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27 avril 2018 5 27 /04 /avril /2018 07:18
Mondialisation : qu’est-ce que les économistes ont pu manquer ?

L’élection de Donald Trump, la victoire du « Leave » lors du référendum autour du Brexit et l’essor de partis « populistes » dans de nombreux pays développés apparaissent pour certains comme un contrecoup de la mondialisation : une partie de la population, notamment les travailleurs peu qualifiés, rejetterait le libre-échange parce qu’elle n’en verrait que trop peu les gains, voire ne penserait n’en subir que des coûts. Ce rejet se serait notamment matérialisé à travers l’adoption de mesures protectionnistes de la part des autorités américaines, notamment vis-à-vis de la Chine, des mesures qui pourraient déboucher sur une véritable guerre commerciale suite à une escalade des représailles. Ces événements ont ravivé parmi les économistes un débat qu’ils pensaient avoir tranché il y a deux décennies.

Les économistes, même orthodoxes, n’ont jamais dénié le fait que l’ouverture d’un pays au commerce puisse avoir de profonds effets distributifs, c’est-à-dire qu’il puisse y avoir des gagnants et des perdants. Selon les théories traditionnelles du commerce international, l’intégration commerciale est susceptible d’accroître les inégalités de revenu au sein des pays développés. Par exemple, dans le modèle HOS, à deux biens, les économies relativement abondantes en capital se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de capital, tandis que les économies relativement abondantes en travail se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de travail. Cela se traduit dans chaque économie par une déformation du partage de la valeur ajoutée : au sein des économies abondantes en capital, la part du revenu national rémunérant le capital augmente et (symétriquement) la part rémunérant le travail diminue. Les propriétaires du capital gagnant en moyenne un revenu plus élevé que les travailleurs, les inégalités tendent par là à se creuser. C’est le corollaire du théorème Stolper-Samuelson.

Dans le prolongement du modèle HOS les théories néo-factorielles aboutissent au même résultat en distinguant les travailleurs selon leur niveau de qualification. Les pays développés, relativement bien dotés en travail qualifié, devraient se spécialiser dans les productions utilisant relativement plus de celui-ci, tandis que les pays en développement, surtout dotés en travail non qualifié, se spécialisent dans les productions utilisant relativement plus de celui-là. Dans les pays développés, cela signifie que les travailleurs qualifiés, davantage demandés, voient leur rémunération augmenter, tandis que les travailleurs peu qualifiés, peu demandés et notamment exposés au chômage, voient leur revenu décliner.

Sur le plan théorique, les économistes devraient donc craindre que l’ouverture au commerce internationale détériore la situation des travailleurs les moins qualifiés dans les pays développés, ne serait-ce que temporairement ; la spécialisation devrait amener ces pays à créer davantage d’emplois qualifiés, ce qui compenserait les destructions d’emplois peu qualifiés et permettrait à ceux qui les occupaient de se reclasser. Pour autant, au milieu des années quatre-vingt-dix, les économistes, notamment Paul Krugman (1995), ne pensaient pas que la mondialisation et surtout l’essor que connaissaient alors des pays à bas salaires comme la Chine aient de puissants effets sur l’emploi sur les pays développés. Certes, leurs données suggéraient que la croissance du commerce avait des effets dépressifs sur les salaires des travailleurs peu éduqués, mais ces effets semblaient quantitativement modestes. Les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient d’ailleurs que l’équivalent de 2 % de leur PIB ; cela ne semblait pas suffisant pour modifier les salaires relatifs de plus de quelques pourcents. Aux yeux de nombreux économistes, la hausse des inégalités que connaissaient les pays développés depuis les années quatre-vingt semblait plutôt être liée essentiellement au progrès technique.

