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13 juin 2024 4 13 /06 /juin /2024 17:58

On pourrait s’attendre à ce que la croissance s’accompagne d’une hausse du niveau de bonheur de la population. Après tout, si le revenu moyen augmente, alors la population voit son pouvoir d’achat augmenter et elle devrait pouvoir mieux satisfaire ses besoins. On devrait donc s’attendre à une relation positive entre revenu moyen et niveau de bonheur moyen. Pourtant, il y a cinquante ans, Richard Easterlin (1974) constatait que le niveau moyen de bien-être avait stagné à long terme aux Etats-Unis, malgré la hausse du revenu moyen. Il a par la suite, dans d’autres publications, fait la même observation pour d’autres pays développés.

L’existence même de ce paradoxe a été contestée, notamment par Angus Deaton (2008) et par Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2008), qui concluent en une robuste relation positive entre bien-être et revenu, que ce soit entre les pays ou au cours du temps. Mais d’autres économistes aboutissent à des résultats allant dans le sens d’Easterlin. Easterlin a lui-même remis en cause, à plusieurs reprises, les conclusions de Stevenson et Wolfers (voir par exemple Easterlin [2017]).

Deux explications ont été mises en avant pour expliquer le paradoxe d’Easterlin. Le premier est l’effet d’adaptation. L’idée est que la hausse de revenu dont jouit un individu peut certes accroître son niveau de satisfaction, mais temporairement : le niveau de satisfaction augmente, puis diminue pour finalement revenir à son niveau initial. L’interprétation serait que l’individu serait initialement plus heureux, dans la mesure où il peut mieux satisfaire ses besoins existants, mais qu’il va ensuite s’habituer à son nouveau train de vie, revoir ses exigences, se découvrir de nouveaux besoins. En conséquence, au niveau agrégé, la croissance peut certes accroître les niveaux de satisfaction à court terme, mais pas à long terme. Si toutes les études qui ont testé l’existence de l’effet d’adaptation n’ont pas toutes conclu en son existence, celles qui l’ont fait ont conclu en son asymétrie : le gain en bien-être d’une hausse du revenu se dissipe, tandis que la perte en bien-être d’une baisse du revenu est définitive. C’est l’effet d’une « aversion à la perte » mise en évidence dans les expériences en économie comportementale [Kahneman et alii, 1991]. Il y aurait ainsi un « effet de cliquet », similaire à celui mis en avant par James Duesenberry (1949) dans le cas de la consommation : les individus prendraient peut-être comme référence le niveau maximal de consommation qu’ils ont atteint par le passé. Ces résultats sont sûrement décourageants pour les partisans de la croissance, mais ils le sont peut-être encore plus pour les partisans d’une décroissance (volontaire) : si la croissance n’augmente pas durablement le bien-être moyen, la décroissance pourrait au contre le réduire irrémédiablement.

Le deuxième effet susceptible d’expliquer le paradoxe d’Easterlin est l’effet de rivalité. L’idée est que le bien-être d’un individu ne tient pas (seulement) à son revenu : il dépend (aussi) du revenu des autres en raison du jeu des comparaisons. Autrement dit, il ne dépendrait pas de son revenu absolu, mais de son revenu relatif. Cette idée est cohérente avec l’observation que, dans une population donnée, les riches se déclarent bien plus heureux que les pauvres. Si elle est exacte, elle empêche la croissance d’augmenter le niveau de satisfaction : la hausse du revenu moyen ne change en rien le fait que certains gagnent plus que d’autres. Si la croissance ne modifie pas la hiérarchie des revenus, par exemple si tous les individus voyaient leur revenu augmenter du même montant, alors le niveau de satisfaction de chacun ne variera guère. Si certains voient leur revenu augmenter plus vite que celui des autres, leur niveau de satisfaction augmentera peut-être, mais parallèlement ceux qui rétrogradent dans la hiérarchie des revenus verront leur niveau de satisfaction baisser. Ce serait un jeu à somme nulle.

Pourtant, les populations des pays riches se déclarent en moyenne plus heureuses que celles des pays pauvres : le paradoxe d’Easterlin ne s’observe pas dans le cas de ces derniers. L’une des explications avancée pour concilier ces divers faits stylisés, notamment par Ronald Inglehart, est qu’il existerait un seuil de satiété. En-deçà de ce seuil, la croissance améliore la satisfaction moyenne, par exemple en permettant à la population de mieux satisfaire ses besoins de base ; mais à partir de ce seuil, le paradoxe d’Easterlin s’appliquerait : la poursuite de la croissance ne parviendrait plus à accroître la satisfaction moyenne. Peut-être qu’une fois les besoins de base satisfaits, la survie assurée, les individus ne verraient plus leur satisfaction augmenter avec leur revenu, la satisfaction de besoins faisait apparaître de nouveaux besoins ou les individus se lançant dans une course assez vaine à la consommation ostentatoire. Une telle hypothèse a notamment été soutenue par Ed Diener et Martin Seligman (2004) et Andrew Clark et alii (2008) et Rafael Di Tella et Robert MacCulloch (2010). Pour Bruno Frey et Alois Stutzer (2002), il se situerait autour de 10.000 dollars. Richard Layard (2003, 2005) estimait tout d’abord que le seuil de satiété se situait à un revenu par tête autour de 15.000 dollars, avant de relever son estimation à 20.000 dollars (cf. graphique 1). 

