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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 16:35

Les pays à faible revenu ont vu leur croissance économique s’accélérer au début des années quatre-vingt-dix. Depuis le début du siècle, leur rythme de croissance est même supérieur à celui des pays avancés, ce qui renouvelle chez certains de l’optimisme quant à la convergence des économies au niveau mondial. D’autres rappellent toutefois que les années soixante et le début des années soixante-dix nourrissaient de tels espoirs, avant que le ralentissement de l’économie mondiale ne compromette durablement le développement des pays à faible revenu, voire aggrave profondément leur situation. Se pose alors la question de savoir si l’actuelle accélération de la croissance dans les pays à faible revenu est durable ou si le scénario d’il y a quatre décennies est susceptible de se reproduire.

GRAPHIQUE  Taux de croissance réel par tête médian (en %)

source : FMI (2013)

John Bluedorn, Rupa Duttagupta, Jaime Guajardo et Nkunde Mwase (2013), en complément d’un rapport du FMI (2013), ont analysé les accélérations de croissance dans les pays à faible revenu au cours des six dernières décennies. Les quatre auteurs définissent un décollage de croissance (growth takeoff) comme une hausse de la production par habitant durant au moins cinq ans et avec une croissance moyenne d’au moins 3,5 %. Tout d’abord, les décollages de croissance dans les pays à faible revenu ont nettement augmenté depuis les années quatre-vingt-dix. Les décollages des pays à faible revenu ont donc eu lieu en deux vagues : la première eu lieu dans les années soixante et au début des années soixante-dix, tandis que la seconde eut lieu au cours des deux dernières décennies. Les récents décollages de croissance ont duré plus longtemps que les précédentes. Les décollages de croissance qui furent observés avant 1990 duraient en moyenne 7 ans et affichaient une croissance moyenne d’environ 5 %. Au cours des deux dernières décennies, la durée médiane d’un décollage a été de 9 ans pour les épisodes qui sont déjà finis et de 12 ans pour les épisodes toujours en cours ; les premiers sont associés à une croissance moyenne de 6,25 % et les seconds à une croissance moyenne de 5,25 %. Plus de la moitié des récents décollages ont continué malgré la Grande Récession.

Les pays à faible revenu, qu’ils aient décollé ou non, n’ont pas les mêmes structures économiques : certains sont abondants en ressources naturelles, d’autres ont fondé leur décollage sur la production manufacturière. Les pays abondants en ressources naturelles qui sont parvenus à décoller ont vu leur PIB par habitant s’accroître de 80 % en dix ans. Lorsque l’on observe leurs prédécesseurs de la précédente génération, ces derniers avaient également enregistré de bonnes performances dans la décennie suivant le décollage, mais ils furent ensuite rattrapés par d’autres pays à faible revenu. Les pays à faible revenu qui ont amorcé un décollage avant ou après 1990 en le fondant sur l’activité manufacturière ont connu une hausse de 50 % de leur PIB par habitant au bout d’une décennie.

Les décollages sont une étape majeure dans le développement car ils conduisent généralement à des hausses de 50 à 60 % du PIB par habitant dix ans après. Les pays qui sont parvenus à décoller tendent à maintenir la croissance de leur production par habitant sur une trajectoire solide dans les années suivant le décollage. Pour la génération actuelle, la production par habitant a généralement augmenté de 60 % dix ans après le début du décollage, tandis qu’elle n’augmentait que de 15 % pour les pays qui n’ont pas su décoller. Pour la génération précédente, la production par habitant avait augmenté de 50 % dix ans après le décollage, alors qu’elle n’augmentait que de 5 % pour ceux qui n’avaient pas décollé. 

Le décollage n’assure pourtant pas une poursuite de la croissance à un rythme soutenu à long terme. De nombreux pays à faible revenu qui sont actuellement dynamiques appartenaient également à la précédente génération des pays en décollage. Surtout, près d’un tiers des précédents décollages s’étaient soldés par une crise de change, de la dette ou bancaire. Le rythme de croissance a ralenti dix ans après le décollage pour les économies dynamiques de la précédente génération et un quart d’entre eux ont même totalement effacé leurs gains en production par tête au bout de vingt ans. Si seuls 15 % des récents décollages se sont jusqu’à présent soldés par une crise, les perspectives d’avenir pour les autres restent encore incertaines. 

