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31 mai 2025 6 31 /05 /mai /2025 14:29

Il y a tout juste cinq ans, la pandémie de Covid-19 et la récession qui l’a accompagnée ont fait l’objet d’une énorme production scientifique en temps réel. En revanche, la reprise qui a suivi a été très peu étudiée. James Stock et Mark Watson [2025] se sont penchés sur ce cycle très particulier. La récession pandémique et la reprise subséquente se révèlent en effet, sur plusieurs plans, très singulières lorsqu’on les compare avec les précédentes fluctuations de l’activité.

Tout d’abord, la récession associée à la pandémie a été extrêmement courte : elle n’a duré que deux mois selon la datation du NBER, en l’occurrence mars et avril 2020. C’est la plus courte selon les registres du NBER remontant à 170 ans. La seconde récession la plus courte a été celle qui avait débuté en mars 1919 ; elle avait duré sept mois.

Cela dit, la contraction de l'activité a été la plus forte qui ait été enregistrée depuis la Seconde Guerre mondiale. La consommation réelle chuta de 6,6 % en mars, puis de 11 % en avril. Au printemps 2020, des millions de travailleurs furent licenciés. Les nouvelles demandes hebdomadaires d’indemnisation du chômage, qui sont généralement comprises entre 200.000 et 300.000, atteignirent les 6 millions la semaine finissant le 28 mars, contre 650.000 à leur pic durant la Grande Récession à la fin des années 2000. Le taux de chômage mensuel était de 3,5 % en février ; il attint 14,8 % en avril.

GRAPHIQUE 1  Taux de chômage aux Etats-Unis (en %)

Cinq ans après la pandémie : zoom sur une très singulière récession

Source : FRED

La reprise subséquente a quant à elle été particulièrement rapide. Elle a été aussi rapide que la récession : au cours des deux mois qui ont suivi le creux en avril, les dépenses de consommation réelles ont augmenté de 14 % et le taux de chômage a chuté de près de quatre points de pourcentage. Au cours des six mois qui ont suivi le creux (en avril), l’emploi a crû de 18 % en rythme annualisé, alors que sa croissance était de seulement 1 % au cours des précédentes reprises enregistrées depuis 1960. Puis, au cours des six mois suivants, le rythme de création d’emplois a ralenti et est revenu aux normes historiques, avant d’accélérer fortement à partir de mars ou d’avril 2021 pour resté élever jusqu’à la fin de l’année. Le taux de chômage avait atteint un pic de 14,8 % en avril 2020 ; il était déjà revenu à 6,9 % en octobre 2020. Fin 2021, l’économie américaine était à son plein emploi, ou du moins proche de celui-ci : le taux de chômage était alors de 3,9 %.

D’habitude la consommation de services et l’emploi tertiaire sont moins sensibles à la conjoncture que la consommation de biens et l’emploi industriel. Ce fut l’inverse lors de la pandémie : les services se sont effondrés et il leur a fallu plusieurs années à retrouver leur pic d’avant-crise ; juste après sa contraction en mars et en avril 2020, la consommation de biens durables explosa dès mai et était en juin 14 % supérieure à son pic d’avant-crise. Le cycle a été marqué par une réallocation sans précédent de la consommation, de la production et l’emploi des services, en particulier ceux en face à face, comme la restauration, vers les biens, en particulier les biens qui peuvent être consommés à domicile et en plein air.

Au prisme d’un modèle empirique simple, Stock et Watson montrent qu’un unique choc non observable peut expliquer les anomalies observées lors de la pandémie. Il s’avère a posteriori que ce « choc du Covid » a suivi étroitement l’évolution du nombre de décès occasionnés par la pandémie. En tout cas, dans la modélisation de Stock et Watson, il a diminué au cours du temps, à mesure que la reprise se poursuivait. Fin 2022, le choc du Covid et les anomalies de l’activité économique avaient largement disparu. En définitive, ce choc expliquait à lui seul 97 % de la variation de la croissance de l’emploi, 95 % de la variation du taux de chômage, 75 % de la variation de la consommation, 73 % de la variation de la consommation de services, 56 % de la variation des mises en chantier de logements et 37 % de la variation de la consommation de biens durables. 

