Depuis les années 1980, l’inflation a eu tendance non seulement à être de plus en plus faible, mais aussi à être de moins en moins volatile [FMI, 2013]. A partir des années 2000, l’inflation est restée faible et stable dans les pays développés malgré d’amples fluctuations de l’activité : la Grande Récession ne s’est guère accompagnée d’une déflation, tout comme la reprise subséquente ne s’est guère accompagnée d’une forte inflation.
Pour beaucoup, la courbe de Phillips est tout simplement « morte ». Et pour certains, ce sont les banques centrales elles-mêmes qui l’ont « tuée » : elles se seraient davantage concentrées sur la lutte contre l’inflation, si bien que la plus grande crédibilité qu’elles en ont tirée leur a permis d’être plus efficaces dans cette lutte. Les banques centrales auraient tellement bien su stabiliser les anticipations d’inflation et l’inflation que celles-ci seraient finalement devenues insensibles au cycle. Pour les nouveaux keynésiens, cette explication est la plus évidente, dans la mesure où ils n’ont pas abandonné des monétaristes l’idée que l’inflation est avant tout un phénomène monétaire. Mais il y a d’autres interprétations, d’autres « suspects ».
Pour David Ratner et Jae Sim (2022), dans une étude que vient de publier la Réserve fédérale, la désinflation et l’aplatissement de la courbe de Phillips tiennent à l’érosion du pouvoir de négociation des travailleurs à partir des 1980, sous l’effet de l’adoption de politiques de flexibilisation du marché du travail et de l’érosion du syndicalisme (cf. graphique). La corrélation est claire. Reste alors à démonter qu’il y a effectivement lien de causalité, sans oublier qu’elle peut également aller dans l’autre sens : une moindre inflation réduit les incitations des travailleurs à se syndiquer et à se mobiliser pour réclamer une hausse des salaires nominaux.
GRAPHIQUE Taux de syndicalisation au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (en %)
Ratner et Sim proposent alors une courbe de Phillips « kaleckienne », dont la pente dépend étroitement du pouvoir de négociation des syndicats : la courbe de Phillips serait d’autant plus plate que le pouvoir de négociation des syndicats est faible. Ils la qualifient de « kaleckienne », car elle s’appuie sur l’idée post-keynésienne que l’inflation constitue avant tout un phénomène distributionnel, découlant des rapports de force dans la répartition des revenus, en particulier entre travailleurs et capitalistes. Dans cette optique, s’il y a eu peu de pressions inflationnistes ces dernières, c’est avant tout parce que les travailleurs ont un faible pouvoir de négociation, et ce même si le taux de chômage est extrêmement faible. Il n’y a donc pas eu de « déflation manquante » ou d’« inflation manquante » lors de la Grande Récession et sa subséquente reprise, puisqu’une courbe de Phillips kaleckienne n’amène pas à prédire un changement dans le rythme de l’inflation si le pouvoir de négociation des syndicats ne change guère.
Développant leur courbe de Phillips kaleckienne dans un modèle d’équilibre général, Ratner et Sim analysent les conséquences du passage d’une situation où le rapport de force entre travailleurs et firmes est équilibré à une situation où les firmes sont en position de force. Ils concluent qu’un tel bouleversement peut expliquer près de 90 % de la réduction de la volatilité de l’inflation sans un quelconque changement de politique monétaire. En outre, un tel rééquilibrage du rapport de force n’explique pas seulement la faiblesse et la moindre volatilité de l’inflation : l’érosion du syndicalisme a réduit la part des rentes de monopole appropriées par les travailleurs, ce qui contribue à expliquer à la fois la baisse de la part du revenu allant au travail et la hausse de la part du profit que l’on a pu observer depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis [Karabarbounis et Neiman, 2014 ; Barkai, 2020 ; De Loecker et alii, 2020].
Ratner et Sim ont estimé leur courbe de Phillips en utilisant les données relatives aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Entre 1961 et 1980, avant l’arrivée de Reagan au pouvoir, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait à 0,52 aux Etats-Unis ; au Royaume-Uni, il s’élevait à 0,54 entre 1961 et 1978, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir. Autrement dit, le rapport de force entre travailleurs et entreprises était assez équilibré dans les deux pays. Par contre, après l’ère Reagan et l’ère Thatcher, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait respectivement à 0,92 et 1 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce qui suggère que le rapport de force s’est entièrement rééquilibré au profit des entreprises. Ce constat est cohérent avec l’idée d’une courbe de Phillips « plate ».
Ratner et Sim ne remettent pas seulement en cause l’idée que l’inflation est un phénomène monétaire plutôt que distributionnel. Ce faisant, ils remettent notamment en question l’idée, largement dominante, que la forte désinflation du début des années 1980 s’expliquerait par le fort resserrement de la politique monétaire opéré par Volcker ; si celui-ci a eu un effet, c'est certainement via ses effets sur l'activité économique plutôt que sur la quantité de monnaie en circulation.
En soulignant le rôle de la répartition, cette étude apporte un éclairage bienvenu sur l'un des mécanismes de l'inflation que la littérature orthodoxe ont négligé ces dernières décennies, alors même que l'on cherche à comprendre l'actuelle poussée d'inflation pour la maîtriser. Mais elle ne fait que redécouvrir (une partie) des idées développée depuis bien longtemps par les post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Comme le notait Jeremy Rudd (2022) dans une autre étude publiée en même temps par Réserve fédérale, notre savoir quant au fonctionnement de l'économie et notamment de l'inflation n'a finalement guère progressé depuis les années 1960.
Références
BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in The Journal of Finance, vol. 75, n° 5.
KALECKI, Michal (1971), Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy 1933-1970, Cambridge University Press.
LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L'Economie post-keynésienne, La Découverte.