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28 mai 2012 1 28 /05 /mai /2012 11:44

Les économies développées et en développement ont connu un accroissement des inégalités de revenus en leur sein depuis les années quatre-vingt. Le commerce s’est davantage globalisé sur la même période. De nombreuses études ont visé à déterminer si la mondialisation avait participé à l’intensification des inégalités. Elles ont pour cela cherché à identifier les divers canaux par lesquels le développement du commerce international a pu influencer les dynamiques salariales [FMI, 2007 ; Pavcnik, 2011].

Les premières réflexions furent réalisées à partir du modèle que proposèrent Hecksher et Ohlin du commerce de biens finaux entre des pays dont les dotations relatives en facteurs diffèrent. Une version simplifiée de ce modèle suggère que chaque pays va se spécialiser et exporter la production qui utilise le facteur dont il est le plus relativement doté. Par conséquent, selon le théorème Stolper-Samuelson, la libéralisation des échanges commerciaux va entraîner un ajustement des salaires relatifs. En l’occurrence, lorsqu’une économie en développement, abondamment dotée de travail peu qualifié, s’ouvre davantage au commerce extérieur en diminuant ses tarifs douaniers, la demande pour le travail peu qualifié va s’accroître ; les salaires de ses travailleurs peu qualifiés tendent alors à augmenter, tandis que les salaires des travailleurs hautement qualifiés diminuent, ce qui entraîne une réduction des inégalités de revenus. En revanche, dans une économie abondamment dotée en travail très qualifié, par exemple une économie avancée, un processus inverse se met en œuvre : la demande de travail qualifié va s’accroître au détriment du travail non qualifié. Par conséquent, les salaires des travailleurs qualifiés devraient augmenter, tandis que les salaires des travailleurs peu qualifiés tendent à diminuer, ce qui entraîne cette fois-ci un accroissement des inégalités salariales.

Selon les travaux empiriques, les évolutions dans la répartition salariale épousent fort peu les dynamiques prédites par le théorème Stolper-Samuelson. Celui-ci ne peut expliquer l’évolution des primes de compétence, c’est-à-dire du surcroît de salaires obtenu par les salariés qualifiés par rapport aux travailleurs non qualifiés. Les déplacements de main-d’œuvre dans les secteurs industriels sont insuffisants pour expliquer la hausse des inégalités salariales. Les gains salariaux concernent également les secteurs non exportateurs. En outre, les pays en développement ont notamment connu une hausse, et non une baisse, des salaires des travailleurs qualifiés, donc un accroissement des inégalités. Ensuite, les inégalités salariales ne s’expliquent pas seulement par les primes de compétences ; elles se composent également d’inégalités résiduelles, c’est-à-dire d’inégalités salariales concernant des individus possédant les mêmes caractéristiques observables (niveau d’éducation, âge, sexe, etc.). L’insuffisance de preuves empiriques soutenant le théorème Stolper-Samuelson a finalement amené nombre d’économistes à privilégier le progrès technique biaisé en faveur du travail qualifié comme principale explication à l’accroissement des inégalités.

Toutefois, le commerce international peut contribuer à exacerber les inégalités salariales par d’autres canaux que le mécanisme à la Stolper-Samuelson. Les primes salariales dans l’industrie pourraient en l’occurrence refléter des rentes que les firmes partagent avec la main-d’œuvre avant l’ouverture du pays au commerce international. L’intensification de la concurrence sur le marché des biens finaux que provoque l’élimination des barrières au commerce va alors réduire les salaires dans le secteur industriel. Le commerce peut également influencer les primes salariales de l’industrie à travers la productivité du travail. En effet, si les entreprises industrielles confrontées aux plus fortes réductions de tarifs suite à la libéralisation de leur secteur parviennent à améliorer leur productivité relative, elles pourront transférer une partie de ces gains de productivité sous forme de hausses salariales. Ainsi, selon les canaux sous-jacents à l’œuvre, les réductions de tarifs douaniers peuvent entraîner soit une hausse, soit une baisse des salaires dans l’industrie. Ces divers mécanismes de transmission offrent une explication aux inégalités résiduelles.