GRAPHIQUE 2 Logarithme du PIB réel et trajectoire tendancielle d’un pic à l’autre

Cinq ans après la pandémie : zoom sur une très singulière récession

Source : Stock et Watson (2025)

Stock et Watson ont noté une autre anomalie par rapport aux précédents cycles. Les autres récessions postérieures à 1960 ont été suivies par l’arrimage du PIB à une trajectoire tendancielle inférieure à celle qu’il suivait avant-crise (cf. graphique 2). La crise financière de la fin des années 2000 n’a pas fait exception : dans une étude antérieure, Stock et Watson [2012] notaient qu’elle était juste plus large qu’habituellement. La récession pandémique, elle, se singularise par un retour du PIB à sa trajectoire antérieure. Les dynamiques macroéconomiques qui étaient observées avant la pandémie se sont reproduites suite à celle-ci ou, comme préfèrent le dire Stock et Watson, elles n’ont jamais disparu : elles n’ont été que temporairement dissimulées par le choc pandémique.

C’est précisément le Covid lui-même qui posait problème. Par conséquent, tout ce qui permettait de réduire les conséquences sanitaires du virus ou de continuer de vivre malgré le virus a contribué à stimuler l’activité. Par exemple, le déploiement du télétravail a permis à beaucoup de travailleurs de poursuivre leur activité. Le déploiement des masques, puis surtout l’arrivée du vaccin ont permis à la population de retrouver rapidement ses habitudes. En l’occurrence, l’opération Selon Stock, l’opération Warp Speed, orchestrant la recherche d’un vaccin, a probablement constitué la meilleure politique macroéconomique [Eberly et alii, 2025]. 

Le singulier rebond du PIB tient certainement aussi à la réaction, elle-même singulière, de la politique budgétaire. Face à la récession pandémique, les pays développés ont adopté une relance budgétaire d’une ampleur sans précédent [Auerbach et alii, 2022]. Les Etats-Unis ne font pas exception : la première administration Trump, puis l’administration Biden ont adopté trois plans de relance massifs. En conséquence, le ratio dette publique sur PIB aux Etats-Unis a augmenté de 17,4 points de pourcentage pour atteindre 124 %, ce qui constitue sa plus forte hausse, supérieure à celle observée dans le sillage de la crise financière de la fin des années 2000. Une autre conséquence a peut-être la poussée inflationniste au sortir de la pandémie, comme le suggèrent plusieurs travaux [Jordà et alii, 2022 ; de Soyres et alii, 2022 ; Dynan et Elmendorf, 2024].

Si la pandémie n’a pas eu d’effet durable sur la dynamique du cycle d’affaires, reste ouverte la question de savoir si elle a durablement affecté diverses variables macroéconomiques. Comme nous l’avons déjà noté, la crise sanitaire a accéléré le déploiement du télétravail [Buckman et alii, 2025] et entraîné une forte hausse de l’endettement public, mais elle a aussi fortement accru le nombre de créations d’entreprises [Decker et Haltiwanger, 2023], accentué l’attention portée aux chaînes de valeur et modifié la main-d’œuvre [Abraham et Rendell, 2023], notamment avec les décès provoqués par la pandémie, les COVID longs [Blanchflower et Bryson, 2023] et les départs à la retraite anticipés [Davis et alii, 2023]. Pourtant, les taux de croissance d’agrégats macroéconomiques comme la consommation, l’investissement, le taux d’activité et la productivité étaient, une fois le choc du Covid passé, revenus à leur niveau prépandémique. Stock et Watson rejoignent ainsi ici d'autres travaux : John Fernald et alii [2024] ont conclu que la croissance de la productivité du travail est revenue à son rythme prépandémique et Nicholas Bloom et alii [2025] n'ont pas non plus noté de changement quant à la croissance de la productivité globale des facteurs. 

 

Références

ABRAHAM, Katharine G., & Lea E. RENDELL (2023), « Where are the missing workers? Anticipated and unanticipated labor supply changes in the pandemic’s aftermath », in Brookings Papers on Economic Activity, printemps.

AUERBACH, Alan, Yuriy GORODNICHENKO, Peter B. MCCRORY & Daniel MURPHY (2022), « Fiscal multipliers in the COVID19 recession », in Journal of International Money and Finance, vol. 126.

BLANCHFLOWER, David G., & Alex BRYSON (2023), « Long COVID in the United States », in PLOS One, vol. 18, n° 11.

BLOOM, Nicholas, Philip BUNN, Paul MIZEN, Pawel SMIETANKA & Gregory THWAITES (2025), « The impact of COVID-19 on productivity », in The Review of Economics and Statistics, vol. 107, n° 1.

