012) dans le cas américain et surtout celle de Jérôme Creel, Eric Heyer et Mathieu Plane (2011) dans le cas français. Toutefois, en trouvant tout de même un multiplicateur proche de l’unité, Cléaud et ses coauteurs n’en concluent pas moins que la relance budgétaire reste tout de même efficace et, réciproquement, que l’austérité budgétaire a un impact significatif sur l’activité française que soit la position dans le cycle économique.
Références
AUERBACH, Alan, & Yuriy GORODNICHENKO (2012), « Measuring the output responses to fiscal policy », in American Economic Journal – Economic Policy, vol. 4.
CHRISTIANO, Lawrence, Martin EICHENBAUM & Sergio REBELO (2011), « When is the government spending multiplier large? », in Journal of Political Economy, vol. 119, n° 1.
CLÉAUD, Guillaume, Matthieu LEMOINE & Pierre-Alain PIONNIER (2013), « Which size and evolution of the government expenditure multiplier in France (1980-2010)? », Banque de France,document de travail.
CREEL, Jérôme, Eric HEYER & Mathieu PLANE (2011), « Petit précis de politique budgétaire par tous les temps. Les multiplicateurs budgétaires au cours du cycle », in Revue de l’OFCE, n° 116.
EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap », inQuarterly Journal of Economics, vol. 127, n° 3.
HALL, Robert E. (2009), « By how much does GDP rise if the government buys more output? », inBrookings Papers on Economic Activity, vol. 40, n° 2, automne.
WOODFORD, Michael (2011), « Simple analytics of the government expenditure multiplier », inAmerican Economic Journal: Macroeconomics, vol. 3, n° 1.