La plus récente littérature a notamment mis l’accent sur l’hétérogénéité des firmes pour expliquer les évolutions salariales. Par exemple, l’ouverture au commerce international peut inciter les entreprises les plus productives à devenir exportatrices, tandis qu’elle dégrade l’activité des firmes les moins efficaces. Les premières vont chercher à améliorer la qualité de leur produit et leur technologie productive, d’où une hausse de la demande de travail qualifié. En outre, si la production destinée aux exportations est relativement plus intensive en travail qualifié que la production destinée au marché domestique, l’accès accru aux marchés à l’export va également entraîner une hausse de la demande relative pour le travail qualifié et contribuer ainsi à augmenter les primes de compétence. Les firmes exportatrices verseraient notamment des salaires plus élevés pour inciter leurs travailleurs à fournir plus d’efforts pour produire des biens de plus grande qualité.

Enfin, un nombre croissant d’études se penche sur les répercussions du partage mondial de la chaine de valeur ajoutée sur la dynamique des revenus. Cet impact serait d’autant plus important que le commerce de biens intermédiaires représente aujourd’hui les deux tiers du commerce international. La décomposition du processus productif et l’externalisation pourraient notamment expliquer une partie de l’écart croissant entre les salaires des travailleurs qualifiés et non qualifiés. Les firmes réallouent les parts de la production intensives en travail non qualifié dans les pays abondamment dotés en travail non qualifié et garder les étapes intensives en travail qualifié dans les pays développés. Cette réallocation mondiale de la production accroît l’intensité en travail qualifié de la production et donc la demande relative pour le travail qualifié, d’où une hausse des primes de compétence.

Une récente étude réalisée par Helpman et al. (2012) et se basant sur les données de la période 1986-1998 examine l’évolution des inégalités des salaires au Brésil après la libéralisation de son commerce extérieur. Tout d’abord, ils identifient trois faits stylisés. Tout d’abord, la plupart des inégalités salariales observées depuis 1986 au Brésil surviennent dans chaque secteur et profession et non pas entre les secteurs ou entre les professions. Ensuite, une large part des inégalités salariales dans les secteurs et professions sont conduits par une inégalité salariale entre et non pas dans les firmes. Enfin, puisque les deux résultats sont indépendants des caractéristiques visibles des travailleurs, les inégalités salariales entre firmes dans chaque secteur et profession sont avant tout des inégalités résiduelles.

Helpman et al. (2012) développent un modèle économique structural incorporant trois sources d’hétérogénéité parmi les firmes : la productivité, les coûts d’entrée sur le marché d’exportation et des coûts de contrôle des travailleurs. Les firmes exportatrices versent de plus hauts salaires que les firmes non exportatrices pour deux raisons. Tout d’abord, les firmes à haut revenu se montrent plus sélectives sur le marché du travail pour embaucher des travailleurs plus qualifiés. Elles sont notamment plus incitées que les autres à entre sur les marchés d’exportations en raison de la présence de coûts fixes à l’exportation. Ensuite, l’entrée sur le marché d’exportation procure aux firmes davantage de revenus, qu’elles partagent avec leurs salariés.

Une prédiction fondamentale du modèle est une relation en forme de U inversée entre les inégalités salariales et l’ouverture commerciale. Une économie initialement fermée qui réduirait ses coûts d’échange verrait dans un premier temps s’accroître les inégalités salariales. Avec la poursuite du déclin des coûts d’échange, les inégalités salariales atteignent un pic, puis diminuent. En l’occurrence, lorsqu’aucune firme n’exporte, une baisse des coûts d’échange entraîne une hausse des inégalités. Ainsi, quand seules quelques entreprises exportent, leurs travailleurs captent l’essentiel des revenus générés par l’ouverture. Inversement, lorsque toutes les firmes exportent, une hausse des coûts d’échange va pousser certaines entreprises à cesser d’exporter et réduit par là des salaires que versent celles-ci, ce qui accroît les inégalités. Selon Helpman et al. (2012), le Brésil n’aurait pas encore atteint le pic des inégalités sur leur période d’échantillonnage, c’est-à-dire entre 1986 et 1998. D’après leurs conclusions optimistes, la poursuite de l’ouverture de l’économie brésilienne au commerce international devrait par la suite impulser une baisse des inégalités.