BUCKMAN, Shelby R., Jose Maria BARRERO, Nicholas BLOOM & Steven J. DAVIS (2025), « Measuring work from home », NBER, working paper, n° 33508.

DAVIS, Owen F., Laura D. QUINBY, Matthew S. RUTLEDGE, & Gal WETTSTEIN (2023), « How did COVID-19 affect the labor force participation of older workers in the first year of the pandemic? », in Journal of Pension Economics and Finance, vol. 22.

DE SOYRES, François, Ana Maria SANTACREU & Henry YOUNG (2022), « Demand-supply imbalance during the Covid-19 pandemic: The role of fiscal policy », Réserve fédérale, international finance discussion paper, n° 1353.

DECKER, Ryan A., & John HALTIWANGER (2023), « Surging business formation in the pandemic: Causes and consequences? », in Brookings Papers on Economic Activity, automne.

DYNAN, Karen, & Douglas ELMENDORF (2024), « Fiscal policy and the pandemic-era surge in US inflation », PIIE working paper, n° 24-24.

EBERLY, Janice C., Louise SHEINER, Jón STEINSSON & James H. STOCK (2025), « Was the economic recovery from COVID-19 unique? », Brookings, 29 mai 2025.

FERNALD, John G., Huiyu LI, Brigid MEISENBACHER & Aren S. YALCIN (2024), « Productivity during and since the pandemic », Federal Reserve Bank of San Francisco, Economic Letter, n° 2024-31.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars. 

STOCK, James H., & Mark W. WATSON (2012), « Disentangling the channels of the 2007-2009 recession », in Brookings Papers on Economic Activity, printemps.

STOCK, James H., & Mark W. WATSON (2025), « Recovering from COVID », NBER, working paper, n° 33857.

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24 mai 2025 6 24 /05 /mai /2025 18:47

Les anticipations d’inflation tiennent une place de premier plan dans la macroéconomie moderne [Kose et alii, 2019]. Les modèles monétaristes, nouveaux classiques, puis nouveaux keynésiens, leur font jouer un rôle clé dans la mécanique de l’inflation. Les poussées inflationnistes des années 1970 sont désormais interprétées comme des échecs des banques centrales à avoir su maintenir les anticipations d’inflation à un faible niveau [Goutsmedt, 2021]. Ainsi, les banques centrales considèrent que l’ancrage des anticipations à un faible niveau est essentiel pour maintenir effectivement l’inflation à un faible niveau et ainsi assurer leur mandat. Cette focalisation sur les anticipations d’inflation contribue d’ailleurs peut-être à expliquer pourquoi les banques centrales ont réagi tardivement à la hausse de l’inflation au sortir de la pandémie de Covid-19 : l’apparent maintien des anticipations d’inflation à un faible niveau laissait suggérer que la poussée inflationniste serait limitée et transitoire. 

En tout cas, les économies ont connu ces dernières années des niveaux d’inflation qu’elles n’avaient plus enregistrées depuis plusieurs décennies, ce qui a conduit à une multiplication de nouveaux travaux pour comprendre les mécanismes de l’inflation, notamment le rôle des anticipations dans celle-ci. Dans un nouveau document de travail, Olivier Coibion et Yuriy Gorodnichenko [2025] ont passé en revue les enseignements à tirer de cette ligne de recherche, une littérature à laquelle ils ont largement participé.

L’une des premières questions à se poser est de savoir à quel niveau se situent les anticipations d’inflation. Dans quelle mesure sont-elles ancrées ? Dans leurs discours, les banquiers centraux évoquent régulièrement l’ancrage des anticipations d’inflation à un faible niveau comme un fait. Coibion et Gorodnichenko contestent le fondement de cette croyance. Selon tous les indicateurs qu’ils utilisent, les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises apparaissent désancrées (cf. graphique 1). C’est le cas aujourd’hui et c’était déjà le cas avant la pandémie. Les choses sont différentes pour les prévisionnistes professionnels et les participants aux marchés financiers : leurs anticipations d’inflation sont proches d’être ancrées. Mais elles ne le sont pas totalement : Coibion et Gorodnichenko repèrent plusieurs épisodes au cours desquels elles apparaissent désancrées. 

