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29 septembre 2013 7 29 /09 /septembre /2013 22:06

L’économie mondiale est peut-être à la veille d’une nouvelle vague d’instabilité financière. Avec la Grande Récession, les taux directeurs au plus proche de leur niveau zéro dans les pays avancés et l’aggravation de la crise de la dette souveraine en zone euro, les investisseurs financiers avaient recherché des opportunités de placement plus lucratives dans le reste du monde. De nombreuses économies émergentes avaient alors bénéficié d’importantes entrées de capitaux. Puisque les marchés anticipent à présent un imminent resserrement de la politique monétaire américaine, le monde émergent pourrait connaître une crise de leur balance de paiements avec le tarissement des entrées de capitaux. Les multiples indicateurs suggérant que les pays émergents connaissent actuellement un ralentissement de leur croissance tendent à confirmer ce scénario.

En fait, les analystes craignent les événements se reproduisent de la même manière d’il y a deux décennies. En effet, peu de temps après un relèvement des taux directeurs aux Etats-Unis, le Mexique connut à partir du 20 décembre 1994 ce qui reçut par la suite le nom d’« arrêt brusque » (sudden stop). Ce dernier se caractérise par une inversion brutale des entrées de capitaux étrangers, associée à une amélioration brutale du compte courant. L’économie qui perd alors son accès au financement étranger connaît un effondrement des prix d’actifs, une chute de son taux de change et une profonde contraction de son activité dont l’ampleur est en général équivalente à celle de la Grande Dépression. En outre, ce phénomène survient souvent par vagues. La crise mexicaine a par exemple entraîné un arrêt brusque en Argentine en 1995 (une contagion baptisé « effet  tequila »), tandis que la crise asiatique de 1997 a notamment touché la Corée, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande.

Ces vagues de crises ont renouvelé l’intérêt des économistes pour l’étude de l’instabilité financière à la fin des années quatre-vingt-dix, mais ces études se sont particulièrement focalisées sur les économies en développement, leurs auteurs estimant que les pays avancés disposaient d’un système financier suffisamment développé et de politiques économiques suffisamment saines pour être épargnées par ces épisodes. Or, c’est bien un arrêt brutal dans les flux de capitaux que plusieurs pays européens (en l’occurrence l’Espagne, la Grèce, l’Irlande l’Italie et le Portugal) ont connu lors de la Grande Récession de 2008-2009.

Olivier Accominotti et Barry Eichengreen (2013) notent en l’occurrence de nombreuses similarités entre cet épisode et une série de turbulences que l’Europe centrale a connue à la veille de la Grande Dépression. Entre 1924 et 1928, tout comme entre 2001 et 2008, de nombreux pays européens ont reçu de larges flux de capitaux en provenance du reste de l’Europe et du reste du monde ; dans les deux cas, les pays destinataires ont connu un arrêt soudain (respectivement en 1929 et en 2009) après avoir creusé d’importants déficits de leur balance courante. Si l’Allemagne, de l’Autriche et de la Hongrie ont engrangé de moindres déficits courants que la Grèce, l'Irlande, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, ils ont toutefois subi une plus forte contraction de leur compte de capital suite à l’arrêt brusque. Certes, les pays « périphériques » de la zone euro ont connu une plus forte contraction des entrées de capitaux privés entre 2008 et 2011, mais l’essor des capitaux publics a réduit la sévérité de l’ajustement du compte courant. Accominotti et Eichengreen en concluent que l’Eurosystème semble avoir ainsi fourni une assurance collective contre les arrêts brutaux des entrées de capitaux, alors que les pays d’Europe centrale entre 1929 et 1931 (tout comme les pays émergents lors des années quatre-vingt-dix) ne pouvaient avant tout compter que sur leurs réserves internationales pour faire face à ces turbulences.

Anton Korinek et Enrique Mendoza (2013) tirent plusieurs faits stylisés des divers arrêts soudains qui se sont produits dans les économies avancées et émergentes entre 1978 et 2012. Typiquement, les arrêts soudains se caractérisent par une inversion brutale des mouvements de capitaux qui prend la forme d’une soudaine amélioration de la balance des transactions courantes ou de la balance commerciale. Ils sont précédés par des périodes d’expansion caractérisées par une croissance du PIB, de la consommation et de l’investissement supérieure à leur tendance, ainsi que par une détérioration de la balance commerciale, une appréciation du taux de change et une envolée des prix d’actifs. Suite à l’arrêt soudain, les principaux agrégats macroéconomiques (en l’occurrence le PIB, la consommation et l’investissement) se détériorent. L’économie connaît ainsi une profonde récession, suivie par une faible reprise. Par exemple, deux ans après l’arrêt soudain, les marchés boursiers n’ont récupéré que deux cinquièmes de leurs pertes. Korinek et Mendoza constatent que les pays avancés et les pays émergents ne font pas la même expérience de l’arrêt soudain. Les premiers connaissent en l’occurrence une reprise plus lente que les seconds. Les pays émergents sont également caractérisés par une forte appréciation réelle avant que survienne l’arrêt soudain, suivie par un véritable effondrement du taux de change, alors que les économies avancées ne présentent pas une telle dynamique.

