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5 novembre 2017 7 05 /11 /novembre /2017 18:41
La stagflation et la lutte des méthodologies en macroéconomie

Les historiens de la pensée économique et les macroéconomistes continuent de débattre des bouleversements que la macroéconomie a connu dans les années soixante-dix. Beaucoup en donnent le récit suivant : la pensée universitaire et la politique étaient dominées par le keynésianisme dans l’immédiat après-guerre. La courbe de Phillips, adoptée par les keynésiens, suggérait que les décideurs politiques pouvaient arbitrer entre inflation et chômage via l’usage des politiques de demande. Le keynésianisme connut toutefois un déclin dans les années soixante-dix pour deux raisons. D’une part, au niveau empirique, les pays connaissaient une situation de stagflation, c’est-à-dire la conjonction du chômage et de l’inflation, un phénomène que les modèles keynésiens n’avaient pas su prévoir, ni ne parvenaient à expliquer. Au niveau théorique, les monétaristes, puis les nouveaux classiques expliquaient (contrairement aux keynésiens) pourquoi les économies développées étaient plongées dans une situation de stagflation. Selon les monétaristes, parce que les agents ont des anticipations adaptatives, une hausse de l’inflation conduit à une baisse des salaires réels, donc à une baisse du chômage, mais celle-ci est temporaire, car les travailleurs vont finir par se rendre compte de leurs erreurs d’anticipations et réclamer une hausse des salaires, ce qui ramènera le chômage à son niveau initial, le fameux « taux de chômage naturel ». Bref, il y a peut-être une courbe de Phillips à court terme, mais celle-ci devient instable à long terme. Les décideurs politiques pourraient chercher à maintenir le chômage en-deçà de son niveau naturel, mais cela ne pourrait se faire qu’au prix d’une inflation croissante : c’est la thèse accélérationniste. Les nouveaux classiques, menés par Robert Lucas, radicalisèrent cette thèse en supposant que les agents ont des anticipations rationnelles et ne peuvent ainsi être systématiquement floués par les décideurs publics : il n’y a possibilité d’arbitrage entre inflation et chômage ni à court terme, ni à long terme.

Les choses n’ont peut-être pas été aussi simples. Au cours de l’été 2014, plusieurs macroéconomistes débattirent dans la blogosphère autour de la révolution menée par les nouveaux classiques. Simon Wren-Lewis (2014a) pensait que celle-ci était avant tout de nature méthodologique. Elle proviendrait selon lui de l’insatisfaction que les économistes ressentaient face au fossé entre la méthodologie qui dominait à l’époque dans la plupart des travaux microéconomiques et celle qui dominait dans la macroéconomie orthodoxe. Paul Krugman (2014) pensait quant à lui que le succès de la révolution des nouveaux classiques s’expliquait par la stagflation. Mais Wren-Lewis notait que les keynésiens avaient rapidement adapté leurs modèles en combinant l’idée d’une courbe de Phillips accélérationniste avec l’idée que les décideurs politiques puissent sous-estimer le taux de chômage naturel pour expliquer la stagflation. Cette réaction prouverait selon lui que la victoire des nouveaux classiques sur les keynésiens était davantage théorique qu’empirique. Pour le montrer, Wren-Lewis (2014b) s’est alors penché sur ce qui constitue à ses yeux comme le véritable manifeste des nouveaux classiques : un article que Robert Lucas et Thomas Sargent (1979) présentèrent à la conférence organisée par la Réserve fédérale de Boston en juin 1978, conférence qui s’intitulait « After the Phillips Curve: the Persistence of High Inflation and High Unemployment ». Selon Wren-Lewis, cet article porte essentiellement sur des questions méthodologiques : il s’agissait pour ses auteurs de critiquer les modèles macroéconométriques keynésiens sur un plan méthodologique, mais ils n’ont pas relié leur critique à la stagflation.  

Aurélien Goutsmedt (2017) a alors étudié en détails les travaux qui ont été présentés lors de la conférence afin de préciser la place que tenaient la stagflation et la méthodologie dans les débats qui se tenaient alors et ainsi mieux comprendre les bouleversements que le paysage de la macroéconomie a connus dans les années soixante-dix. Il note tout d’abord que, lors de la conférence, la question de la méthodologie était souvent intimement liée à la question de la stagflation : la préférence d’un économiste pour une explication de la stagflation était associée à une préférence pour une certaine méthodologie dans la modélisation. Une première explication de la stagflation considéraient que l’inadéquation des politiques économiques et les changements dans le comportement des agents constituaient les causes fondamentales de la stagflation ; il s’agissait essentiellement de la thèse des nouveaux classiques. Selon une seconde explication, la stagflation résultait principalement de chocs externes, notamment le choc pétrolier ; c’était celle qu’avançaient les keynésiens et les utilisateurs de modèles macroéconomiques structuraux. Par contre, l’article de Lucas et Sargent n’a pas cherché à expliquer la stagflation, ni à la lier à l’échec du consensus keynésien.