GRAPHIQUE 1 Taux d’inflation et inflation anticipée sur l’année aux Etats-Unis (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Les anticipations d’inflation ne sont plus ancrées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant la pandémie, mais Coibion et Gorodnichenko notent toutefois d’importants changements dans le sillage de la crise sanitaire, en particulier en ce qui touche l’attention de la population à l’inflation et à la politique monétaire. Alors que cette attention a été limitée avant la pandémie, elle s’est fortement accentuée lors de la poussée inflationniste. Avec la hausse de l’inflation, la part de ménages indiquant ne pas connaître les niveaux récents du taux d’inflation a baissé, ce qui suggère que les ménages ont cherché à se renseigner sur l’inflation [Bracha et Tang, 2024]. En étudiant les recherches internet, Oleg Korenok et alii [2023] concluent que les ménages ne prêtent guère attention à l’inflation lorsque celle-ci reste inférieure à 4 %, mais qu’une fois passé ce seuil ils y prêtent de plus en plus d’attention à mesure que le taux d’inflation augmente. Coibion et Gorodnichenko qualifient de « cycle d’inattention sélective » (cycle of selective inattention) la tendance des ménages à ne pas prêter attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais à y prêter attention lorsqu’elle est élevée, une tendance observée également en situation expérimentale [Weber et alii, 2025].

En outre, à mesure que l’inflation a augmenté, l’incertitude à propos de l’inflation future faisait de même. Celle-ci amène notamment les ménages à revoir leur comportement en matière de consommation, de travail et d’épargne [Georgarakos et alii, 2024]. Les ménages détestent l’inflation [Stantcheva, 2024]. Ils la détestent car, à leurs yeux, elle ne peut que s’accompagner d’une chute de leur pouvoir d’achat. A partir d’une enquête qu’ils ont menée auprès des ménages, Georgarakos et alii [2025] concluent que ceux-ci désirent une désinflation de 1 à 2 % par an et manifestent une préférence pour un retour des prix à leurs trajectoires précédentes. Ils sont notamment prêts à sacrifier une partie de leur consommation pour être assurés de la stabilité des prix. 

GRAPHIQUE 2  Inflation et inflation anticipée sur un an aux Etats-Unis dans le sillage de la pandémie de Covid-19 (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Coibion et Gorodnichenko se sont ensuite penchés sur les causes de la poussée inflationniste au sortir de la pandémie. Lorsqu’elle a commencé, beaucoup ont mis l’accent sur les tensions sur les marchés du travail. Coibion et Gorodnichenko estiment que ces tensions ont pu effectivement contribuer à expliquer une partie de la hausse de l’inflation, mais ils estiment que l’essentiel de cette hausse tient aux chocs d’offre négatifs, en particulier la hausse du prix des matières premières après la reprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et à une révision à la hausse des anticipations d’inflation ; les anticipations d’inflation se révèlent d’ailleurs bien sensibles aux prix des matières premières, en particulier des prix à la pompe. La désinflation qui a suivi semble quant à elle tenir avant tout à des chocs d’offre positifs, qui ont notamment contribué la population à réviser à la baisse ses anticipations d’inflation, sûrement bien davantage qu’au resserrement des politiques monétaires. Autrement dit, Coibion et Gorodnichenko estiment que cela a été avant tout une histoire de malchance, puis de chance. Mais ils soulignent aussi que les anticipations restent élevées par rapport à leur niveau initial.

GRAPHIQUE 3  Inflation et inflation anticipée sur un an aux Etats-Unis dans les années 1970 (en %)

L’inflation, les anticipations d’inflation et la politique monétaire : qu’a-t-on appris depuis la pandémie ?

Source : Coibion et Gorodnichenko (2025)