Les auteurs comparent alors les pays dynamiques d’avant 1990 et ceux d’après 1990 pour déterminer si ces derniers sont plus résilients que leurs prédécesseurs. Hier comme aujourd’hui, les pays dynamiques sont caractérisés par des taux d’investissement et d’épargne plus élevés que les pays qui n’ont pas su décoller, ce qui souligne l’importance de l’accumulation du capital dans l’accélération de la croissance. Les deux générations se distinguent l’une l’autre dans la manière par laquelle les écarts entre l’épargne et l’investissement ont été financés. Une part plus importante du déficit courant est aujourd’hui financée par l’investissement direct à l’étranger, ce qui permit aux pays qui ont récemment décollé de diminuer leur endettement et de constituer une marge de manœuvre pour leur politique économique. Parmi ceux-ci, la dette publique est en effet passée de plus de 90 % à 44 % du PIB dix ans après le décollage et la dette extérieure est passée sur la même période de plus de 70 % à environ 44 %. Les précédents pays dynamiques avaient certes des dettes publique et externe s’élevant respectivement à 40 et 33 % du PIB avant du décollage, mais celles-ci doublèrent dans la décennie qui suivit ce dernier. Enfin, l’étude empirique ne permet pas d’affirmer que les récents décollages se sont accompagnés d’une accumulation de déséquilibres financiers. Certes les ratios du crédit sur PIB tendent à augmenter lors des récents décollages, mais ils sont inférieurs aux ratios de leurs prédécesseurs d’avant 1990 et aux ratios des pays à faible revenu qui n’ont pas su décoller.

Le décollage des pays à faible revenu tient pour beaucoup à la compétitivité et à la croissance des exportations. Une dépréciation du taux de change réel semble également avoir contribué à stimuler les performances à l'exportation pour plusieurs décollages des pays à faible revenu. Les pays dynamiques de l’actuelle génération se caractérisent par des exportations plus diversifiées géographiquement que leurs prédécesseurs. Cette plus grande diversification leur a certainement permis de s’appuyer sur la croissance rapide des pays émergents comme la Chine et l’Inde pour stimuler leurs propres exportations. Toutefois, une plus grande dépendance envers les pays émergents implique également une plus large exposition aux risques qui sont associés à ces derniers et aux variations des prix des matières première. 

Les pays qui ont récemment décollé ont mis en place des réformes structurelles améliorant la productivité et développé des institutions inclusives, ce qui favorise leur croissance à long terme. Ils possèdent notamment de meilleures infrastructures et des niveaux plus élevés de capital humain (si l’on mesure ce dernier par le nombre d'années de scolarité). Ils affichent également de bien moindres inégalités de revenu. Au final, John Bluedorn et ses coauteurs en concluent que les pays qui ont récemment entrepris leur décollage sont beaucoup moins vulnérables que leurs prédécesseurs d’avant 1990. En revanche, s’ils ont pu profiter d’un environnement international relativement favorable jusqu’à la Grande Récession, la stagnation des pays avancés et un ralentissement de la croissance dans les pays émergents, couplés à une baisse des prix des matières premières, pourraient fortement nuire à leurs futures performances macroéconomiques. Difficile alors de rester pleinement optimiste. 

 

Références

BLUEDORN, John, Rupa DUTTAGUPTA, Jaime GUAJARDO & Nkunde MWASE (2013), « The growth comeback in developing economies: A new hope or back to the future? », IMF working paper, mai.

FMI (2013), « Breaking through the frontier: Can today’s dynamic low-income countries make it? », World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, avril. 

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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 15:03

Depuis l'article séminal de Robert Solow (1956), la littérature économique considère le progrès technique comme la source principale de croissance économique à long terme. Les théories de la croissance endogène et notamment le paradigme néo-schumpéterien soulignent l’importance de l’activité de recherche-développement pour générer ce progrès technique. Celle-ci n’est pourtant pas le seul investissement permettant de se rapprocher de la frontière technologique. La majorité des dépenses de recherche-développement se concentrent en effet sur une minorité d’entreprises et de pays. La majorité des entreprises et des pays s’échinent à adopter des technologies déjà existantes et non à les générer. Cette diffusion est déterminante au niveau macroéconomique. Les études empiriques suggèrent une convergence des délais d’adoption des technologies au niveau international, mais aussi une divergence des rythmes de pénétration entre les pays riches et pauvres ces deux dernières décennies, or une telle dynamique explique la divergence des taux de croissance du revenu par tête à partir de la Révolution industrielle [Comin et Mestieri, 2013a].  

