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20 octobre 2025 1 20 /10 /octobre /2025 18:09

Les conséquences économiques des conflits ont fait très tôt l’objet de travaux de la part des économistes ; John Bates Clark [1916], son fils John Maurice Clark [1931] et William Rossiter [1916] ont par exemple cherché à estimer les coûts économiques de la Première Guerre mondiale. Mais ces dernières années, la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 et plus globalement la montée des tensions géopolitiques ont fortement ravivé l’intérêt des économistes pour l’étude des conséquences du risque géopolitique en général et celles des conflits en particulier.

La littérature conclut que les guerres sont très coûteuses et que ces coûts sont particulièrement persistants [McGuirk et Trebesch, 2025]. Hannes Mueller [2012] estimait qu’une guerre civile réduit initialement le PIB par tête de 18 % en moyenne ; les travaux sur les guerres interétatiques [Organski et Kugler, 1977] estiment que celles-ci réduisent le PIB de 10 % à 15 % et qu’il faut entre quinze et vingt ans pour que l’économie achève sa reprise. En étudiant les épisodes de forte chute du PIB, Barro [2006] et Barro et Ursúa [2008] ont conclu que les guerres mondiales font partie des plus gros désastres macroéconomiques. Observant également les événements macroéconomiques majeurs, Valerie Cerra et Sweta Saxena [2008] concluent que les guerres ont un impact ample et durable assez similaire à celui des crises financières.

S’appuyant sur un large échantillon de données relatives à une soixantaine de pays pour une période s’étendant sur 150 ans, Jonathan Federle et alii [2024] ont non seulement confirmé que les guerres interétatiques se révélaient particulièrement coûteuses, en entraînant typiquement une chute de 30 % de la production des pays belligérants, mais ils ont également montré que les conflits pesaient aussi fortement sur l’activité économique des pays qui n’y prennent pas part : les pays situés à leur proximité voient généralement leur production chuter de plus de 10 %.

Efraim Benmelech et Joao Monteiro [2025] viennent de proposer de nouvelles estimations des effets économiques des guerres en s’appuyant sur une approche de contrôle synthétique : ils ont défini pour chaque conflit un groupe de pays qui participent à celui-ci et un groupe de contrôle composé de pays qui n’y participent pas, puis ils ont comparé le comportement économique des deux groupes.

Sur plusieurs plans, ils n’adoptent pas la même focale que Federle et alii [2024], si bien que les deux études se révèlent complémentaires. Tout d’abord, alors que Federle et ses coauteurs analysaient les répercussions des conflits sur les pays qui n’y prennent pas part, Benmelech et Monteiro se concentrent sur les répercussions des conflits sur les pays belligérants. Ils s’intéressent tout particulièrement aux mécanismes qui rendent persistants les effets des conflits sur l’activité économique. De plus, Benmelech et Monteiro s’intéressent aux conséquences budgétaires des conflits, alors que ces effets restaient dans l’angle mort de Federle et ses coauteurs. En outre, les deux études n’observent pas les mêmes conflits : Federle et ses coauteurs se focalisaient sur les seuls conflits interétatiques, tandis que Benmelech et Monteiro analysent également les conflits intraétatiques. Enfin, Benmelech et Monteiro se sont appuyés sur une base de données couvrant 115 conflits et 145 pays pour les 75 dernières années, c’est-à-dire resserrent la fenêtre temporelle, mais élargissent la couverture géographique. Alors que Federle et ses coauteurs se concentraient sur les pays développés, Benmelech et Monteiro prennent bien davantage en compte les pays en développement

Benmelech et Monteiro confirment que les conflits ont des effets importants et durables sur l’activité réelle : le PIB réel chute en moyenne de 13 % sur les dix années qui suivent le début du conflit (ce qui correspond à une perte de plus de 28 milliards de dollars aux prix de 2015) et il n’y a toujours pas de reprise même une décennie après le début du conflit. La consommation chute brutalement et l’investissement encore plus. En théorie, avec la destruction du stock de capital, la productivité du capital augmente, ce qui devrait stimuler l’investissement ; ce n’est pas le cas. L’une des explications tient au comportement du crédit : en termes réels, celui-ci chute de 22 %. Les conflits affectent aussi le commerce extérieur : les exportations chutent de 13 % et les importations de 7 %, si bien que le solde du compte courant tend à se dégrader.