Coibion et Gorodnichenko se sont alors tournés vers les épisodes inflationnistes des années 1970 pour établir des parallèles avec les années 2020. Une idée largement répandue aujourd’hui, aussi bien parmi les économistes que parmi les banquiers centraux, est que le désancrage des anticipations d’inflation a joué un rôle crucial dans les dynamiques de l’inflation observées cinquante ans plus tôt. Coibion et Gorodnichenko adhèrent à cette interprétation : l’inflation a commencé à augmenter en 1974, sous l’effet de chocs d’offre, en l’occurrence la hausse des prix du pétrole et des produits alimentaires [Blinder & Rudd, 2013], mais les anticipations d’inflation ont commencé à augmenter plus tôt, ce qui suggère que la hausse des anticipations d'inflation a permis la généralisation de l’inflation (cf. graphique 3). Et lorsqu’après cette poussée inflationniste le taux d'inflation a baissé, Coibion et Gorodnichenko notent également que les anticipations d’inflation sont restées à un niveau plus élevé qu’initialement : la population est certainement restée attentive aux informations concernant l'inflation, si bien que tout choc significatif était susceptible de déclencher une nouvelle flambée des prix. Et ce choc s’est effectivement produit à la fin des années 1970 : l’inflation est repartie à la hausse avec la hausse des prix des matières premières et de l'énergie, ce qui a entraîné une nouvelle hausse des anticipations d'inflation et alimenté une seconde poussée d'inflation, plus brutale et plus ample. 

Ainsi, pour Coibion et Gorodnichenko, l’épisode post-pandémique ressemble beaucoup à celui du début des années 1970 : au cours des deux épisodes, la poussée inflationniste a été alimentée par la hausse des prix du pétrole et des prix des produits alimentaires ; les ménages ont commencé à réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation avant même que cette poussée inflationniste commence ; une fois la poussée inflationniste résorbée, les anticipations d’inflation sont restées à un niveau nettement plus élevé qu’initialement. Ainsi, pour Coibion et Gorodnichenko, la situation actuelle est très semblable à celle observée au mitan des années 1970. C’est pour cela qu’ils estiment que tout nouveau choc pourrait facilement réalimenter l’inflation et entraîner une inflation plus élevée qu’au sortir de la pandémie. Et malheureusement ils craignent qu’un tel choc soit déjà à l’œuvre, avec la montrée des prix entraînée par la nouvelle guerre commerciale de Trump.

Enfin, la littérature sur les anticipations d’inflation offre des enseignements pour la conduite de la politique monétaire. Tout d’abord, en notant que les ménages préfèrent un retour des prix à leurs trajectoires antérieures suite à une poussée inflationniste, Coibion et Gorodnichenko concluent que la population préfèrerait que les banques centrales adoptent une approche plus proche de celle du ciblage des prix que du ciblage de l’inflation que poursuivent traditionnellement les banques centrales. Les deux économistes ne sont pas convaincus par un tel changement de mandat des banques centrales. Noun seulement ils doutent que cela améliore l’ancrage des anticipations, mais en outre on peut penser qu’un ciblage des prix impliquerait de bien plus amples resserrements monétaires que ceux impliqués par le ciblage de l’inflation, ce qui occasionnerait de plus lourds dommages à l’économie. 

Cela dit, les deux économistes ne sont guère optimistes quant à la capacité des banques centrales à ancrer les anticipations d’inflation [Coibion et alii, 2020]. Lorsque l’inflation est faible, la population semble peu attentive à l’inflation et à la politique monétaire ; lorsque l’inflation est élevée, la population est plus attentive à l’inflation et à la politique monétaire, mais elle ne peut alors que conclure en l’échec de la banque centrale à assurer son mandat. 

Coibion et Gorodnichenko estiment que la politique monétaire doit à l’avenir se montrer plus agressive lorsque l’inflation est supérieure à sa cible. Si, dans le cas où les anticipations d’inflation restent ancrées, les banques centrales peuvent peut-être ignorer les chocs d’offre transitoires, ce n’est pas le cas lorsque ces anticipations ne sont pas ancrées : la politique monétaire doit être plus restrictive aussi longtemps que les anticipations ne sont pas ancrées. Ensuite, Coibion et Gorodnichenko jugent nécessaire de casser le cycle d’inattention sélective et, pour cela, il faut que les banques centrales parviennent à communiquer à propos de l’inflation et de leur politique monétaire lorsque l’inflation est basse : si la population note le succès des banques centrales lorsque l’inflation est à sa cible, cela pourrait peut-être leur permettre de mieux ancrer les anticipations d’inflation lorsque l’inflation n’est plus à sa cible. 

 

Références

BRACHA, Anat, & Jenny TANG (2024), « Inflation levels and (in)attention », in Review of Economic Studies.

CANDIA, Bernardo, Olivier COIBION & Yuriy GORODNICHENKO (2024), « The inflation expectations of U.S. firms: Evidence from a new survey », in Journal of Monetary Economics, vol. 145.