Diego A. Comin et Martí Mestieri (2013) ont récemment recensé les différents vecteurs de l’adoption technologique. Ils mettent particulièrement l’accent sur l’importance des connaissances dans ce processus. En effet, l’adoption et l’utilisation de nouveaux processus de production, machines, produits et services nécessitent un savoir. Celui-ci peut être accumulé individuellement au sein de chaque travail (le capital humain) ou collectivement ou sein des organisations. Il peut exister des complémentarités entre le savoir des travailleurs qui accroissent la capacité de l’organisation à adopter les nouvelles technologies. Les études empiriques suggèrent effectivement que le stock de capital humain affecte le taux de croissance de la productivité, notamment en favorisant la diffusion technologique. Pour saisir l’importance du capital humain, Diego Comin et Bart Hobijn (2004) ont observé la diffusion de 25 technologies majeures dans 15 pays avancés au cours des deux siècles précédents. Ils constatent que la scolarisation dans le secondaire est associée positivement à l'adoption des technologies jusqu’en 1970, mais ils ne décèlent après cette date aucun effet significatif de la scolarisation dans le secondaire sur l'adoption technologique. En outre, pour chaque niveau de scolarité, les taux de scolarité sont aussi positivement associés à l'adoption technologique.

En observant la diffusion de 11 technologies, Comin et Hobijn constatent que l’adoption des anciennes technologies est positivement associée à l’adoption des nouvelles, ce qui suggère que certains intrants utilisés dans le processus d’adoption, autres que le capital humain, sont transférable d’une technologie à l’autre au sein d’un même secteur. Diego Comin, William Easterly et Erick Gong (2010) ont alors observé l’effet de l’adoption des technologies dans les périodes passées sur celle dans la période actuelle. Ils constatent que le niveau d’adoption technologique en 1500 est positivement relié au revenu par tête de la période actuelle. La littérature a suggéré certains facteurs susceptibles d’affecter la persistance de l’adoption technologique, notamment la culture et les institutions. Ces facteurs peuvent exercer un effet symétrique dans l’adoption technologique entre les différents secteurs. A l’inverse, le savoir spécifique à un secteur est susceptible d’avoir un plus large effet sur l’adoption subséquente dans un secteur donné que dans d’autres. L’apprentissage propre à un secteur, qui résulte de l’adoption et de l’usage des nouvelles technologies, apparaît comme le vecteur le plus probable de la persistance dans la technologie. De telles dynamiques peuvent alors expliquer les larges différences de revenus observées entre les pays.

L’adoption d’une technologie exige un savoir qui ne peut en général être qu’en interaction avec les autres agents, or la géographie façonne particulièrement la fréquence et la réussite de ces interactions. Le savoir technologique sera plus facilement transmis entre des agents situés dans des pays voisins plutôt que dans des pays géographiquement éloignés. En outre, comme ce fut le cas avec les chemins de fer (ou au sein des clusters), les gains qu’un pays (ou une entreprise) retire de l’adoption d’une technologie donnée dépendent de son adoption par les pays (ou entreprises) à proximité. Par conséquent, les schémas d’adoption technologique de pays voisins tendent être corrélés. Diego Comin, Mikhail Dmitriev et Esteban Rossi-Hansberg (2013) montrent que plus les pays sont éloignés de ceux où une technologie apparaît, plus tendent à l’adopter plus lentement : tous les 1000 kilomètres, les interactions spatiales facilitant l’adoption technologique déclinent de 73 %. Les interactions induites par le flux de personnes ou de biens et services tendent à persister au cours du temps, tandis que les interactions induites par la diffusion de savoir tendent à s’effacer, puisque le savoir peut être plus facilement répliqué dans un lieu unique. Les flux migratoires constituent en l’occurrence une forme importante d’interactions géographiques. Ils permettent en effet de transmettre le savoir technologique depuis les zones les plus avancées technologiquement vers les zones éloignées de la frontière technologique. Ainsi, ils expliquent une part significative des différences observées d’un pays à l’autre en termes d’adoption technologique.

