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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 22:10
Pourquoi les entreprises américaines sont-elles moins dynamiques ?

Plusieurs études ont récemment suggéré que le dynamisme des entreprises américaines s’est essoufflé ces dernières décennies. Ufuk Akcigit et Sina Ates (2019a, 2019b) ont compilé dix faits stylisés amenant à établir un tel diagnostic : (i) la concentration des marchés s’est accentuée [Gutiérrez et Philippon, 2016 ; Autor et alii, 2017] ; (ii) les taux de marge moyens se sont accrus, ce qui suggère que les entreprises jouissent d’un plus fort pouvoir de marché [Barkai, 2017 ; De Loecker et Eeckhout, 2017] ; (iii) la part des profits dans le PIB a augmenté, mais l’investissement est faible [Gutiérrez et Philippon, 2016] ; (iv) la part du travail dans la production a diminué [Elsby et alii, 2013] ; (v) la hausse de la concentration des marchés et la baisse de la part du travail sont positivement associées l’une à l’autre [Barkai, 2017 ; Autor et alii, 2017] ; (vi) l’écart en termes de productivité du travail entre les firmes à la frontière et les firmes en retard s’est creusé [Andrews et alii, 2016] ; (vii) le taux de créations d’entreprises a diminué et, dans une moindre mesure, le taux de destructions d’entreprises également [Decker et alii, 2016] (cf. graphique 1) ; (viii) la part des nouvelles entreprises dans l’activité économique a décliné [Decker et alii, 2016] ; (ix) la réallocation des emplois, mesurée par les flux de créations et de destructions d’emplois, a ralenti (cf. graphique 2), ce qui peut se traduire par un allongement de la durée du chômage, par de plus mauvais appariements entre travailleurs et emplois et par un ralentissement de la croissance de la productivité et des salaires [Davis et Haltiwanger, 2014 ; Decker et alii, 2016] ; (x) la dispersion des taux de croissance des firmes s’est réduite, notamment parce que les nouvelles entreprises (les plus performantes) croissent moins vite (1).

GRAPHIQUE 1  Dynamisme des entreprises américaines (en %)

source : Furman et Orszag (2018)

Au final, il apparaît que les entreprises américaines sont plus vieilles et plus grosses que par le passé, ce qui n’est pas sans pénaliser l’ensemble de l’économie. Ces diverses dynamiques tendent à freiner la croissance de la productivité et ainsi la croissance économique. Parce que les travailleurs ont moins d’opportunités pour changer d’entreprises, le rapport de force se tourne en faveur des employeurs. Parce que la croissance de la productivité ralentit et que les travailleurs perdent de leur pouvoir de négociation, les salaires sont poussés à la baisse, en particulier pour les moins qualifiés. Et parce que les entreprises bénéficient d’un plus fort pouvoir de marché et que les salaires sont poussés à la baisse, cela tend à creuser les inégalités de revenu [Furman et Orszag, 2018]

GRAPHIQUE 2  Dynamisme du marché du travail américain (en %)

source : Furman et Orszag (2018)

Akcigit et Ates ne se sont pas contentés de diagnostiquer un manque de dynamisme ; ils ont passé en revue les différentes raisons susceptibles d’explique celui-ci. Ils identifient tout d’abord toute une littérature mettant l’accent sur des changements structurels. Par exemple, Fatih Karahan et alii (2018) affirment que le changement démographique, notamment le retrait des baby-boomers de la vie active, explique l’essoufflement de l’entrepreneuriat américain. Robert Gordon (2012) suggère quant à lui que l’économie américaine a épuisé son potentiel d’innovations, un constat que tendent à rejoindre Nicholas Bloom et alii (2017) en notant que les efforts de recherche ont beau augmenter, leur productivité diminue. 

En se focalisant sur la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du travail, certaines études ont mis en avant l’importance des « firmes superstars », c’est-à-dire d’entreprises qui dominent les secteurs où elles opèrent et qui concentrent une part croissante de l’activité économique. Par exemple, David Autor et alii (2017) ont montré que la concentration des marchés des produits s’est accentuée au cours des dernières décennies et que les secteurs où les ventes sont les plus concentrées sont ceux qui ont connu les plus fortes baisses de la part du travail. En outre, leur analyse suggère que la concentration associée aux firmes superstars était plus prononcée dans les secteurs où « le gagnant rafle tout » (winner-takes-all). En réalisant des comparaisons internationales, Frederico Diez et alii (2018) constatent que le pouvoir de marché des firmes superstars augmente et s’avère négativement corrélé avec la part du travail.