Les conséquences économiques et budgétaires de la guerre

La chute de l’activité est plus sévère dans le cas des conflits intraétatiques que dans le cas des conflits interétatiques : les premiers entraînent une chute de la production réelle de 20 % (soit une perte équivalente à 25 milliards de dollars, aux prix de 2015), tandis que les seconds entraînent une baisse de la production deux fois moindre. Benmelech et Monteiro notent aussi que les coûts sont supportés de façon disproportionnée par les perdants : ces derniers subissent une baisse cumulée de 24 % de leur production réelle (soit une perte équivalente à 11,7 milliards de dollars, aux prix de 2015), tandis que pour les pays qui sortent victorieux d’une guerre, cette dernière n’a pas d’effet net dix ans après ses débuts. Ce résultat suggère que les pays les plus susceptibles de gagner un conflit sont ceux qui en subissent moins les conséquences économiques. 

Les conséquences économiques et budgétaires de la guerre

Ensuite, Benmelech et Monteiro constatent que les conflits entraînent une détérioration des finances publiques : les dépenses ont tendance à rester stables, mais les recettes chutent (de 14,5 % en moyenne), ce qui réduit le solde primaire. Dans la mesure où les dépenses publiques restent stables, alors même que les dépenses militaires, augmentent, cela suggère que les gouvernements réduisent fortement les autres dépenses. Comme ces dernières incluent certainement des dépenses favorables à la croissance à long terme, notamment dans l'éducation et la santé [Damon, 2025], il y a là des vecteurs via lesquels un conflit dégrade le potentiel de croissance à long terme.

Suite au début d’un conflit, la dette publique nominale augmente, mais la dette publique réelle décline : cette dernière baisse de 9 %, ce qui équivaut à une baisse de 11,4 milliards de dollars (aux prix de 2015). Le ratio dette publique sur PIB reste quant à lui inchangé. Ces évolutions s’expliquent par le comportement de l’inflation : les prix augmentent en moyenne de 50 %. Cette inflation érode la dette publique et génère des recettes de seigneuriage, mais elle déprime aussi l’investissement en entraînant une dépréciation du taux de change : la plupart des biens d'investissement étant importés, la dépréciation de la monnaie en accroît.

 

Références

BARRO, Robert J. (2006), « Rare disasters and asset markets in the twentieth century », in Quarterly Journal of Economics, vol. 121, n° 3.

BARRO, Robert J., & José F. URSÚA (2008), « Macroeconomic crises since 1870 », in Brookings Papers on Economic Activity.

BENMELECH, Efraim, & Joao MONTEIRO (2025), « The economic consequences of war », NBER, working paper, n° 34389.

CERRA, Valerie & Sweta Chaman SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CLARK, John Bates (1916), « The economic costs of war », in American Economic Review, vol. 6, n° 1.

CLARK, John Maurice (1931), The Costs of the World War to the American People, Yale University Press.

DAMON, Julien (2025), « Dépenses militaires versus dépenses sociales ? », in Telos, 25 février.

FEDERLE, Jonathan, André MEIER, Gernot MÜLLER, Wili MUTSCHLER & Moritz SCHULARICK (2024), « The price of war », CEPR, discussion paper, n° 18834.

MCGUIRK, Eoin, & Christoph TREBESCH (2025), « Geoeconomics and conflict: A review and open questions », Kiel, working paper, n° 2302.

MUELLER, Hannes (2012), « Growth dynamics: The myth of economic recovery: Comment », in American Economic Review, vol. 102, n° 7.

ORGANSKI, A.F.K., & Jacek KUGLER (1977), « The costs of major wars: The phoenix factor », in American Political Science Review, vol. 71, n° 4.