Références Martin ANOTA

FMI (2007), « Globalization and inequality », in World Economic Outlook, chapitre 4, octobre.

HELPMAN, Elhanan, Oleg ITSKHOKI, Marc MUENDER & Stephen REDDING (2012), « Trade and inequality : From theory to estimation », in VoxEU.org, 20 mai.

PAVCNIK, Nina (2011), « Globalization and within-country income inequality », in Making Globalization Socially Sustainable, rapport de l’OIT et de l’OMC, chapitre 7, septembre.

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24 mai 2012 4 24 /05 /mai /2012 01:01

La Grande Récession a entraîné un fort gonflement des déficits et dettes publics. Dans le cas de nombreuses économies développées, ces évolutions conjoncturelles de l’endettement public sont entrées en résonnance avec des dynamiques plus structurelles, liées à la générosité de leur programme social et du vieillissement de leur population. Selon la conception dominante, le déficit public peut stimuler la croissance à court terme, mais apparaît nocif pour la croissance à long terme. Ainsi, confrontés à la spirale de l’endettement public et à l’éventualité d’un défaut souverain, les gouvernements ont resserré leur politique budgétaire, en espérant ainsi consolider leurs finances et la croissance potentielle de l’économie. Le lien entre dette publique et croissance de long terme reste pourtant encore imprécis.

Les auteurs, réfléchissant en général dans un cadre néoclassique, mettent particulièrement l’accent sur l’éviction des investissements productifs et l’équivalence ricardienne. Nautet et Van Meensel (2011) identifient ainsi théoriquement trois principaux canaux par lesquels un accroissement de la dette publique peut affecter négativement la croissance économique de long terme. Une hausse de la dette publique entraîne une baisse du volume d’épargne net au niveau national et par conséquent une hausse des taux d’intérêt. Celle-ci entraîne une chute de l’investissement et un ralentissement de la croissance du stock de capital. La moindre accumulation en capital se traduit par de moindres innovations et par conséquent une baisse de la productivité du travail. Parallèlement, la hausse de l’endettement implique de plus fortes charges d’intérêt qui comprimeront les dépenses productives, notamment l’investissement public en infrastructures, et qui seront éventuellement compensées par une plus forte imposition. Selon la nature des mesures fiscales adoptées, celles-ci peuvent potentiellement affecter la consommation, l’investissement privé ou encore l’offre de travail. L’accentuation du risque souverain entraîne une hausse dans les primes de risque. L’élévation des spreads alourdit les coûts de financement et menace la solvabilité des finances publiques. Les ménages et les entreprises peuvent aussi être simultanément confrontés à des hausses de taux d’intérêt. Enfin, l’accroissement de la dette publique peut également affecter la croissance en renforçant l’inflation anticipée, l’incertitude et la volatilité macroéconomique.

Jusqu’à ces dernières années, peu de littérature empirique s’était développée autour du lien entre dette publique et croissance. Elle portait en outre quasi exclusivement sur les économies en développement. Reinhart et Rogoff (2009, 2010) ont récemment analysé les évolutions de la dette publique et du taux de croissance réel de long terme pour un échantillon d’une quarantaine de pays sur la période s’étalant sur les deux derniers siècles. L’examen de leurs données révèle une faible relation entre la dette gouvernementale et la croissance de long terme pour des niveaux d’endettement inférieurs au seuil de 90 % du PIB. Au-delà de 90 %, le taux de croissance médian diminue d’un point de pourcentage et le taux de croissance moyen diminue davantage. Dans le cas spécifique des économies en développement, le seuil de dette publique que détiennent les agents étrangers s’avère plus faible. En ce qui les concerne, lorsque la dette publique détenue par le reste du monde dépasse 60 % du PIB, la croissance diminue de deux points ; quand elle dépasse 90 % du PIB, la croissance devient négative. Les deux auteurs privilégient l’« intolérance à la dette » comme explication à cette relation non linéaire : les taux d’intérêt du marché s’élèvent lorsque l’économie atteint les limites de tolérance à la dette. Les hausses de taux entraînent de sévères ajustements budgétaires via les hausses d’impôts et les coupes budgétaires, voire les défauts.