Comin et Mestieri mettent ensuite l’accent sur les facteurs institutionnels pour expliquer la vitesse de diffusion technologique. Les institutions sont susceptibles de réduire l’incitation des agents à engager des dépenses pour adopter une nouvelle technologie, notamment si elles ne protègent pas efficacement les droits des adopteurs sur leurs technologies ou sur le revenu qu’ils génèrent à partir de celles-ci. La protection des droits de propriété apparaît alors comme une condition nécessaire à l’adoption technologique. En outre, l’apparition de nouvelles technologies est susceptible d’éliminer les rentes que percevaient les agents qui avaient investi du capital physique ou humain dans les vieilles technologies. Les nouvelles technologies facilitant le transport et la communication peuvent réduire le pouvoir politiques des élites au fur et à mesure qu’elles se diffusent. Des institutions inefficaces peuvent alors permettre aux agents d’imposer des barrières à la diffusion des technologies qui menacent leurs rentes.  D’un côté, les coûts que subissent les lobbies pour inciter les législateurs à poser des barrières à la diffusions technologique sont plus élevés lorsque les législateurs ne sont pas indépendants, que le système judiciaire est efficace et que le régime est démocratique. De l’autre, les bénéfices que les producteurs de vieilles technologies peuvent espérer retirer de l’instauration de barrière dépendent des caractéristiques des vieilles et nouvelles technologies. Les nouvelles technologies peuvent être tellement plus efficaces que les consommateurs les préféreront aux anciennes, même en présence de barrière. Dans une telle situation, les vieux producteurs ne tirent aucun avantage du lobbying et les nouvelles technologies se diffusent rapidement et indépendamment des coûts de lobbying. En revanche, si l’écart de productivité entre les anciennes et nouvelles technologies est faible, les consommateurs vont garder les premières si les entreprises historiques instaurent des barrières. La vitesse de diffusion va alors dépendre du coût de mise en place des barrières ; s’il est faible, des barrières seront certainement instaurées.

Enfin, Comin et Mestieri notent l’importance de la demande dans la diffusion technologique. Elle conditionne en effet le rendement qu’une entreprise peut tirer de l’adoption d’une technologie.  Plus la demande pour les biens et services produits à partir de la technologie adoptée est importante, plus l’entreprise pourra répartir les coûts irrécouvrables de l’adoption sur de nombreux acheteurs, plus l’investissement sera rentable. Même si les coûts d’adoption technologique sont négligeables, la demande en biens et services intégrant une technologie donnée sera d’autant plus importante que la demande agrégée est élevée. Les études empiriques suggèrent effectivement que les dépenses en recherche-développement tendent à évoluer avec le niveau de production au rythme des cycles d’affaires.

 

Références

COMIN, Diego, Mikhail DMITRIEV & Esteban ROSSI-HANSBERG (2012), « The spatial diffusion of technology », NBER working paper, novembre.

COMIN, Diego A., William EASTERLY & Erick GONG (2010), « Was the wealth of nations determined in 1000 BC? », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 2, n° 3.

COMIN, Diego A., & Bart HOBIJN (2009), « Lobbies and technology diffusion », in Review of Economics and Statistics, vol. 91, n° 2.

COMIN, Diego A., & Martí Mestieri FERRER (2013a), « If technology has arrived everywhere, why has income diverged? », NBER working paper, n° 19010, mai. 

COMIN, Diego A., & Martí MESTIERI (2013b), « Technology diffusion: Measurement, causes and consequences », NBER working paper, n° 19052, mai.

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 17:15

Facundo Alvaredo, Anthony B. Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2013) viennent de synthétiser la littérature sur les très hauts revenus. Ils commencent par décrire l’évolution historique de la part détenue par le centile supérieur parmi les économies avancées. Par exemple, aux Etats-Unis, la part du revenu annuel détenue par le 1 % des ménages les plus aisés commence véritablement à diminuer avec la Seconde Guerre mondiale et cette baisse se poursuit jusqu’à la fin des années soixante. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, les événements donnèrent ainsi raison à Kuznets : la croissance économique s’était certes traduite dans un premier temps par un élargissement des inégalités, puis par leur résorption. Toutefois, les années soixante-dix marquent une rupture de tendance et la part du revenu détenue par le centile supérieur augmente à nouveau depuis lors. Aux Etats-Unis, elle a plus que doublé en passant de 9 % en 1976 à 20 % en 2011. La Grande Récession n’a pas renversé cette tendance : la part du revenu détenue par les 1 % a certes reculé en 2008 et en 2009, mais elle rebondit en 2010 pour retrouver sa trajectoire d’avant-crise. Les autres ménages aisés ont également vu un accroissement de leur part du revenu annuel, mais cette est bien moindre. Le reste de la population étasunienne n'a par contre que des gains négligeables de revenu réel ces dernières décennies. Par conséquent, la hausse de la part détenue par le décile supérieur s'est récemment traduite par une hausse des inégalités aux Etats-Unis.

