La mondialisation est susceptible d’affecter les inégalités de revenu via ses effets sur la fiscalité. Comme le notait déjà Adam Smith, l’ouverture aux échanges commerciaux risque de contraindre les gouvernements à réduire l’imposition des facteurs de production les plus mobiles, en l’occurrence le capital et le travail qualifié, et ainsi les amener à chercher à transférer le fardeau fiscal sur les travailleurs les moins qualifiés [Bates et alii, 1985 ; Rodrik, 1997].
Peter Egger et alii (2019) avaient montré que la mondialisation semblait effectivement avoir eu pour effet de réduire la progressivité de l’imposition du travail dans les pays de l’OCDE ces dernières décennies : à partir de 1994, la fiscalité des revenus du travail s’est alourdie pour les classes moyennes, alors qu’elle s’est allégée pour les travailleurs les mieux rémunérés.
Dans un nouveau document de travail du NBER, Pierre Bachas, Matthew Fisher-Post, Anders Jensen et Gabriel Zucman (2022) ont cherché à davantage éclairer les effets de la mondialisation sur la taxation relative du travail et du capital. Pour le déterminer, ils se sont appuyés sur les données tirées des comptabilités nationales et des statistiques relatives aux recettes fiscales pour construire une nouvelle base de données des taux d’imposition effectifs couvrant 156 pays pour la période allant de 1965 à 2018. Celle-ci capture tous les impôts payés au niveau national, en l’occurrence les impôts sur le revenu des entreprises, les impôts sur le revenu des particuliers, les impôts sur la propriété, les taxes sur l’héritage, les taxes sur la consommation et d'autres impôts indirects.
GRAPHIQUE 1 Taux d’imposition effectifs du travail et du capital au niveau mondial (en %)
source : Bachas et alii (2022)
En analysant leur base de données, Bachas et ses coauteurs mettent en avant plusieurs faits. Tout d’abord, au niveau mondial, il apparaît que les taux d’imposition effectifs sur le capital et le travail ont convergé depuis les années 1960 (cf. graphique 1). Cette convergence s’explique par la hausse de 10 points de pourcentage de l’imposition du travail et par la baisse de 5 points de pourcentage de l’imposition du capital. La réduction de l’imposition du capital tient à la baisse des taux d’imposition effectifs des profits des entreprises : proches de 30 % dans les années 1960, ils étaient inférieurs à 20 % à la fin des années 2010. Quant à la hausse des taux d’imposition du travail, elle s’explique avant tout par l’accroissement des impôts prélevés sur les salaires.
GRAPHIQUE 2 Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à haut revenu (en %)
source : Bachas et alii (2022)
Pays développés et pays en développement n’ont pas connu les mêmes évolutions de la fiscalité. La baisse de l’imposition du capital est concentrée parmi les pays à haut revenu : les taux effectifs d’imposition du capital y sont en effet passés de 40 % dans les années 1960 à environ 30 % en 2018 (cf. graphique 2). La taxation du capital a au contraire eu tendance à s’alourdir dans les pays à bas revenu et à revenu intermédiaire depuis les années 1990, mais le niveau de taxation du capital y était initialement faible (cf. graphique 3). En l’occurrence, les taux d’imposition effectifs du capital y sont passés de 10 % à 20 % entre les années 1990 et 2018. Cette hausse s’est concentrée dans les plus grandes économies émergentes. En effet, par exemple, le taux d’imposition effectif du capital est passé entre 1995 et 2018 de 10 % à 30 % en Chine, de 18 % à 28 % au Brésil, de 7 % à 11 % en Inde et de 5 % à 10 % au Mexique.
GRAPHIQUE 3 Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à bas revenu et les pays à revenu intermédiaire (en %)
source : Bachas et alii (2022)
Une fois ces faits établis, Bachas et ses coauteurs ont cherché à les expliquer, notamment en s’appuyant sur des études d’événements et des méthodes de contrôle synthétique pour créer des contrefactuels. Ils estiment que la plus forte imposition du capital dans les pays en développement peut s’expliquer par un effet bénéfique de la mondialisation sur la capacité fiscale : l’ouverture aux échanges internationaux s’est traduite par une concentration de l’activité économique dans les structures formelles, or il est plus facile de taxer le capital au sein de celles-ci.
L’accroissement de la capacité fiscale n’est toutefois pas le seul effet qu’exerce la mondialisation sur la fiscalité. En l’occurrence, l’intégration économique tend également à réduire les taux d’imposition statutaires en intensifiant la concurrence fiscale et en créant de nouvelles opportunités pour l’évitement fiscal. Ces deux effets n’opèrent pas dans le même sens. Dans les pays à haut revenu, c’est l’effet associé à la plus forte concurrence fiscale qui a dominé et ainsi entraîné une baisse de l’imposition du capital. Dans les pays en développement, cet effet a été dominé par celui associé à l’effet d'accroissement de la capacité fiscale, ce qui a permis d’y accroître l’imposition du capital.
Références