COIBION, Olivier, & Yuriy GORODNICHENKO (2025), « Inflation, expectations and monetary Policy: What have we learned and to what end? », IZA, discussion paper n° 17919.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO, Saten KUMAR & Mathieu PEDEMONTE (2020), « Inflation expectations as a policy tool? », in Journal of International Economics, vol. 124.

GEORGARAKOS, Dimitris, Yuriy GORODNICHENKO, Olivier COIBION & Geoff KENNY (2024), « The causal effects of inflation uncertainty on households' beliefs and actions », NBER, working paper, n° 33014.

GEORGARAKOS, Dimitris, Kwang Hwan KIM, Olivier COIBION, Myungkyu SHIM, Myunghwan Andrew LEE, Yuriy GORODNICHENKO, Geoff KENNY, Seowoo HAN & Michael WEBER (2025), « How costly are business cycle volatility and inflation? A vox populi approach », NBER, working paper, n° 33476.

GOUTSMEDT, Aurélien (2021), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », in Revue d'économie politique.

KORENOK, Oleg, David MUNRO & Jiayi CHEN (2023), « Inflation and attention thresholds », in The Review of Economics and Statistics.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

STANTCHEVA, Stefanie (2024), « Why do we dislike inflation? », Brookings Papers on Economic Activity.

WEBER, Michael, Bernardo CANDIA, Tiziano ROPELE, Rodrigo LLUBERAS, Serafin FRACHE, Brent H. MEYER, Saten KUMAR, Yuriy GORODNICHENKO, Dimitris GEORGARAKOS, Olivier COIBION, Geoff KENNY & Jorge PONCE (2025), « Tell me something I don’t already know: Learning in low and high-inflation settings », in Econometrica, vol. 93, n° 1.

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19 avril 2025 6 19 /04 /avril /2025 13:58

Il y a un demi-siècle, le système de Bretton Woods, le système de taux de change fixes organisé autour du dollar qui avait été mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’écroulait. Selon un récit bien populaire, Nixon fit basculer les devises dans le flottement généralisé en annonçant la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 [Frankel, 2023]. On est facilement tenté de s’appuyer sur le trilemme, le fameux « triangle des incompatibilités », de Mundell pour expliquer un tel mouvement vers la flexibilisation : dans un monde où les capitaux peuvent circuler librement, il est difficile de maintenir un taux de change fixe. 

Mais dans quelle mesure peut-on dire que la flexibilité des taux de change s'est généralisée ? Il faut avouer qu’il n’est pas facile de jauger de la prégnance des régimes de change flexible ou fixe, dans la mesure où rares sont les cas de pure flexibilité ou de pure fixité : il existe tout un éventail de régimes intermédiaires possibles, plus ou moins flexibles, plus ou moins administrés. En outre, les autorités monétaires ne suivent pas forcément la politique de change qu’ils ont officiellement annoncée. 

Il y a maintenant deux décennies, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2004) ont proposé une nouvelle classification des régimes de change en se basant sur le comportement des taux de change effectivement observé. Ainsi, en se concentrant sur les régimes de change de facto plutôt que sur les régimes de change de jure, ils ont conclu que l’éclatement du système de Bretton Woods a eu un impact moins important qu’on n’avait tendance à le penser jusqu’alors. En l’occurrence, depuis 1973, les régimes de change rigides auraient été bien plus fréquents qu’on ne le croyait habituellement. Cela s’expliquerait notamment par une « peur du flottement » (fear of floating) : beaucoup de pays indiqueraient officiellement laisser flotter leur taux de change, alors que ce n’est pas le cas en pratique, ces pays intervenant activement sur le marché des changes pour limiter les fluctuations de leur taux de change [Calvo et Reinhart, 2002]. Des travaux ultérieurs ont suggéré que ces interventions visent à limiter les appréciations plutôt que les dépréciations [Levy Yeyati et alii, 2013].

Ethan Ilzetzki et alii (2019) ont confirmé l’idée que la transition d’un système de taux de change fixes vers un système de taux de change flexibles a été surestimée. En fait, les régimes avec une flexibilité limitée resteraient majoritaires. La volonté de stabiliser les taux de change expliquerait d’ailleurs l’énorme accumulation de réserves de change observée ces dernières décennies dans les pays émergents. En outre, Ilzetzki et ses coauteurs confirment également que le dollar reste de loin la principale devise d’ancrage dans le monde. Selon certains de leurs indicateurs, le dollar serait même davantage utilisé comme ancre qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ces divers constats amènent Ilzetzki et alii (2022) à évoquer un véritable « nouveau consensus » (new consensus).