Selon Korinek et Mendoza (2013), le mécanisme d’amplification financière qui est à l’œuvre lors d’un arrêt brusque est similaire au processus de déflation par la dette (debt-deflation) suggéré par Irving Fisher (1933). Supposons une économie qui emprunte à l'étranger et qui est soumise à une contrainte de garantie. Au cours des périodes d'expansion, les résidents accroissent leur levier d’endettement, si bien que le compte courant tend à être contracyclique. Lorsque le levier atteint un niveau suffisamment élevé, la contrainte de garantie oblige les agents à réduire leurs dépenses. Cette chute de la demande globale s’accompagne d’un effondrement des taux de change réels, des prix relatifs et des prix d’actifs. Comme les actifs sont utilisés comme collatéraux, la baisse de leurs prix resserre la contrainte pesant sur les agents et les incite à réduire à nouveau leurs dépenses. L’économie est ainsi prise dans un cercle vicieux où la baisse de la capacité d’emprunt, la baisse des dépenses, la baisse des prix d’actifs s’entretiennent mutuellement. Ce mécanisme est d’autant plus pervers que les résidents se sont endettés dans une autre monnaie que la leur (par exemple, le dollar pour les pays émergents… ou l’euro pour les pays de la zone euro).

Accominotti et Eichengreen ont observé les mouvements de capitaux dans les années vingt et trente pour mettre en évidence leurs déterminants. Il apparaît que les caractéristiques propres aux pays, et notamment leur capacité d’emprunt, n’expliquent pas l’afflux de capitaux et l’arrêt soudain en Europe centrale. En revanche, les conditions prévalant sur les marchés des capitaux internationaux (exogènes aux conditions prévalant au sein des pays emprunteurs) sont des déterminants clés dans les mouvements de capitaux. Accominotti et Eichengreen constatent en effet une corrélation fortement négative entre, d’une part, le volume de capitaux émis dans un centre financier donné et, d’autre part, le niveau des taux d’intérêt à long terme et la volatilité des marchés. Mêmes si elles ne portent pas sur les mêmes époques, les conclusions d’Eichengreen rejoignent celles de plusieurs récentes études (notamment celle d’Hélène Rey) qui suggèrent que la perception des risques a joué un rôle majeur dans les flux de capitaux au cours des trois dernières décennies. 

 

Références

ACCOMINOTTI, Olivier, & Barry EICHENGREEN (2013), « The mother of all sudden stops: Capital flows and reversals in Europe, 1919-1932 », in VoxEU.org, 14 septembre.

CAVALLO, Eduardo, & Andrew POWELL (2013), « A new taxonomy of sudden stops: Which sudden stops should countries be most concerned about? », in VoxEU.org, 30 août.

KORINEK, Anton, & Enrique G. MENDOZA (2013), « From sudden stops to Fisherian deflation: Quantitative theory and policy implications », NBER working paper, n° 19362, août.

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24 septembre 2013 2 24 /09 /septembre /2013 20:12

La littérature économique mainstream développe deux explications concurrentes des cycles économiques. Selon la théorie des cycles d’affaires réels, les fluctuations de l’activité trouvent leur origine dans les chocs d’offre. Ceux-ci incluent notamment les changements météorologiques, les désastres naturels, les chocs et contre-chocs pétroliers, les guerres, l’instabilité politique, les décisions gouvernementales en matière de régulation (la mise en place de quotas à l’importation par exemple) et les chocs technologiques. Ces derniers, auxquels les nouveaux classiques donnent une place particulièrement importante dans leurs modélisations, comprennent les changements dans la qualité des facteurs de production, la modification de l’organisation du travail, le développement de nouveaux produits et procédés de fabrication, etc. [Snowdon et Vane, 2005]. Ces divers chocs sont susceptibles de profondément affecter l’activité en entraînant de fortes variations de la productivité.

