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22 mai 2022 7 22 /05 /mai /2022 09:11
Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

William McChesney Martin et Lyndon Johnson en décembre 1965 (crédit : Associated Press)

 

Avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19, les pays développés ont connu plusieurs décennies de faible, voire très faible, inflation (cf. graphique 1). La récession pandémique a amené les gouvernements et les banques centrales à adopter d’amples mesures de soutien de l’activité. Non seulement la demande a rapidement rebondi alors même que l’offre restait relativement peu élastique, mais en outre elle s’est déformée : elle s’est réorientée des services vers les biens [Budianto et alii, 2021 ; Rees et Rungcharoenkitkul, 2021]. En conséquence, des goulots d’étranglement sont apparus et l’inflation s’est fortement accélérée ces derniers trimestres, retrouvant un rythme qui n’avait guère été observé depuis une quarantaine d’année. 

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : FRED

L’inflation, dans les pays développés des deux côtés de l’Atlantique, reste à un chiffre, mais beaucoup craignent un retour de la stagflation des années 1970. Aux Etats-Unis, plusieurs économistes ont dressé des parallèles entre l’accélération de l’inflation observée ces derniers trimestres et celle observée durant la seconde moitié des années 1960. Pour beaucoup, la combinaison de politiques budgétaire et monétaire excessivement expansionnistes avait à l’époque conduit l’économie américaine à la surchauffe, une situation qui dégénéra en stagflation la décennie suivante. En l’occurrence, l’absence de réaction de la banque centrale aurait conduit à un dérapage de l’inflation en laissant firmes et ménages réviser toujours plus haut leurs anticipations d’inflation. Larry Summers (2022) estime ainsi que la Fed a récemment commis les mêmes « erreurs » qu’à l’époque et ainsi « amené les Etats-Unis au bord de la stagflation ».

Dans un nouveau document de travail, Jeremy Rudd (2022) s’est penché sur l’évolution de l’inflation dans les années 1960 pour mieux comprendre ses ressorts et en tirer des leçons pour aujourd’hui. Les études portant sur l’inflation américaine s’appuient sur des séries chronologiques postérieures à l’année 1959, dans la mesure où les mesures de l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire excluant les prix, volatils, des aliments et de l’énergie, ne sont pas disponibles avant cette date. Rudd a alors reconstruit les données relatives à l’inflation sous-jacente remontant jusqu’à 1953 (cf. graphique 2). Il apparaît alors que l’inflation était forte à la fin des années 1950 et qu’elle a significativement décliné au tournant des années 1960, si bien que son profil s’apparente davantage à un U qu’à un J. Ainsi, c’est la première moitié des années 1960, marquée par une faible inflation, qui s’apparente à une exception et non la période ultérieure. 

GRAPHIQUE 2  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b)

Quand l’inflation s’est accélérée dans la seconde moitié des années 1960, cette accélération a été synchrone à une accélération de la croissance du coût du travail unitaire, ce qui suggère la présence d’une boucle prix-salaires. On pourrait penser que cette dernière trouve une explication institutionnelle : à l’époque, des contrats de travail indexaient les salaires à l’indice des prix à la consommation. Mais ces contrats ne concernaient qu’une fraction des salariés ; la part des travailleurs concernés a atteint un pic autour de 1958-1960, puis elle décrut fortement pour atteindre 4,5 % parmi la main-d’œuvre du secteur privé. En outre, les salaires étaient indexés à l’indice des prix à la consommation, ils ne l’étaient souvent pas forcément en totalité. De tels contrats de travail semblent bien ne pas avoir joué un rôle significatif dans l’accélération de l’inflation dans les années 1960 [Douty, 1975].

Rudd a cherché à donner sens à ses diverses observations à travers un modèle VAR incluant une mesure des prix relatifs à l’importation, la croissance du coût du travail unitaire, l’inflation des prix et l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage naturel, tel qu’il est estimé par le CBO. Il apparaît que la courbe de Phillips était plus pentue dans les années 1960 qu’elle ne l’a été ces dernières décennies, mais aussi que cette caractéristique de la courbe de Phillips était déjà là avant que l’inflation s’accélère au mitan de la décennie. Autrement dit, l’accélération de la hausse des prix et des salaires à partir de 1965 ne résulte pas d’un changement de régime dans le processus d’inflation : les spirales prix-salaires étaient déjà observables dans les années 1950, si bien qu’il n’est guère surprenant qu’elles aient de nouveau été observées la décennie suivante.

La politique budgétaire américaine a été fortement et durablement expansionniste dans les années 1960, en particulier à partir de 1964, et cette impulsion budgétaire semble manifestement avoir particulièrement simulé la demande globale (cf. graphique 3). En son absence, le taux de chômage aux Etats-Unis aurait été, non pas de 3,5 % environ, mais plutôt de 5,5 % selon les estimations de Rudd. Ces dernières années, l’administration Trump, puis l’administration Biden ont adopté des mesures budgétaires d’un montant exceptionnellement élevé ; Olivier Blanchard (2021) et Larry Summers avaient notamment exprimé de vives inquiétudes quant au risque de surchauffe lorsque le gouvernement démocrate, fraîchement mis en place, annonça de nouvelles mesures de soutien budgétaire et celles-ci semblent effectivement avoir significativement alimenté l’inflation [Jordà et alii, 2022]. Mais, contrairement à l’expansion budgétaire des années 1960, Rudd souligne que ces mesures sont temporaires, si bien que leurs effets sur la demande globale devraient également être temporaires ; la politique budgétaire aura même tendance à peser sur la croissance américaine ces prochaines années. 

