Il y a un demi-siècle, le système de Bretton Woods, le système de taux de change fixes organisé autour du dollar qui avait été mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’écroulait. Selon un récit bien populaire, Nixon fit basculer les devises dans le flottement généralisé en annonçant la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 [Frankel, 2023]. On est facilement tenté de s’appuyer sur le trilemme, le fameux « triangle des incompatibilités », de Mundell pour expliquer un tel mouvement vers la flexibilisation : dans un monde où les capitaux peuvent circuler librement, il est difficile de maintenir un taux de change fixe.
Mais dans quelle mesure peut-on dire que la flexibilité des taux de change s'est généralisée ? Il faut avouer qu’il n’est pas facile de jauger de la prégnance des régimes de change flexible ou fixe, dans la mesure où rares sont les cas de pure flexibilité ou de pure fixité : il existe tout un éventail de régimes intermédiaires possibles, plus ou moins flexibles, plus ou moins administrés. En outre, les autorités monétaires ne suivent pas forcément la politique de change qu’ils ont officiellement annoncée.
Il y a maintenant deux décennies, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2004) ont proposé une nouvelle classification des régimes de change en se basant sur le comportement des taux de change effectivement observé. Ainsi, en se concentrant sur les régimes de change de facto plutôt que sur les régimes de change de jure, ils ont conclu que l’éclatement du système de Bretton Woods a eu un impact moins important qu’on n’avait tendance à le penser jusqu’alors. En l’occurrence, depuis 1973, les régimes de change rigides auraient été bien plus fréquents qu’on ne le croyait habituellement. Cela s’expliquerait notamment par une « peur du flottement » (fear of floating) : beaucoup de pays indiqueraient officiellement laisser flotter leur taux de change, alors que ce n’est pas le cas en pratique, ces pays intervenant activement sur le marché des changes pour limiter les fluctuations de leur taux de change [Calvo et Reinhart, 2002]. Des travaux ultérieurs ont suggéré que ces interventions visent à limiter les appréciations plutôt que les dépréciations [Levy Yeyati et alii, 2013].
Evoquant un véritable « nouveau consensus » (new consensus), Ethan Ilzetzki et alii (2019) ont confirmé l’idée que la transition d’un système de taux de change fixes vers un système de taux de change flexibles a été surestimée. En fait, les régimes avec une flexibilité limitée resteraient majoritaires. La volonté de stabiliser les taux de change expliquerait d’ailleurs l’énorme accumulation de réserves de change observée ces dernières décennies dans les pays émergents. En outre, Ilzetzki et ses coauteurs confirment également que le dollar reste de loin la principale devise d’ancrage dans le monde. Selon certains de leurs indicateurs, le dollar serait même davantage utilisé comme ancre qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Pour Kevin O'Rourke et Roger Vicquéry (2025), le fait qu’Ilzetzki et ses coauteurs aboutissent à une part de pays ayant un régime de change plus élevé que ne l’observent généralement les autres travaux tient tout particulièrement au fait qu’ils classent les pays-membres de la zone euro comme ayant un régime de change fixe. Cette classification ne fait pas consensus : le FMI, par exemple, considère les pays-membres de la zone euro comme ayant un taux de change flottant. Il est vrai qu’il n’est pas évident de classer les pays-membres de la zone euro dans un régime de change plutôt que dans une autre. D’un côté, il est difficile de considérer qu’un pays-membre pris individuellement dispose d’un taux de change flottant. D’un autre côté, il est également clair que l’euro flotte vis-à-vis des autres devises.
O'Rourke et Vicquéry ont alors cherché un indicateur de la fixité des taux de change qui ne soit, notamment, guère sensible au classement des pays-membres dans un régime de change plutôt qu’un autre. L’indicateur qu’ils proposent mesure la probabilité que deux unités de PIB, prises au hasard à travers le monde, proviennent de pays dont la monnaie d’un est ancrée sur la monnaie de l’autre. Un tel indicateur les amène à remettre en cause le « nouveau consensus » dessiné par Ilzetzki et alii.
GRAPHIQUE 1 Les régimes de change sont-ils aussi fixes aujourd’hui que durant Bretton Woods ?
Source : O'Rourke et Vicquéry (2025)
Cet indicateur suggère un plus abrupt passage de la flexibilité à la fixité dans les années 1950 et, inversement, un plus fort abandon de la fixité que le suggèrent les indicateurs à la Ilzetzki et alii. Selon ces derniers, depuis les années 2000, 70 % des régimes de change peuvent être considérés comme fixes (50 % si l’on pondère les pays selon leur PIB), soit un niveau assez proche de celui observé durant Bretton Woods (la part atteignant alors entre 80 % et 90 %). De leur côté, O'Rourke et Vicquéry estiment que la fixité des taux de change ne représenterait plus qu’un tiers de ce qu’elle a été à son maximum durant l’ère de Bretton Woods, une fois pris en compte les ancrages indirects (c’est-à-dire les devises ancrées, non pas directement sur le dollar, mais sur des monnaies ancrées sur ce dernier).
GRAPHIQUE 2 La domination du dollar comme monnaie d’ancrage
Source : O'Rourke et Vicquéry (2025)
Selon Ilzetzki et alii, l’ancrage au dollar serait plus fréquent aujourd’hui que lors de Bretton Woods. En l’occurrence, environ 40 % des pays ancraient leur monnaie au dollar durant Bretton Woods ; cette part a ensuite atteint plus de 50 % en 1980, baissé pour atteindre 40 % dans les années 1990, puis remontée pour atteindre 55 %. Ce même indicateur, mais cette fois-ci pondéré selon le PIB, ne raconte pas la même histoire, mais il suggère qu’au cours des années 2010 le dollar était tout de même quasiment autant utilisé comme ancre que durant Bretton Woods. L’indicateur d’O'Rourke et Vicquéry suggère quant à lui un bien moindre du dollar comme ancre, notamment en comparaison avec l’ère de Bretton Woods, et ce aussi bien si l’on prend ou non en compte les ancrages indirects.
Références
FRANKEL, Jeffrey (2023), « Fifty years of floating », Econbrower (blog), mars 2023.