ROSSITER, William S. (1916), « The statistical side of the economic costs of war », in American Economic Review, vol. 6, n° 1.

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23 août 2025 6 23 /08 /août /2025 15:15
Comment le taux de change réagit-il aux droits de douane ?

En relevant ses droits de douane, un gouvernement cherche généralement à améliorer le solde commercial du pays et, par ce biais, l’emploi domestique ; c’est d’ailleurs la principale justification donnée par les deux administrations Trump lorsqu’elles ont relevé les droits de douane sur les importations américaines. Le prix des biens importés augmentant, les résidents devraient être incités à moins acheter de produits importés et à davantage acheter de produits domestiques : c’est l’effet de « substitution des dépenses » (expenditure-switching).

L’un des contre-arguments habituellement avancés pour critiquer le relèvement des droits de douane est que celui-ci entraînera une appréciation du taux de change. Une appréciation du taux de change réduit la compétitivité des produits domestiques, donc déprime les exportations, tout en contribuant à réduire le prix des produits importés, ce qui stimule les importations. L’effet de substitution des dépenses s’en trouve réduit, voire totalement annulé, si bien que l’adoption de ces mesures protectionnistes se révèle en définitive contre-productive : elle n’aura pas amélioré le solde courant et l’emploi.

C’est notamment ce que suggère le modèle Mundell-Fleming : la hausse des droits de douane réduit les importations, donc également la demande de devises étrangères, ce qui entraîne une appréciation du taux de change [Mundell, 1961 ; Eichengreen, 1981 ; Krugman, 1982]. Si en outre la devise est largement utilisée pour facturer les échanges (ce qui est le cas des Etats-Unis avec le dollar), l’appréciation de son taux de change s’en trouvera amplifiée, dans la mesure où les devises des partenaires à l’échange devraient davantage se déprécier pour s’ajuster aux nouveaux droits de douane [Hartley et Rebucci, 2025]. De plus, si la banque centrale cible un faible taux d’inflation, elle risque de resserrer sa politique monétaire dans la mesure où la hausse des droits de douane alimente l’inflation ; les taux d’intérêt nominaux augmentant, les placements dans l’économie domestique deviennent plus rentables ; les entrées de capitaux devraient s’en trouver stimulées, ce qui accroît la demande de monnaie domestique et déprime la demande de devises étranges, donc conduit également par ce biais à une appréciation du taux de change.

Il est toutefois possible d’évoquer des situations, du moins théoriquement, où le relèvement des droits de douane entraîne au contraire une dépréciation du taux de change. Tout d’abord, la réaction de la banque centrale est loin d’être évidente. La hausse des droits de douane s’apparente à un choc d’offre négatif : elle tend certes à augmenter les prix, mais aussi à dégrader l’activité économique, du moins dans l’immédiat [Barattieri et alii, 2021]. La dégradation de l’activité économique peut justifier un assouplissement de la politique monétaire [Krugman, 1982]. Ainsi, plusieurs modèles nouveaux keynésiens ont ainsi récemment suggéré que la réponse optimale à la hausse des droits de douane consiste pour la banque centrale à adopter une politique monétaire expansionniste [Bergin et Corsetti, 2023 ; Bianchi et Coulibaly, 2025].

Les études empiriques aboutissent quant à elle à un certain consensus, celui selon lequel les relèvements des droits de douane tendent à être suivis par une appréciation du taux de change. C’est par exemple ce qu’ont conclu Davide Furceri et alii [2022] en observant les conséquences macroéconomiques des modifications tarifaires dans 151 pays sur la période allant de 1963 à 2014.