GRAPHIQUE 3  Impulsion budgétaire (en points de pourcentage) et output gap (en %) aux Etats-Unis

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b), d’après les prévisions du CBO et du Brookings Hutchins Center

En ce qui concerne la politique monétaire, il est difficile de dire que la Fed des années 1960 ne prêtait guère attention à la lutte contre l’inflation. William McChesney Martin, son président de 1951 à 1970, était dévoué à celle-ci : il avait plaidé en faveur du resserrement de la politique monétaire pour combattre l’inflation dans les années 1950, un resserrement monétaire qui contribua à faire basculer l’économie américaine dans la récession en 1957 ; lors des années 1960, il s’inquiétait, comme d’autres au sein de la Fed à l’époque, de l’accélération de l’inflation et donnait, comme beaucoup aujourd’hui, un rôle crucial aux anticipations d’inflation dans la mécanique même de l’inflation.

Pourtant, la Fed, sous sa présidence, ne s’est guère attaquée agressivement à l’inflation. Rudd évoque toute une série de raisons : par exemple, la Fed avait resserré sa politique monétaire en décembre 1965, mais ce resserrement monétaire s’était traduit par un effondrement du crédit quelques mois après, si bien qu’elle s’inquiéta des conséquences en termes de stabilité financière lorsqu’elle considéra à nouveau l’idée de resserrer sa politique monétaire les années suivantes ; Martin craignait que le gouvernement américain réagisse à un resserrement monétaire en assouplissant une politique budgétaire qu’il jugeait déjà excessivement expansionniste ; l’administration Johnson a fini par adopter une hausse d’impôts en 1968, mais les modèles qu’utilisait la Fed l’ont amenée à en surestimer les effets récessifs, etc. Pour Rudd, si la politique monétaire américaine est restée accommodante malgré l’accélération de l’inflation, c’est avant tout parce que la Fed jugeait que le coût économique d’un resserrement monétaire suffisamment fort pour réduire l’inflation était excessivement élevé. Les événements ultérieurs lui donnent certainement raison : Volcker a fait basculer l’économie américaine dans deux récessions successives avant que l’inflation ne revienne à un chiffre. 

En définitive, la seule leçon que Rudd tire vraiment de la comparaison entre les deux épisodes historiques est que notre compréhension du fonctionnement de l’économie n’a guère progressé entre-temps : nous ne sommes pas plus capables de prédire les effets des chocs et des mesures de politique économique que nous ne l’étions dans les années 1960.

En ce qui concerne l’inflation, l’économie américaine a connu, avant qu’éclate la pandémie, plusieurs décennies de très faible inflation. Au cours de cette période, les fluctuations de l’activité ne semblèrent guère affecter l’inflation : manifestement, l’économie américaine n’était plus dans le même régime d’inflation que dans les années 1970. Mais les causes sous-jacentes à cette faible inflation restent obscures. En l’occurrence, il n’y a pas de preuve démontrant de façon convaincante qu’elle s’explique par l’ancrage des anticipations d’inflation ou par la plus crédibilité des banques centrales [Rudd, 2022a], tout comme il ne semble guère nécessaire d’évoquer d’éventuelles erreurs de politique monétaire pour expliquer la stagflation des années 1970 : à l’époque, les économistes interprétaient l’inflation comme résultant de chocs d’offre, notamment la hausse du prix des matières premières et le ralentissement de la croissance de la productivité, une interprétation qu’ils jugeaient satisfaisante [Goutsmedt, 2021] et qui ne semble pas avoir perdu de sa pertinence au fil du temps [Blinder et Rudd, 2013]. Par conséquent, selon Rudd, l’invocation du besoin de maintenir les anticipations d’inflation à un faible niveau ou de rétablir la crédibilité des banques centrales ne devrait pas aujourd'hui dicter aux autorités monétaires ce qu’elles ont à faire.

Pour Rudd, les facteurs qui ont été à l’origine de la forte accélération de l’inflation dans la seconde moitié des années 1960 étaient déjà présents auparavant ; ils n’étaient pas en place à la veille de la pandémie et rien ne démontre que les perturbations que celle-ci a provoquées les ont réactivés. L’accélération de l’inflation dans les années 1960 découlait d’une stimulation régulière de la demande ; celle que nous avons observée ces derniers trimestres découle avant tout des modifications des prix relatifs provoquées par une réorientation de la demande. Rudd en conclut que si le régime d’inflation est le même qu’à la veille de la pandémie cette modification des prix relatifs ne devrait pas se traduire par un taux d’inflation définitivement plus élevé. 

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BLINDER, Alan S., & Jeremy B. RUDD (2013), « The supply-shock explanation of the Great Stagflation revisited », in Michael D. Bordo & Athanasios Orphanides (dir.), The Great Inflation: The Rebirth of Modern Central Banking, University of Chicago Press.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43.

DOUTY, H. M. (1975), Cost-of-Living Escalator Clauses and Inflation, Executive Office of the President, Council on Wage and Price Stability Staff Report.

GOUTSMEDT, Aurélien (2021), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », in Revue d’économie politique, vol. 131.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48.

RUDD, Jeremy B. (2022a), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (And should we?) », in Review of Keynesian Economics, vol. 10.

RUDD, Jeremy B. (2022b), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

SUMMERS, Lawrence H. (2022), « The Fed must do much more to fight inflation—and fast », Time.com, 17 mars.

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