La théorie des cycles d’affaires réels a été initialement formulée dans l’article de Finn Kydland et Edward Prescott (1982). Jusqu’à sa parution, les nouveaux classiques (notamment Robert Lucas) acceptaient l’idée que les cycles d’affaires soient générés par des chocs monétaires ; Kydland et Prescott affirment que les fluctuations conjoncturelles ne sont engendrées que par les seuls chocs réels. Les deux auteurs radicalisent la vision néoclassique d’un système intrinsèquement harmonieux en considérant que l’économie est constamment à l’équilibre, c’est-à-dire en tout point du cycle, même au cœur d’une récession. Les agents ont beau ne pas désirer les récessions, celles-ci résultent toutefois de l’agrégation de leurs réactions individuelles aux modifications des contraintes auxquelles ils font face, par exemple les contraintes technologiques. Même si l’économie est plongée dans une récession, celle-ci demeure une situation optimale, car les agents agissent en maximisant leur bien-être. Pour stimuler l’activité et réduire le chômage, les nouveaux classiques préconisent l’adoption de politiques d’offre. En effet, les politiques de relance sont non seulement inefficaces, mais surtout elles nuisent à l’activité en contrariant les calculs d’optimisation des agents privés. Dans ce cadre, la fiscalité apparaît par exemple comme particulièrement perturbatrice en réduisant l’offre de travail, la consommation, la production, l’investissement et les incitations à innover. La politique monétaire est, quant à elle, sans effets sur l’activité, car les décisions individuelles dépendent des variables réelles et non des variables monétaires. 

A la différence des nouveaux classiques, les nouveaux keynésiens donnent un rôle essentiel au crédit et surtout à la demande pour expliquer les cycles d’affaires. Ils mettent en avant les problèmes de défaut de coordination : notamment en raison des asymétries d’information, chaque agent prend des décisions sans forcément tenir compte de leurs répercussions sur l’activité des autres agents et, par là même, sur leur propre activité. Si la demande globale décline, il est rationnel pour les entreprises de réduire leur production et de licencier du personnel pour maintenir leurs profits, mais chaque firme fait alors face à une nouvelle chute de la demande et des profits. L’économie peut donc se retrouver dans un équilibre sous-optimal caractérisé par une demande insuffisante et un chômage élevé. L’intervention des pouvoirs publics est alors nécessaire, de manière à ramener l’économie au plein emploi, notamment en stimulant la demande globale via les politiques conjoncturelles. Si les nouveaux keynésiens ont particulièrement mis l’accent sur la rigidité des prix et salaires dans leurs travaux, celle-ci n’apparaît toutefois pas cruciale pour expliquer les fluctuations de l’activité : même si les prix et salaires étaient pleinement flexibles, la production serait instable et la flexibilité tendrait même à accentuer cette instabilité

Ces deux conceptions ne sont pas contradictoires en soi. Les nouveaux keynésiens admettent l’idée que l’économie est régulièrement sujette à des chocs d’offre, mais, selon eux, ces derniers ne suffisent pas pour expliquer l’ampleur des fluctuations de l’activité. En l’occurrence, ce sont les chocs de demande qui jouent un rôle primordial dans le cycle conjoncturel. Le débat sur l’importance relative des chocs d’offre et de demande est essentiel, car leur nature conditionne l’utilité et l’efficacité des politiques conjoncturelles [1] [2]. Il s’est cristallisé à plusieurs reprises autour du comportement de l’inflation. En effet, selon les nouveaux classiques, un choc d’offre positif, en relevant la production, conduit à une baisse des prix afin de maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande ; autrement dit, si l’économie est avant tout sujette aux chocs d’offre, le niveau de production et le taux d’inflation devraient évoluer dans le sens inverse l’un de l’autre. Si ce sont au contraire les chocs de demande qui sont principalement à l’origine du cycle d’affaires comme le soutiennent les nouveaux keynésiens, les prix devraient évoluer de façon procyclique ; autrement dit, l’inflation et la production devraient évoluer dans le même sens.

Ainsi, démontrer la présence ou l’absence de coévolution entre l’inflation et la production apparaît pour certains comme une manière de révéler la nature des chocs et ainsi de trancher le débat entre les deux écoles de pensée. C’est ce qu’ont justement cherché à faire Michal Andrle, Jan Bruha et Serhat Solmaz (2013). En observant la zone euro entre 1995 et le premier trimestre de l’année 2013, les auteurs font apparaître une coévolution entre l’inflation et la production à la fréquence des cycles d’affaires. Ils notent que l’inflation réagit avec un retard d’un trimestre aux variations de la production. En outre, les dynamiques de l’inflation sont également en phase avec les mouvements du chômage. Au final, la forte relation entre la production et l’inflation amène les auteurs à conclure que les cycles d’affaires en zone euro sont principalement conduits par les chocs de demande. Ils rejettent ainsi la thèse des cycles d’affaires réels.