L’impact des mesures protectionnistes que Donald Trump a adoptées ou menacé d’adopter lors de son premier mandat sur le taux de change du dollar a fait l’objet de plusieurs études. En analysant ses tweets, Matveev et Ruge-Murcia [2024] et Filippou et alii [2025] concluent que les menaces tarifaires du Président américain ont eu tendance à faire apprécier le dollar. De leur côté, Olivier Jeanne et Jeongwon Son [2024] estiment que les droits de douane adoptés par la première administration Trump en 2018-2019, ciblant pour l’essentiel les importations en provenance de Chine, n’ont pas eu un grand impact sur le dollar, mais qu’ils ont toutefois conduit à une dépréciation significative du renminbi. Ils ont notamment réalisé une analyse d’événement jaugeant l’impact que les informations relatives aux droits de douane ont pu avoir sur le taux de change du dollar et du renminbi. Au terme de cette analyse, ils ont conclu que les droits de douane ont expliqué au maximum un cinquième de l’appréciation du taux de change du dollar, mais environ deux tiers de la dépréciation du renminbi observée en 2018-2019.

Les récents événements tarifaires cadrent mal avec ces observations. Suite aux annonces de droits de douane par l’administration Trump lors du « Jour de la Libération » (Liberation Day), le 2 avril 2025, le taux de change du dollar s’est déprécié de plus de 6 % vis-à-vis de l’euro et en termes effectifs vis-à-vis d’un panier de devises. Plusieurs commentateurs ont ainsi estimé que ce comportement du dollar aurait été inverse à celui qui est généralement observé et qui est prédit par les modèles théoriques classiques.

Afin d’éclairer le comportement a priori énigmatique du taux de change du dollar suite au Jour de la Libération, Daniel Ostry, Simon Lloyd et Giancarlo Corsetti [2025] ont étudié la réaction des taux de change et des rendements obligataires aux événements tarifaires sur la période allant de 2018 à 2020 et en 2025. Ils constatent que la réaction des taux de change aux chocs tarifaires américains dépend de la réaction des autres pays : le taux de change du dollar tend à se déprécier si d’autres pays adoptent des représailles commerciales, tandis qu’il tend à s’apprécier si les autres pays ne répliquent pas. Ils concluent que la dépréciation du dollar suite aux annonces de droits de douane du Jour de la libération n’est pas forcément aberrante, dans la mesure où il était attendu que les autres pays ont rapidement adopté ou menacé d’adopter des représailles vis-à-vis des Etats-Unis. En revanche, comme le notent notamment Ostry et ses coauteurs, c’est surtout l'évolution des rendements des bons du Trésor américain de longue maturité observée suite au Jour de la Libération qui apparaît singulière : habituellement, une hausse des droits de douane sur les importations américaines est suivie par une baisse des taux d'intérêt sur les bons du Trésor américain ; en avril, ces taux d'intérêt ont significativement augmenté

Dans un contexte de forte incertitude, on observe habituellement une fuite vers la sûreté (flight to safety) au bénéfice du dollar américain : les actifs libellés en dollars étant perçus comme sûrs, une hausse de l’incertitude pousse les investisseurs financiers à en acquérir davantage (en particulier les plus sûrs d’entre eux, c’est-à-dire les bons du Trésor américain), ce qui pousse leurs prix à la hausse et alimente les entrées de capitaux aux Etats-Unis, donc pousse le taux de change du dollar à la hausse. Ce fut notamment le cas lors de la crise financière mondiale : celle-ci a beau eu avoir pour origine l’économie américaine, les titres américains ont gardé leur statut de valeurs refuges.

Mais dans le sillage du Jour de la Libération, alors même que l’incertitude atteignait des niveaux extrêmement élevés, les cours des titres financières américains ont connu un plongeon. Il y eu un rééquilibrage des portefeuilles, mais en sens inverse par rapport à d’habitude : les investisseurs financiers ont vendu des titres américains, aussi bien des actions que des bons du Trésor, pour se procurer des titres d’autres pays, notamment européens, ce qui a eu pour effets de pousser à la baisse les cours des titres financiers et le taux de change du dollar [Krugman, 2025 ; Hartley et Rebucci, 2025 ; Cardani et alii, 2025]. Pour plusieurs économistes, cet épisode signale peut-être une érosion du statut du dollar comme monnaie internationale.

 

Références

BARATTIERI, Alessandro, Matteo CACCIATORE & Fabio GHIRONI (2021), « Protectionism and the business cycle », in Journal of International Economics, vol. 129.