La plus forte concentration des marchés des produits pourrait également s’expliquer par la nature des récentes innovations et par l’importance croissante des données et du savoir tacite dans les processus productifs. Ces changements contribueraient tout particulièrement aux entreprises les plus grosses, notamment plus à même de collecter des données, ce qui freinerait la diffusion des innovations des entreprises à la frontière technologique vers les autres entreprises. David Autor et alii mettent en évidence une corrélation négative entre la concentration des secteurs et le ralentissement de la diffusion des technologies, lorsqu’ils mesurent celle-ci avec la vitesse des citations de brevets. De leur côté, Gustavo Grullon et alii (2017) constatent que les entreprises américaines dans les secteurs les plus concentrés tendent à posséder davantage de brevets, ce qui suggère la présence de plus fortes barrières à l’entrée de ces secteurs.

Enfin, beaucoup ont suggéré que la réglementation a freiné la concurrence ou ralenti la diffusion des technologies entre les entreprises, provoquant par là une plus forte concentration des marchés. Andrews et alii (2016) estiment que le manque de réformes de libéralisation dans le secteur du commerce de détail a contribué à creuser l’écart en termes de productivités entre les entreprises à la frontière technologique et les autres. Grullon et alii mettent en avant des preuves empiriques suggérant que la réglementation antitrust est appliquée de façon plus laxiste aux Etats-Unis. Germán Gutiérrez et Thomas Philippon (2018) estiment d’ailleurs que les marchés des produits européens sont désormais bien plus concurrentiels que les marchés américains, ce qui expliquerait pour la concentration et le pouvoir de marché des entreprises sont bien plus faibles en Europe qu’aux Etats-Unis. 

 

(1) Plusieurs de ces tendances ne sont toutefois pas propres aux Etats-Unis et sont également observées dans d’autres pays développés ; c’est par exemple le cas pour la hausse des taux de marge, la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du travail, le creusement des écarts de productivité entre les firmes et le recul des nouvelles entreprises dans l’activité économique.

 

Références

AKCIGIT, Ufuk, & Sina T. ATES (2019a), « Ten facts on declining business dynamism and lessons from endogenous growth theory », NBER, working paper, n° 25755.

AKCIGIT, Ufuk, & Sina T. ATES (2019b), « What happened to U.S. business dynamism? », NBER, working paper, n° 25756.

ANDREWS, Dan, Chiara CRISCUOLO & Peter N. GAL (2016), « The best versus the rest: The global productivity slowdown, divergence across firms and the role of public policy », OCDE, productivity working paper, n° 5.

AUTOR, David, David DORN, Lawrence F. KATZ, Christina PATTERSON & John VAN REENEN (2017), « The fall of the labor share and the rise of superstar firms », NBER, working paper, n° 23396.

BARKAI, Simcha (2016), « Declining labor and capital shares », Université de Chicago, document de travail.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John Van REENEN & Michael WEBB (2017), « Are ideas getting harder to find? », CEP, discussion paper, n° 1496, septembre.

DAVIS, Steven J., & John HALTIWANGER (2014), « Labor market fluidity and economic performance », NBER, working paper, n° 20479.

DE LOECKER, Jan, & Jan EECKHOUT (2017), « The rise of market power and the macroeconomic implications », NBER, working paper, n° 23687, août.

DECKER, Ryan A., John HALTIWANGER, Ron S. JARMIN & Javier MIRANDA (2016), « Declining business dynamism: What we know and the way forward », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 106, n° 5.

DÍEZ, Federico J., Daniel LEIGH & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2018), « Global market power and its macroeconomic implications », FMI, working paper, n° 18/137, juin.

EGGERTSSON, Gauti B., Jacob A. ROBBINS & Ella Getz WOLD (2018), « Kaldor and Piketty's facts: The rise of monopoly power in the United States », NBER, working paper, n° 24287, février.

ELSBY, Michael W.L., Bart HOBIJN & Aysegul ŞAHIN (2013), « The decline of the U.S. labor share », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2013-27.

FURMAN, Jason, & Peter ORSZAG (2018), « Slower productivity and higher inequality: Are they related? », PIIE, working paper, n° 18-4.

GORDON, Robert J. (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n° 18315, août.

GRULLON, Gustavo, Yelena LARKIN & Roni MICHAELY (2017), « Are U.S. industries becoming more concentrated? ».

GUTIÉRREZ, Germán, & Thomas PHILIPPON (2016), « Investment-less growth: An empirical investigation », NBER, working paper, n° 22897.

GUTIERREZ, Germán, & Thomas PHILIPPON (2018), « How EU markets became more competitive than US markets: A study of institutional drift », NBER, working paper, n° 24700, juin.

KARAHAN, Fatih, Benjamin PUGSLEY & Ayşegül ŞAHIN (2018), « Demographic origins of the startup deficit », New York Fed.

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