Kumar et Woo (2010) explorent également l’impact d’une dette publique élevée sur la croissance économique à long terme. Ils basent leur analyse sur un panel d’économies avancées et émergentes au cours de la période s’étendant de 1970 à 2007. Les résultats empiriques suggèrent une relation inverse entre la dette initiale et la croissance subséquente. Lorsque le ratio dette sur PIB augmente de dix points de pourcentages, la croissance annuelle du PIB réel par tête diminue d’environ 0,2 point de pourcentage par an, avec un impact plus atténué dans les économies avancées. Seuls les niveaux élevés de dette, supérieurs à 90 % du PIB, ont un effet négatif significatif sur la croissance. L’effet adverse s’expliquerait essentiellement par un ralentissement de la croissance de la productivité du travail due au moindre investissement et à une plus faible croissance du stock de capital. En effet, lorsque la dette initiale augmente de dix points de pourcentages, l’investissement décline en moyenne d’environ 0,4 point de pourcentage.

Poursuivant l'analyse, Cecchetti et al. (2011) examinent les données annuelles du PIB par tête et du stock de dette du secteur non financier pour 18 pays de l’OCDE sur la période 1980-2010. Selon leurs résultats, la dette gouvernementale affecte négativement la croissance à partir d’un seuil estimé à environ 85 % du PIB. Checherita et Rother (2010) observent pour leur part l’impact moyen de la dette gouvernementale sur la croissance du PIB pour tête dans les douze pays de la zone euro au cours des quatre décennies consécutives à 1970. Les auteurs constatent un impact non linéaire de la dette publique sur la croissance économique des pays européens : cet impact serait clairement négatif lorsque la dette gouvernementale excède 90 % du PIB. Les effets néfastes qu’une dette élevée exerce sur la croissance peuvent toutefois se révéler dès qu’elle atteint 70 % du PIB.

Selon Nersisyan et Wray (2011), il importe de classer la dette publique selon la devise dans laquelle elle est libellée et selon le régime de change en vigueur. En effet, la dette souveraine d’une économie disposant d’une monnaie non convertible et dont le taux de change est flottant n’encourt pas de risque de défaut : le gouvernement n’a alors aucune contrainte quant à sa capacité à dépenser. Une économe qui aurait abandonné sa souveraineté monétaire, via l’ancrage de sa monnaie à une devise étrangère ou l’adoption d’une devise étrangère, se trouve contraint dans sa capacité à financer les dépenses publiques en émettant de la monnaie. Elle ne peut qu’émettre de la monnaie que jusqu’au niveau où ses réserves de change sont suffisantes pour pouvoir maintenir l’ancrage. Dans le cas d’une émission excessive de monnaie domestique, le pays pourra être l’objet d’une attaque spéculative et se voir contraint d’abandonner son ancrage, ce qui correspond à un défaut. Le gouvernement abandonne une part de l’autonomie de sa politique conjoncturelle lorsque sa monnaie est ancrée à une devise.