Pour Kevin O'Rourke et Roger Vicquéry (2025), le fait qu’Ilzetzki et ses coauteurs aboutissent à une part de pays ayant un régime de change plus élevé que ne l’observent généralement les autres travaux tient tout particulièrement au fait qu’ils classent les pays-membres de la zone euro comme ayant un régime de change fixe. Cette classification ne fait pas consensus : le FMI, par exemple, considère les pays-membres de la zone euro comme ayant un taux de change flottant. Il est vrai qu’il n’est pas évident de classer les pays-membres de la zone euro dans un régime de change plutôt que dans une autre. D’un côté, il est difficile de considérer qu’un pays-membre pris individuellement dispose d’un taux de change flottant. D’un autre côté, il est également clair que l’euro flotte vis-à-vis des autres devises. 

O'Rourke et Vicquéry ont alors cherché un indicateur de la fixité des taux de change qui ne soit, notamment, guère sensible au classement des pays-membres dans un régime de change plutôt qu’un autre. L’indicateur qu’ils proposent mesure la probabilité que deux unités de PIB, prises au hasard à travers le monde, proviennent de pays dont la monnaie d’un est ancrée sur la monnaie de l’autre. Un tel indicateur les amène à remettre en cause le « nouveau consensus » dessiné par Ilzetzki et alii.

GRAPHIQUE 1  Les régimes de change sont-ils aussi fixes aujourd’hui que durant Bretton Woods ?

Dans quelle mesure les régimes de change fixe sont-ils répandus à travers le monde ?

Source : O'Rourke et Vicquéry (2025)

Cet indicateur suggère un plus abrupt passage de la flexibilité à la fixité dans les années 1950 et, inversement, un plus fort abandon de la fixité que le suggèrent les indicateurs à la Ilzetzki et alii. Selon ces derniers, depuis les années 2000, 70 % des régimes de change peuvent être considérés comme fixes (50 % si l’on pondère les pays selon leur PIB), soit un niveau assez proche de celui observé durant Bretton Woods (la part atteignant alors entre 80 % et 90 %). De leur côté, O'Rourke et Vicquéry estiment que la fixité des taux de change ne représenterait plus qu’un tiers de ce qu’elle a été à son maximum durant l’ère de Bretton Woods, une fois pris en compte les ancrages indirects (c’est-à-dire les devises ancrées, non pas directement sur le dollar, mais sur des monnaies ancrées sur ce dernier). 

GRAPHIQUE 2  La domination du dollar comme monnaie d’ancrage

Dans quelle mesure les régimes de change fixe sont-ils répandus à travers le monde ?

Source : O'Rourke et Vicquéry (2025)

Selon Ilzetzki et alii, l’ancrage au dollar serait plus fréquent aujourd’hui que lors de Bretton Woods. En l’occurrence, environ 40 % des pays ancraient leur monnaie au dollar durant Bretton Woods ; cette part a ensuite atteint plus de 50 % en 1980, baissé pour atteindre 40 % dans les années 1990, puis remontée pour atteindre 55 %. Ce même indicateur, mais cette fois-ci pondéré selon le PIB, ne raconte pas la même histoire, mais il suggère qu’au cours des années 2010 le dollar était tout de même quasiment autant utilisé comme ancre que durant Bretton Woods. L’indicateur d’O'Rourke et Vicquéry suggère quant à lui un bien moindre du dollar comme ancre, notamment en comparaison avec l’ère de Bretton Woods, et ce aussi bien si l’on prend ou non en compte les ancrages indirects.

 

Références

CALVO, Guillermo A., & Carmen M. Reinhart (2002), « Fear of floating », in Quarterly Journal of Economics, vol. CXVII.

FRANKEL, Jeffrey (2023), « Fifty years of floating », Econbrower (blog), mars 2023. 

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2019), « Exchange arrangements entering the twenty-first century: Which anchor will hold? », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 134, n° 2.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2022), « Rethinking exchange rate regimes », in Handbook of International Economics, vol. 6, Elsevier.

LEVY-YEYATI, Eduardo, Federico STURZENEGGER & Pablo Alfredo GLUZMANN (2013), « Fear of appreciation », in Journal of Development Economics, vol. 101.

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