En outre, le conflit entre, d’une part, Lucas et Sargent et, d’autre part, les partisans des modèles macroéconométriques structurels  ne se ramenait pas à une opposition entre la modélisation microfondée (à laquelle les premiers appelleraient) et la modélisation non-microfondée (que privilégieraient les seconds). En effet, Goutsmedt note par exemple que les modèles défendus par Lawrence Klein et Ray Fair, deux concepteurs de modèles macroéconométriques structurels, étaient microfondés.

En fait, l’opposition entre les macroéconomistes portait plutôt sur la nature des microfondations à privilégier. D’un côté, Lucas et Sargent appelaient à construire les modèles sur la base d’équations tirées de ce qui constituait selon eux le cadre le plus robuste en économie, en l’occurrence le modèle walrasien d’équilibre général. Ce qui doit primer avant tout, selon eux, c’est la cohérence interne du modèle. C’est ce programme qu’appliquèrent les premiers nouveaux classiques, les théoriciens de cycles d’affaires réels (real business cycles), puis les tenants de la nouvelle synthèse néoclassique qui proposèrent à partir des années quatre-vingt-dix les modèles d’équilibre général stochastiques dynamiques (DSGE) : ceux-ci sont fondamentalement des modèles de cycles d’affaires réels qui incorporent des éléments nouveaux keynésiens, en l’occurrence la concurrence imparfaite et l’hypothèse d’un ajustement progressif des prix et salaires. Ceux qui s’opposèrent à cette « discipline » le firent au motif qu’ils estimaient que les microfondations devaient résulter aussi bien de l’interaction des théories microéconomiques et macroéconomiques que de celle des données microéconomiques et macroéconomiques. Dans leur optique, si les données ne collaient pas avec le modèle, c’était peut-être en raison d’une erreur de la théorie microéconomique : ainsi, si les modèles structuraux des années soixante-dix ne parvenaient pas à établir des prévisions correctes, il n’était pas nécessaire de les abandonner, mais il était de les améliorer en prenant en compte les données.

Enfin, Goutsmedt note que la conférence marqua une rupture croissante entre la macroéconomie universitaire et la modélisation macroéconométrique des décideurs politiques. Les idées des nouveaux classiques se sont diffusées lentement et qu’elles ne se sont pas totalement imposées dans l’ensemble des grandes institutions économiques. De nombreuses banques centrales et plusieurs ministères des Finances continuent d’utiliser des modèles hybrides, qui ne sont pas de purs modèles DSGE. Goutsmedt estime que ces modèles hybrides ne résultent pas de la nouvelle synthèse néoclassique ; ils sont plutôt l’héritage direct des modèles utilisés dans les années soixante et soixante-dix.  

 

Références

GOUTSMEDT, Aurélien (2017), « Stagflation and the crossroad in macroeconomics: The struggle between structural and New Classical macroeconometrics », Centre d’économie de la Sorbonne, document de travail, n° 2017.43.

KRUGMAN, Paul (2014), « Stagflation and the fall of macroeconomics », 28 juin.

LUCAS, Jr., Robert E., & Thomas J. SARGENT (1979), « After keynesian macroeconomics », in After the Phillips Curve: the Persistence of High Inflation and High Unemployment.

WREN-LEWIS, Simon (2014a), « Understanding the New Classical revolution? », in Mainly Macro (blog), 28 juin. Traduction française, « Comment expliquer la révolution des nouveaux classiques », in Annotations (blog).

WREN-LEWIS, Simon (2014b), « Rereading Lucas and Sargent 1979 », in Mainly Macro (blog), 11 juillet. Traduction française, « Relire Lucas et Sargent », in Annotations (blog).

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commentaires

M
"La courbe de Phillips, adoptée par les keynésiens, suggérait que les décideurs politiques pouvaient arbitrer entre inflation et chômage via l’usage des politiques de demande."<br /> <br /> Un jour il faudra vraiment rendre public les travaux de James Forder qui permet quand même de démolir (à raison) cette idée de l'arbitrage entre inflation et chômage. Milton Friedman (1968) a vraiment fait beaucoup de dégâts avec son discours...
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