 

[1] On peut douter de la pertinence du concept de chocs. Par exemple, les travaux réalisés dans le sillage des écrits d’Irving Fisher et d’Hyman Minsky montrent que le cycle du crédit est endogène puisque les marchés financiers et immobiliers connaissent naturellement et régulièrement un boom et un effondrement des prix. Quant aux chocs technologiques dont parle l’école des cycles d’affaires réels, ils ne sont pas non plus pleinement exogènes : par exemple, l’innovation dépend des dépenses de recherche-développement que réalisent les firmes (une idée que développera notamment Robert Lucas dans l’un des premiers modèles de la croissance endogène).

[2] Même si l’on accepte le concept de chocs, on peut douter qu’il soit pertinent de distinguer strictement les chocs d’offre des chocs de demande. Comme plusieurs nouveaux keynésiens (notamment Stiglitz) le suggèrent, si l’économie connait un choc de demande (par exemple, si les entreprises vendent beaucoup moins qu’elles ne l’avaient anticipé), celui-ci se mue alors en choc d’offre (les entreprises réduisant leur production). Cela rejoint d’ailleurs l’idée keynésienne que l’on ne peut analyser les marchés isolément, mais bien au contraire directement au niveau macro, en raison des interdépendances qui existent entre ces marchés et plus largement entre les agents économiques : on ne peut étudier séparément l’offre et la demande globales. En outre, des phénomènes d’hystérèse sont également à l’œuvre durant une récession : lorsque l’activité reste durablement atone, les chômeurs perdent leurs compétences, voient leur santé se dégrader, deviennent moins productifs, voire quittent la population active, tandis que les entreprises réduisent leurs dépenses investissements ; autrement dit, les capacités de production (ce que la littérature moderne désigne comme étant la production potentielle) s’en trouvent affectées. Dans tous les cas, même si la distinction entre chocs d’offre et de demande n’est pas nette, cela n’empêche pas pour autant les nouveaux keynésiens de conclure à la nécessité pour les autorités publiques de fortement stimuler l’activité lors des récessions pour ramener rapidement l’économie au plein emploi, de manière à ne pas laisser le chômage conjoncturel devenir structurel et la croissance potentielle se dégrader. 

 

Références

Michal ANDRLE, Jan BRUHA & Serhat SOLMAZ (2013), « Inflation and output comovement in the euro area: Love at second sight? », IMF working paper, n° 13/192, septembre. 

KYDLAND, Finn E., & Edward C. PRESCOTT (1982), « Time to build and aggregate fluctuations », in Econometrica, vol. 50, n° 6, novembre. 

SNOWDON, Brian, & Howard R. VANE (2005), Modern Macroeconomics. Its Origins, Development and Current State, éditions Edward Elgar.

SUMMERS, Lawrence H. (1986), « Some skeptical observations on real business cycle theory », in Federal Reserve Bank of Minneapolis Quarterly Review, automne.

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21 septembre 2013 6 21 /09 /septembre /2013 17:21

La mondialisation et le progrès technique ont beau avoir entraîné un déclin des coûts de transport et des autres barrières à l’échange, cela n’a pas sonné la fin de la « tyrannie de la distance » [Prager et Thisse, 2010]. L’espace joue toujours un rôle déterminant dans la répartition des activités économiques et les flux de biens, de services, de capitaux, de travailleurs, etc. En l’occurrence, les contraintes géographiques continuent de puissamment façonner le commerce international. Depuis toujours, chaque pays privilégie les territoires qui lui sont proches pour échanger des biens et services. Certes, le commerce avec les pays éloignés s’est accru au cours du temps ; mais, parallèlement, les échanges avec les pays à proximité se sont accrus encore plus rapidement.

Jan Tinbergen (1962) s’est inspiré de la loi de la gravitation universelle énoncée par Newton pour décrire la dynamique des échanges bilatéraux. En physique, deux corps quelconques s’attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse de la distance séparant leurs centres de gravité. Selon l’équation de gravité du commerce international établie par Tinbergen, le volume d’échanges (X) que réalisent deux pays A et B entre eux est, d’une part, proportionnel à leur produit intérieur brut (PIB) et, d’autre part, inversement proportionnel à la distance (d) qui les sépare.