BERGIN, Paul R., & Giancarlo CORSETTI (2023), « The macroeconomic stabilization of tariff shocks: What is the optimal monetary response? », in Journal of International Economics, vol. 143.

BIANCHI, Javier, & Louphou COULIBALY (2025), « The optimal monetary policy response to tariffs », Federal Reserve Bank of Minneapolis, working paper, n° 810.

CARDANI, Roberta, Michael KÜHL, Jemima PEPPEL-SREBRNY & Rolf STRAUCH (2025), « Exchange rate uncertainty, tariff hikes, and adjustment costs », in VoxEU.org, 12 mai.

EICHENGREEN, Barry (1981), « A dynamic model of tariffs, output and employment under flexible exchange rates », in Journal of International Economics, vol. 11.

FILIPPOU, Ilias, Arie E. GOZLUKLU, My T. NGUYEN & Ganesh VISWANATH-NATRAJ (2025), « Signal in the noise: Trump tweets and the currency market », in Journal of International Money and Finance, vol. 156.

FURCERI, Davide, Swarnali A. HANNAN, Jonathan D. OSTRY & Andrew K. ROSE (2019), « The macroeconomy after tariffs », in The World Bank Economic Review, vol. 36, n° 2.

HARTLEY, Jonathan, & Alessandro REBUCCI (2025), « Tariffs, the dollar, and equities: High-frequency evidence from the Liberation Day announcement », in VoxEU.org, 15 avril.

JEANNE, Olivier, & Jeongwon SON (2024), « To what extent are tariffs offset by exchange rates? », in Journal of International Money and Finance, vol. 142.

KRUGMAN, Paul (1982), « The macroeconomics of protection with a floating exchange rate », in Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 16.

KRUGMAN, Paul (2025), « Stop! In the name of Trump! », 22 avril.

MATVEEV, Dmitry, & Francisco RUGE-MURCIA (2024), « Tariffs and the exchange rate: Evidence from Twitter », in IMF Economic Review, vol. 72.

MUNDELL, Robert (1961), « Flexible exchange rates and employment policy », in The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 27, n° 4.

OSTRY, Jonathan (1991), « Tariffs, real exchange rates, and the trade balance in a two-country world », in European Economic Review, vol. 35.

OSTRY, Daniel, Simon LLOYD & Giancarlo CORSETTI (2025), « Trading blows: The exchange-rate response to tariffs and retaliations », CEPR, discussion paper, n° 20452.

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10 juillet 2025 4 10 /07 /juillet /2025 16:07
Economie politique des transferts de relance

Les transferts de revenus aux ménages sont fréquemment utilisés lors des récessions. Mais pour qu’ils stimulent efficacement l’activité économique, les économistes estiment que les mesures de relance budgétaire doivent être « prises à temps, temporaires et ciblés » [Spilimbergo et alii, 2008 ; Creel et alii, 2011]. En l’occurrence, les transferts sont théoriquement plus efficaces s’ils ciblent les ménages ayant un faible revenu et contraints en termes de liquidité, dans la mesure où ceux-ci présentent la propension marginale à consommer la plus élevée. Plusieurs travaux empiriques confirment cette idée, notamment en observant la réponse de la consommation des ménages aux transferts accordés aux Etats-Unis lors de la Grande Récession de la fin des années 2000 [Parker et alii, 2013 ; Kaplan et Violante, 2014] et lors de la pandémie de Covid-19 en 2020 [Coibion, Gorodnichenko et Weber, 2020 ; Kaplan, Moll et Violante, 2020 ; Parker et alii, 2022 ; Baker et alii, 2023]. Pourtant, en pratique, ce ne sont souvent pas les plus pauvres qui sont ciblés par les transferts de relance et ces transferts restent souvent durablement en place.