Krugman (2018) reconnaît que le consensus des années quatre-vingt-dix s’est révélé erroné ou, tout du moins, excessivement optimiste. En effet, ce que saisissaient les données du début des années quatre-vingt-dix n’était que les prémices d’un phénomène qu’Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013) ont depuis lors qualifié d’« hypermondialisation » (hyperglobalization). Jusqu’aux années quatre-vingt, le commerce mondial, relativement au PIB, n’était qu’à peine plus élevé qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais durant les deux décennies suivantes, le commerce mondial a poursuivi son expansion pour rapidement atteindre un volume qui n’avait jamais été observé. En outre, si les exportations de biens manufacturés en provenance des pays en développement ne représentaient qu’une faible part de l’économie mondiale au début des années quatre-vingt-dix, elles représentent désormais une part trois fois plus élevée (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Volume des exportations de biens manufacturés réalisés par les pays en développement (en % du PIB mondial)

source : Krugman (2018), d’après les données de la Banque mondiale

Cela ne veut pas forcément dit que les effets sur les pays développés soient désormais trois fois plus amples qu’ils ne l’étaient au début des années quatre-vingt-dix. D’une part, une part importante des exportations des pays en développement ont eux-mêmes pour destination. D’autre part, avec la fragmentation internationale du processus productif, c’est-à-dire le développement de chaînes de valeur mondiales, le contenu en facteurs du commerce entre pays en développement et pays développés n’a pas changé aussi rapidement que son volume : une partie des biens exportés par les pays en développement (par exemple les iPhones produits en Chine) contiennent des composants venant de pays développés.

Ces deux dernières décennies ont aussi été marquées par d’énormes déséquilibres de comptes courants, or d’amples variations de comptes courants sont susceptibles d’entraîner de sérieux problèmes d’ajustement. Par exemple, aux Etats-Unis, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi manufacturier chutait certes en termes relatifs, c’est-à-dire relativement à l’emploi total, mais pas en termes absolus. Mais après 1997, ce n’est plus le cas : son montant absolu décline également, et ce parallèlement à un accroissement du déficit des échanges (hors pétrole) équivalent à 2,5 % du PIB. Selon Krugman, ce creusement du déficit a pu réduire la part de l’activité manufacturière dans le PIB de 1,5 point de pourcentage (soit plus de 10 %, si bien qu’il a pu contribuer par là à plus de la moitié de la baisse (de 20 %) de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005. La hausse des importations a ainsi constitué un puissant choc pour plusieurs travailleurs américains, ce qui a contribué à nourrir le rejet de la mondialisation.

Lors des années quatre-vingt-dix, les économistes se demandaient quel était l’impact du commerce international sur de larges ensembles de classes sociales et non sur des travailleurs de catégories ou secteurs spécifiques. En outre, ils supposaient d’une certaine façon que le facteur travail était mobile (professionnellement et géographiquement) au sein de chaque économie. Délaissant une telle hypothèse, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013) se sont focalisés sur les effets du « choc chinois » (« China shock ») sur les marchés du travail locaux, or ces effets se sont révélés être amples et durables : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi du fait de la concurrence étrangère et cet événement a durablement déprimé leurs revenus par la suite.

Mais selon Krugman, ce n’est pas parce que les économistes ont sous-estimé les coûts de la mondialisation qu’il est justifié que les pays développés adoptent des mesures protectionnistes. Tout d’abord, l’hypermondialisation semble n’avoir été qu’un événement temporaire, unique, associée à l’émergence de l’économie chinoise. D’ailleurs, le volume des échanges, relativement au PIB mondial, s’est stabilisé ces dernières années. Surtout, chercher à inverser le processus, en embrassant le protectionnisme, provoquerait de profondes réallocations de main-d’œuvre et celles-ci seraient aussi douloureuses que celles générées par le « choc chinois ». En outre, les entreprises ont investissant massivement en supposant que les économies resteraient ouvertes ; si cette hypothèse ne se vérifiait pas, de nombreux actifs issus de ces investissements (notamment des usines) deviendraient de véritables « épaves ».

 

Références

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

KRUGMAN, Paul (1995), « Growing world trade: Causes and consequences », Brookings Papers on Economic Activity, n° 1995-1.

KRUGMAN, Paul (2018), « Globalization: What did we miss? ».

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », Peterson Institute for International Economics, working paper, n° 13-6.

WOOD, Adrian (2018), « The 1990s trade and wages debate in retrospect », in voxEU.org, 25 avril.

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