Panizza et Presbitero (2012), de leur côté, ne rejettent pas la corrélation négative qui semble exister entre la dette publique et la croissance économique, notamment à partir de niveaux élevés d’endettement. Ils rappellent toutefois que corrélation n’implique pourtant pas causalité. Leurs propres travaux empiriques soutiennent effectivement l’existence d’une corrélation entre les deux variables, mais ils ne valident pas un effet causal de la dette publique sur la croissance. Le lien entre dette et croissance pourrait s’expliquer tout simplement par le fait qu’une faible croissance économique entraîne des niveaux élevés de dette publique. Comme le rappellent Nersisyan et Wray (2011), le solde public devient automatiquement déficitaire et le ratio d’endettement s’accroît en période de récession. En revanche, Panizza et Presbitero identifient un canal spécifique par lequel les hauts niveaux d’endettement public affectent la croissance : un gouvernement fortement endetté peut adopter des politiques restrictives pour consolider ses finances, or de telles mesures déprimeront l’activité économique. En outre, la mise en œuvre de mesures d’austérité lors d’une récession accroît les effets déprimants de celle-ci et accroît au final le fardeau de l’endettement public. Il est alors vrai qu’une dette publique élevée réduit la croissance, mais selon un schéma de transmission qui échappe aux théoriciens néoclassiques.

 

Références Martin Anota

CECCHETTI, Stephen G., M. S. MOHANTY & Fabrizio ZAMPOLLI (2011), « The real effects of debt », BIS working paper, n° 352, août.

CHECHERITA, Cristina, & Philipp ROTHER (2010), « The impact of high and growing government debt on economic groth », ECB working paper, n° 1 237, août.

KUMAR, Manmohan S., & Jaejoon WOO (2010), « Public Debt and Growth », IMF working paper, n° 10/174, juillet.

NAUTET, M., & L. VAN MEENSEL (2011), « Economic impact of the public debt », in Economic Review, n° 3.

NERSISYAN, Yeva, & L. Randall WRAY (2011),  « Un excès de dette publique handicape-t-il réellement la croissance ? », in Revue de l'OFCE, n° 116, janvier 2011.

PANIZZA, Ugo, & Andrea F PRESBITERO (2012), « Public Debt and Economic Growth: Is There a Causal Effect? », MoFiR working paper, n° 65, 2 avril.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2009), This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly, Princeton University Press.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review, vol. 100, n° 2, mai.

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21 mai 2012 1 21 /05 /mai /2012 20:48

Thomas Sargent (2012), le dernier lauréat du Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, s’est récemment penché sur l’histoire étasunienne et en particulier la période s'écoulant entre 1781 et 1788 qu’il estime riche d’enseignements pour l’Europe. Avec les Articles de la Confédération, ratifiés en 1781, le gouvernement central des Etats-Unis ne se vit doter que d’un pouvoir d’imposition limité. Il lui était par conséquent difficile de dépenser ou d’emprunter. Parallèlement, la dette accumulée avec la guerre d’indépendance ne s’échangeait qu’avec de fortes décotes, ce qui provoqua une crise budgétaire durant les années 1780. Celle-ci fut résolue avec l’adoption en 1788 de la Constitution des Etats-Unis qui conféra au Congrès la pleine autorité pour lever l’impôt et récupérer ainsi suffisamment de recettes pour assurer le service de la dette gouvernementale. Les obligations étatiques furent transférées au gouvernement central, qui renfloua de cette manière les Etats subordonnés. Cette reconfiguration institutionnelle permit au gouvernement central d’acquérir une réputation d’emprunteur solvable et ainsi de réduire ses coûts d’emprunt. Les détenteurs d’obligations publiques devinrent alors les partisans d’une plus large imposition de la part du gouvernement central. Les Etats subordonnés accumulèrent les décennies suivantes de larges déficits, anticipant d’éventuels renflouements en cas de sévères difficultés budgétaires. En 1829, alors que cet endettement se révélait effectivement insoutenable, l’Etat fédéral décida de ne pas renflouer cette fois-ci les Etats fédérés. Cette mesure radicale eut pour effet d’accentuer la discipline fiscale parmi eux.