GRAPHIQUE 1  Part du revenu du centile supérieur dans les pays anglo-saxons

Alvaredo-2.png

source : Alvaredo et alii (2013)

Ces évolutions furent également observées parmi les autres anglo-saxons, quoiqu’à divers degrés : entre 1980 et 2007, la part du revenu du centile supérieur fut multipliée par 2,4 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, tandis qu’elle doubla en Australie et fut multipliée par 1,5 en Australie. Si la part des plus hauts revenus a également augmenté en Europe continentale et au Japon dans la période récente, elle reste encore éloignée des niveaux atteints à la fin des années quarante. Il faut alors expliquer non seulement la remontée des inégalités depuis les années soixante-dix, mais aussi leur baisse dans les précédentes décennies. Puisque ces pays ont connu une évolution technologique et une intégration au commerce mondial relativement similaires, les explications mettant en avant l’une ou l’autre sont insuffisantes. Pour Alvaredo et alii, l’hétérogénéité des cadres institutionnels est la plus à même d’expliquer pourquoi les inégalités ont évolué différemment d’un pays à l’autre. 

GRAPHIQUE 2  Part du revenu du centile supérieur en Europe continentale et au Japon

Alvaredo-3.png

source : Alvaredo et alii (2013)

En l’occurrence, tout au long du vingtième siècle, les taux d’imposition des hauts revenus ont connu une évolution en forme de U inversé dans de nombreux pays. Aux Etats-Unis, les taux d’imposition des plus hauts revenus étaient toujours supérieurs à 60 % de 1932 à 1981. Des taux élevés semblent avoir fortement contribué à la réduction de la part du revenu allant aux plus aisés. De nombreux pays ont récemment diminué ces taux d’imposition. Les baisses varient d’un pays à l’autre. Si, en 2010, le taux d’imposition des plus hauts revenus est inférieur de 10 points de pourcentage à son niveau de 1950 en France, il représente moins de la moitié de son niveau de 1950 aux Etats-Unis. Les taux d’imposition des hauts revenus évoluent dans le sens inverse avec la part du revenu primaire détenue par les plus aisés. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux d’imposition des hauts revenus a diminué de 47 points de pourcentage, tandis que la part du revenu avant impôts allant aux plus aisés a augmenté de 10 points de pourcentage ; en Allemagne et en France, les taux d’imposition des hauts revenus et la part allant à ces derniers ont connu de bien moindres variations.

GRAPHIQUE 3  Taux marginaux d’imposition des très hauts revenus

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source : Alvaredo et alii (2013)

Ces évolutions dans la fiscalité ont pu interagir avec un renforcement du pouvoir de négociation des salariés les plus aisés pour accroître leurs gains salariaux. Lorsque les taux marginaux d’imposition des hauts revenus étaient très élevés, les cadres supérieurs ne pouvaient retirer qu’un faible bénéfice des négociations pour obtenir une plus grande rémunération. Mais lorsque ces taux chutèrent, les hauts revenus commencèrent à négocier plus agressivement des hausses salariales, auquel cas la baisse des taux marginaux d’imposition a pu accroître les parts de revenu du centile supérieur, mais au détriment du reste des ménages. Le progrès technique et la globalisation, en accroissant la demande pour le travail qualifié, ont pu contribuer à réorienter le rapport de force en faveur des plus hauts revenus et à multiplier leurs opportunités de gains, alors même que la dérégulation de certains secteurs, en particulier de la finance, bouleversaient les règles sous lesquelles étaient déterminées les rémunérations. 