Tout un courant en science économique, l’économie politique, étudie les motivations des élus et, en l’occurrence, l’impact des préoccupations électorales sur leurs décisions et la conduite de la politique économique. Les élus sont incités à prendre des mesures susceptibles d’accroître leurs chances de rester au pouvoir, or ces mesures ne sont pas forcément celles qui maximisent le bien-être de la collectivité, c’est-à-dire risquent d’être sous-optimales. Dans le sillage des travaux d’Anthony Downs [1957], l’économie politique part du principe que les élus auront tendance à de concevoir les politiques publiques de telle sorte qu’elles satisfassent un maximum l’électeur médian ou les individus dont le comportement électoral y sera le plus sensible. 

Dans le cas d’une mesure de relance, il ne s’agit pas forcément des individus dont la consommation sera la plus sensible à celle-ci. La sociologie politique montre depuis longtemps que les plus modestes sont ceux qui s’engagent le moins politiquement et, notamment, qui sont les moins susceptibles d’aller voter. Les élus ne sont donc pas forcément incités à cibler sur eux les transferts de relance. Cela dit, l’économie politique ne suppose pas que l’électeur (médian) soit forcément égoïste, qu’il ne se soucie que de sa situation personnelle ; d’autres motivations, notamment altruistes, peuvent entrer en considération. Ainsi, les électeurs peuvent récompenser les élus selon l’évolution de leur situation personnelle ou bien selon l’évolution plus générale de l’économie. Dans le premier cas, celui du vote du portefeuille (pocketbook voting), les élus ont un intérêt politique à cibler les individus politiquement sensibles à la hausse de leur revenu. Dans le second cas, celui du vote sociotropique (sociotropic vote), les élus ont un intérêt politique à cibler les individus dont la consommation est la plus sensible au transfert, puisqu’un tel ciblage sera le plus efficace pour améliorer la conjoncture.

En outre, si les élus ont des incitations électorales à adopter certaines mesures, ils peuvent réciproquement avoir des incitations politiques à ne pas mettre fin à de telles mesures. Cela contribue à expliquer pourquoi des mesures adoptées officiellement temporairement pour stimuler l’activité économique soient maintenues après les récessions. 

Dans une nouvelle étude, Silvia Vannutelli [2025] s’est penchée sur les effets électoraux d’un transfert de revenu en Italie. Il s’agit d’un crédit d’impôts mensuel de 80 euros adopté en avril 2014 par le gouvernement issu du Partito Democratico, mené par le Premier ministre Matteo Renzi. L’objectif officiel était de stimuler la consommation et de soutenir les franges inférieures des classes moyennes suite à la succession de récessions, celle associée à la crise financière mondiale en 2008, puis celle associée à la crise de la zone euro et à la généralisation de l’austérité en 2011 : en 2013, le PIB italien était 8,7 % inférieur au niveau qu’il atteignait en 2007. En Italie, ce sont, comme ailleurs, les plus pauvres qui présentent les plus fortes propensions marginales à consommer [Neri et alii, 2017 ; Andini et alii, 2018]. Pourtant, la mesure du gouvernement Renzi a ciblé les individus au revenu intermédiaire : étaient éligibles les salariés dont le revenu annuel était compris entre 8.145 euros et 26.000 euros (dans un contexte où le revenu médian s’élevait alors en Italie à 16.000 euros), ce qui représentait une hausse de 6 à 12 % du salaire. Plus de 10 millions de salariés ont reçu ce bonus en 2014. Cette mesure devait initialement être temporaire, n’être effective qu’en 2014, mais elle est devenue permanente à compter de l’année 2015 : aucun des cinq gouvernements qui se sont succédés depuis au pouvoir ne l’a supprimée. 

Vannutelli constate que le transfert a augmenté le part de suffrages recueillis par le parti au pouvoir de 0,18 point de pourcentage pour chaque hausse de 1 point de pourcentage de la part de récipiendaires. Pour la municipalité moyenne, l’adoption du bonus a augmenté la part de suffrages obtenus par le parti démocrate en 2014 de 35 % par rapport aux résultats de 2013. Ces gains électoraux ont persisté pendant au moins cinq ans, puisqu’un effet du bonus sur les suffrages obtenus par le parti démocrate était encore visible en 2019.