Sargent tire plusieurs leçons de sa lecture de cet épisode historique. Premièrement, un gouvernement peut difficilement émettre des titres si leurs potentiels détenteurs anticipent qu’il recevra insuffisamment de revenus pour assurer le service de la dette. Sans revenu actuel, ni capacité à emprunter, il ne pourra que difficilement fournir les biens publics et assurer de larges dépenses lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires. Deuxièmement, la coexistence d’un gouvernement central avec des gouvernements subordonnés suscite des problèmes de passagers clandestins dans le financement des biens publics : chaque Etat est incité à refuser de fournir volontairement des revenus au gouvernement central, en espérant que les autres Etats accepteront le fardeau. Troisièmement, il est coûteux d’acquérir de bonnes réputations. Un gouvernement doit en effet se montrer crédible dans sa capacité à rembourser ses futures dettes. Pour acquérir une telle crédibilité, il peut lui être nécessaire de rembourser les dettes contractées avant sa prise de fonction. Quatrièmement, il peut être utile, quoique difficile, pour le gouvernement d’entretenir des réputations distinctes auprès des différents groupes sociaux. Cinquièmement, une coordination confuse entre le cadre monétaire et le cadre budgétaire est source de coûteuses incertitudes pour les marchés et pour la population.

Ces diverses leçons pourraient éclairer d’après Sargent la situation actuelle en Europe et fournir des pistes de réflexion sur les réformes institutionnelles à y mener, tant l’Europe d’aujourd’hui présente des similarités avec les Etats-Unis des années 1780. L’Union européenne fait face à des dynamiques insoutenables d’endettement et à des comportements de passagers clandestins, dans un contexte institutionnel instable, inachevé. Seuls les Etats-membres ont le pouvoir d’imposition. Toute action budgétaire de large échelle requiert le consensus parmi les Etats-membres. Les deux situations, en l’occurrence celle des Etats-Unis à la fin du dix-huitième siècle et celle de l’Europe en ce début de vingt-et-unième siècle, possèdent toutefois certaines différences fondamentales que ne manque pas de relever Sargent. En l’occurrence, l’union budgétaire au Etats-Unis fut antérieure à l’union monétaire. La question d’une union fiscale n’est pas à l’ordre du jour en Europe.

Selon Daron Acemoglu et James Robinson (2012), les changements institutionnels survenus lors des années 1780 ne se sont pas produits pour la seule raison qu’ils apparaissaient aux yeux des citoyens américains comme porteurs de plus grandes efficacité et stabilité économiques, chose que laisse penser Sargent. Si la Constitution des Etats-Unis fut ratifiée, c’est avant tout car certains groupes sociaux trouvant profit à l’adoption de cette constitution (en l’occurrence les créditeurs, les manufacturiers, les marchands et les politiciens) furent alors suffisamment puissants pour imposer sa ratification.

Les leçons pour l’Europe sont en outre plus complexes selon les deux auteurs. Tout d’abord, les conditions en faveur d’une plus forte union fiscale peuvent différer aujourd’hui de celles prévalant aux Etats-Unis. De plus, les mêmes intérêts économiques peuvent s’avérer aujourd’hui insuffisamment puissants. Ensuite, tendre vers une union budgétaire implique de la part des Européens une massive redistribution et de considérables renflouements. Enfin, l’hétérogénéité institutionnelle des pays européens complique la réalisation d’une union fiscale et la rend moins attractive aux yeux des Etats-membres. Les tentatives d’unions fiscales opérées par les pays d’Amérique latine au sortir de leurs guerres d’indépendance sont elles aussi sources d’enseignement. Ces nations furent confrontées à des problèmes similaires à ceux auparavant affrontés par les Etats-Unis. L’Argentine réussit à créer un Etat fédéral, mais sa Constitution eut de nombreux effets pervers et généra les problèmes auxquels le pays dû faire face quelques décennies plus décennies. La République Fédérale d’Amérique Centrale ne dura qu’entre 1823 et 1838, tandis que la Grande Colombie, instaurée en 1821, éclata une décennie après. En définitive, ce qui constitua un équilibre politique aux Etats-Unis s’avéra instable en Amérique latine.

 

Références Martin Anota

ACEMOGLU, Daron, & James ROBINSON (2012), « American lessons (for Europe) », in Why Nations Fail, 17 mai.

SARGENT, Thomas J. (2012), « United then, Europe now », février.

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