Dans cette optique, la réduction des taux marginaux d’imposition a pu avoir des effets négatifs sur la croissance économique. En revanche, la théorie de l’offre (supply-side theory) suggère de son côté que cette moindre pression fiscale sur les hauts revenus a pu stimuler la croissance économique en développant l’entrepreneuriat, en incitant les hauts revenus à davantage travailler et investir. Au niveau agrégé, les études empiriques ne font toutefois pas apparaître de corrélation entre la réduction des taux d’imposition des hauts revenus et le taux de croissance du PIB réel par tête. Les économies où les taux marginaux d’imposition ont subi les plus fortes baisses n’ont pas connu une croissance plus rapide que les autres pays. Cette absence de corrélation est cohérente avec la thèse selon laquelle les gains salariaux des hauts revenus proviennent d’une négociation plus agressive et non d’un plus grand effort productif. En outre, les niveaux de rémunération des dirigeants d’un pays donné sont inversement corrélés avec les taux d’imposition des hauts revenus et cette corrélation négative est d’autant plus forte que la gouvernance des entreprises est faible, ce qui suggère que le lien entre la rémunération des dirigeants et les taux d’imposition des hauts revenus s’explique, non pas par la performance des firmes, mais bien par les effets de négociation. 

Les revenus du capital (en l’occurrence les rentes, les dividendes, les intérêts et les plus-values) jouent également un rôle important. Leur déclin explique la chute de la part du revenu détenue par les ménages les plus aisés. Aux Etats-Unis, les revenus du capital représentaient 50 % du revenu du centile supérieur entre 1926 et 1939 ; ils n’en représentent plus que le tiers à la fin du vingtième siècle. Une forte imposition du revenu et de la transmission du patrimoine a contribué à réduire la part du revenu des ménages les plus aisés. Par exemple, le flux annuel d’héritage représentait en France 20 à 25 % du revenu national entre 1820 et 1910, puis il fut divisé par plus de 5 entre 1910 et les années cinquante. Son poids relatif augmente à nouveau depuis lors et sa hausse s’est accélérée ces trois dernières décennies, si bien qu’il retrouve aujourd’hui ses valeurs du début du vingtième siècle. Avec la baisse des taux d’imposition et la faiblesse de la croissance économique, l’héritage redevient un élément crucial dans la dynamique des inégalités. En l'occurrence, le flux annuel d’héritage est plus large que celui de l’épargne ou que celui des revenus du capital. Par conséquent, l’imposition des droits de succession redevient elle-même un puissant outil de redistribution des revenus.

La courbe en U de la France s’observe également en Allemagne et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Ces différences peuvent s’expliquer par l’importance du système de retraite, par les préférences pour la transmission du patrimoine ou encore par les variations dans l’ampleur totale de l’accumulation de richesse. En Europe, le ratio de la fortune privée sur le revenu national a connu une évolution en U beaucoup plus marquée qu’aux Etats-Unis : la fortune privée représentait six fois le revenu national en 1910, puis chuta avec les guerres mondiales pour représenter 2,5 fois le revenu national en 1950. Au cours des six décennies suivantes, le ratio a fortement augmenté pour atteindre cinq fois le revenu national. D’autre part, la concentration de la richesse est beaucoup plus importante aux Etats-Unis, où le centile supérieur possède environ 35 % de la richesse totale, contre 20 % à 25 % en Europe. L’augmentation de la concentration de la richesse aux Etats-Unis depuis les années soixante-dix a été relativement modérée par rapport à l’énorme augmentation de la concentration du revenu américain. 

La distribution jointe des revenus du capital et du travail est également très asymétrique. Autrement dit, les mêmes ménages tendent à être simultanément aux sommets de la distribution des revenus du capital et de la distribution salariale ; inversement, les salariés les moins rémunérés seront également ceux les moins à même d’obtenir des revenus de la propriété. 61 % des ménages inclus dans le centile supérieur de la distribution des revenus du capital sont parmi les 20 % des ménages au sommet de la distribution des revenus du travail ; parallèlement, 80 % des ménages dans le centile supérieur de la distribution salariale sont présents parmi les 20 % des ménages au sommet de la distribution des revenus du capital. Le degré d’association s’est accru entre 1980 et 2000. D’un côté, il est plus facile d’accumuler des richesses à partir des revenus du travail. De l’autre, il est devenu socialement inacceptable de ne vivre que de revenus gagnés en dehors du travail. 

 

Référence

ALVAREDO, Facundo, Anthony B. ATKINSON, Thomas PIKETTY & Emmanuel SAEZ (2013), « The top 1 percent in international and historical perspective », NBER working paper, n° 19075, mai.

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