En outre, Vannutelli constate que les effets électoraux ont été les plus faibles dans les municipalités avec les bénéficiaires relativement les plus pauvres et significativement plus élevés dans les municipalités avec les bénéficiaires étaient relativement proches du milieu de la répartition des revenus. D’autre part, la sanction électorale dans les urnes a été asymétrique : les individus à haut revenu, qui n’ont pas bénéficié du bonus, ont réduit leur soutien pour le parti démocrate, tandis que les exclus les plus pauvres ne l’ont pas fait. Ces deux constats suggèrent que la propension marginale à voter selon les transferts augmente avec le niveau de revenu : les électeurs proches du revenu médian ont été plus sensibles à l’obtention du crédit d’impôt que les électeurs pauvres. Alors que le ciblage des plus pauvres aurait maximisé l’impact des transferts sur l’activité économique, les politiciens avaient bien un gain électoral à favoriser les revenus intermédiaires dans la mesure où ceux-ci ont été les plus susceptibles de les récompenser dans les urnes. 

Vannutelli a procédé une analyse contrefactuelle pour quantifier l’arbitrage auquel les élus ont été confrontés. Elle estime qu’un transfert qui aurait ciblé les ménages les plus pauvres (ceux gagnant moins de 20.000 euros) plutôt que ceux gagnant un revenu intermédiaire (gagnant entre 8.000 et 26.000 euros) aurait accru la réponse de la consommation de 30 %, mais réduit les rendements électoraux d’au moins 15 %. Cela implique un taux de substitution de 2 pour 1 : pour chaque point de pourcentage de part de suffrages sacrifié, le gouvernement aurait pu augmenter l’efficacité de la relance de 2 points de pourcentage.

 

Références

ANDINI, Monica, Emanuele CIANI, Guido de BLASIO, Alessio D’IGNAZIO & Viola SALVESTRINI (2018), « Targeting with machine learning: An application to a tax rebate program in Italy », in Journal of Economic Behavior and Organization, vol. 156.

BAKER, Scott R., Robert A FARROKHNIA, Steffen MEYER, Michaela PAGEL & Constantine YANNELIS (2023), « Income, liquidity, and the consumption response to the 2020 economic stimulus payments », in Review of Finance, vol. 27, n° 6.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO & Michael WEBER (2020), « How did US consumers use their stimulus payments? », NBER, working paper, n° 27693.

CREEL, Jérôme, Éric HEYER & Mathieu PLANE (2011), « Petit précis de politique budgétaire par tous les temps », in Revue de l'OFCE, n° 116.

DOWNS, Anthony (1957), An Economic Theory of Democracy.

KAPLAN, Greg, Benjamin MOLL & Giovanni L. VIOLANTE (2020), « The Great Lockdown and the big stimulus: Tracing the pandemic possibility frontier for the U.S », NBER, working paper, n° 27794.

KAPLAN, Greg, & Giovanni L. VIOLANTE (2014), « A tale of two stimulus payments: 2001 versus 2008 », in American Economic Review, vol. 104, n° 5.

NERI, Andrea, Concetta RONDINELLI & Filippo SCOCCIANTI (2017), « Household spending out of a tax rebate: the Italian Euro 80 tax bonus », BCE, working paper, n °2099.

PARKER, Jonathan A, Jake SCHILD, Laura ERHARD & David JOHNSON (2022), « Household spending responses to the economic impact payments of 2020: Evidence from the consumer expenditure survey », NBER, working paper, n° 29648.

PARKER, Jonathan A., Nicholas S. SOULELES, David S JOHNSON & Robert MCCLELLAND (2013), « Consumer spending and the economic stimulus payments of 2008 », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

SPILIMBERGO, Antonio, Steve SYMANSKY, Olivier J. BLANCHARD & Carlo COTTARELLI (2009), « Fiscal policy for the crisis », FMI, staff position note, n° 08/01.

VANNUTELLI, Silvia (2025), « The political economy of stimulus transfers », NBER, working paper, n° 33973.

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