gravity-equation.png

Autrement dit, plus la taille des partenaires économiques est importante, plus ils échangent entre eux ; ou encore, plus ils sont éloignés l’un de l’autre, moins leurs échanges bilatéraux sont importants. Les études économétriques ont alors cherché à évaluer G, α, β et γ. Elles concluent que les exposants α et β sont stables et proches de l’unité. Si la distance avait un impact négligeable sur les flux commerciaux, l’exposant γ de la distance serait proche de zéro. Or, toutes les estimations empiriques de l’équation de gravité suggèrent que la valeur de γ est également proche de l’unité. Anne-Célia Disdier et Keith Head (2006) ont compilé 1467 estimations de l’équation de gravité à partir de 103 articles et trouvent que l’effet moyen est d’environ 0,9 %, avec 90 % des estimations comprises entre 0,28 et 1,55. Autrement dit, une hausse de 10 % de la distance se traduit en moyenne par une baisse de 9 % des échanges bilatéraux. Ces divers coefficients se sont révélés stables dans le temps et dans l’espace, si bien que l’équation de gravité apparaît comme l’une des régularités empiriques les plus stables et robustes en science économique.

Le rôle que joue la taille des économies sur leurs échanges extérieurs est bien compris. Par exemple, le modèle de Paul Krugman (1980), pionnier dans les nouvelles théories du commerce international, montre comment le volume des échanges qu’un pays entretient avec le reste du monde est proportionnel à sa taille et négativement affecté par les barrières commerciales. En raison des rendements croissants et des coûts de transport, les entreprises sont incitées à concentrer leur production au plus proche de leur marché. Puisque les consommateurs ont un goût pour la variété, chaque pays a intérêt à se spécialiser dans une variété donnée d’un bien (de manière à profiter des économies d’échelle) et d’importer ses autres variantes (afin d’accroître le bien-être de la population), donc des pays relativement similaires ont tout de même intérêt à échanger. 

En revanche, si l’importance de la distance pour les échanges est vérifiée au niveau empirique, il est apparu difficile de la justifier théoriquement. Plusieurs auteurs ont avancé des explications, mais celles-ci reposent sur des facteurs (par exemple, les techniques de transport, les droits de douane, la nature des biens échangés, etc.) qui ont connu de profondes évolutions au fil des décennies, si bien qu’aucune d’entre elles ne parvient véritablement à expliquer la stabilité de l’exposant γ de la distance.

Thomas Chaney (2013) cherche à expliquer pourquoi cet exposant s'est révélé stable au cours du temps à partir d’une modélisation des chaînes de production verticales. Dans son modèle, les entreprises combinent du capital et du travail avec les biens intermédiaires fournis par les firmes présentes en amont. L’auteur suppose que les entreprises ont deux manières de contourner les obstacles liés au commerce international. Soit elles payent un coût direct pour créer un contact à l’étranger, soit elles communiquent avec leurs contacts existants et cherchent à en apprendre davantage sur leurs propres clients, ce qui implique une interaction directe et un coût indirect. Si le progrès technique affecte le premier coût et peut-être même la fréquence des interactions en facilitant les déplacements et la communication, il ne réduit pas pour autant la nécessité d’une interaction directe. La répartition des exportations d’une entreprise dans l’espace dépend alors de la manière par laquelle la distance influence le coût direct associé à la création de contacts.

La répartition géographique des fournisseurs et des clients d’une entreprise donnée va évoluer au cours du temps : comme une firme acquiert de plus en plus de fournisseurs et de clients, les fournisseurs et les clients tendent en moyenne à être de plus en plus éloignés. Ainsi, les plus grandes entreprises importent et exportent sur des distances moyennes de plus en plus longues. L’impact de la distance sur le commerce international dépendra alors de la distribution de la taille des entreprises. Puisque les grandes entreprises échangent sur de longues distances, le volume d’échanges qu’un pays réalise à destination d’une région éloignée dépendra finalement du nombre de grandes entreprises présentes sur son territoire. En particulier, si la distribution de la taille des entreprises est proche de la loi de Zipf (la deuxième plus grande entreprise est deux fois plus petite que la première, la troisième plus grande entreprise est trois fois plus petite que la première, etc.), alors le modèle de Chaney montre que le volume des flux commerciaux est inversement proportionnel à la distance géographique. 

 

Références

CHANEY, Thomas (2013), « The gravity equation in international trade: An explanation », NBER working paper, n° 19285, août.

DISDIER, Anne-Célia & Keith HEAD (2008), « The puzzling persistence of the distance effect on bilateral trade », in Review of Economics and Statistics, vol. 90, n° 1.

KRUGMAN, Paul (1980), « Scale economies, product differentiation, and the patterns of trade », in American Economic Review, vol. 70, n° 5.

PRAGER, Jean-Claude, & Jacques-François THISSE (2010), Economie géographique du développement, La Découverte.

TINBERGEN, Jan (1962), « An analysis of world trade flows », Shaping the World Economy.

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