GRAPHIQUE 1  Revenu moyen par tête et niveau de bonheur moyen 

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2013) se sont penchés sur une telle hypothèse. La simple observation de la relation entre bien-être et revenu pour les différents centiles de la répartition du revenu dans les vingt-cinq pays les plus peuplés : les courbes ne semblent s’aplatir dans aucun pays (cf. graphique 2). Certes, la relation n’est pas linéaire, mais log-linéaire : plus le revenu est élevé, plus le supplément de revenu doit lui-même être de plus en plus important pour rapporter un même supplément de satisfaction. Cela dit, la relation reste positive et significative. Stevenson et Wolfers ont testé plus rigoureusement la présence d’un éventuel point de satiété à 9.000, 15.000 et 25.000 dollars. Leur analyse n’a pas fait apparaître de rupture de la relation entre bien-être et revenu moyen pour de tels niveaux de revenu par tête. 

GRAPHIQUE 2  Bien-être et revenu dans les 25 pays les plus peuplés

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Dans une nouvelle étude de l’INSEE, Jean-Marc Germain (2024) s’est à son tour penché sur l’identification d’un éventuel seuil de satiété. Pour cela, il a utilisé des données d’enquête sur les conditions de vie des ménages dans cinq pays, en l’occurrence la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Australie. Il conclut en la présence d’un seuil de satiété pour la satisfaction dans la vie de 30.000 euros en France, 40.000 euros en Allemagne, 45.000 euros au Royaume-Uni, 60.000 euros en Australie et 80.000 euros aux Etats-Unis ; la satiété est toutefois partielle dans le cas de ces deux derniers pays.

A partir des données de panel françaises, Germain approfondit son analyse en allant au-delà de la seule identification du point de satiété. Il constate Notamment que, en-deçà du seuil de satiété, une baisse du revenu réduit davantage la satisfaction dans la vie qu’une hausse du revenu ne l’améliore ; une telle observation va dans le sens de l’hypothèse d’un effet de cliquet. En outre, selon ses estimations, l’effet de rivalité réduirait d’un tiers l’impact du revenu sur le bien-être subjectif. Enfin, Germain montre que le fait de vivre seul, les problèmes de santé et l’exposition à la pollution ont le même effet négatif sur le bien-être déclaré que l’on soit au-dessus ou au-dessus du seuil de satiété. En revanche, l’expérience du chômage, le sentiment d’insécurité civile et la pression au travail ont un effet négatif plus puissant lorsque le revenu est inférieur au point de satiété plutôt qu’au-dessus.

 

Références

CLARK, Andrew E., Paul FRIJTERS & Michael A. SHIELDS (2008), « Relative income, happiness, and utility: An explanation for the Easterlin paradox and other puzzles », in Journal of Economic literature, vol. 46, n° 1.

DAVOINE, Lucie (2020), Economie du bonheur, nouvelle édition, La Découverte.

DEATON, Angus (2008), « Income, health and well-being around the world: Evidence from the Gallup word poll », in Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 2.

DI TELLA, Rafael, & Robert MACCULLOCH (2010), « Happiness adaptation to income beyond ‘basic needs’ », in Ed Diener, John Helliwell & Daniel Kahneman (dir.), International Differences in Well-Being, Oxford University Press.

DIENER, Ed, & Martin E.P. SELIGMAN (2004), « Beyond money: Toward an economy of well-being », in Psychological science in the public interest, vol. 5, n° 1.

DUESENBERRY, James (1949), Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior, Harvard University Press. 

EASTERLIN, Richard A. (1974), « Does economic growth improve the human lot. Some empirical evidence », in Paul David & Melvin Reder (dir.), Nations and Households in Economic growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz.

EASTERLIN, Richard A. (2016), « Paradox lost? », in Review of Behavioral Economics, vol. 4, n° 4.

FREY, Bruno S., & Alois STUTZER (2002), « What can economists learn from happiness research? », in Journal of Economic Literature, vol. 40, n° 2.

GERMAIN, Jean-Marc (2024), « Bien-être ressenti et revenu : l’argent fait-il le bonheur ? », INSEE, document de travail.

INGLEHART, Ronald (1997), Modernization and Postmodernization, Princeton University Press.

KAHNEMAN, Daniel, & Angus DEATON (2010), « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 107, n° 38.

KAHNEMAN, Daniel, Jack L. KNETSCH & Richard H. THALER (1991), « Anomalies: The endowment effect, loss aversion, and status quo bias », in Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 1.

LAYARD, Richard (2003), « Happiness: Has social science a clue? What is happiness? Are we getting happier? ».

LAYARD, Richard (2005), Happiness: Lessons from a New Science, Penguin.

SENIK, Claudia (2014), L'Economie du bonheur, Le Seuil.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2008), « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 2008, n° 1.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2013), « Subjective well-being and income: Is there any evidence of satiation? », in American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3.

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22 mai 2024 3 22 /05 /mai /2024 08:50

La reprise suite à la pandémie de Covid-19 a été hétérogène, notamment parmi les pays développés. Aux Etats-Unis, la croissance a été suffisamment vigoureuse depuis la crise sanitaire pour que le PIB réel américain retourne à sa tendance prépandémique en 2023. Dans les autres pays développés, la reprise post-pandémique a été en général plus lente. Pour beaucoup d’entre eux, la croissance n’a pas été assez forte pour ramener le PIB à sa trajectoire d’avant crise : les dommages occasionnés par la pandémie ont été permanents, un phénomène que l’on qualifie d’« hystérésis ». En l’occurrence, en 2023, le PIB restait inférieur de 4 % à sa tendance d’avant-crise dans le cas du Canada, de 5 % dans le cas de la zone euro et de 6 % dans le cas du Royaume-Uni. En fait, pour ces pays, le rythme de la croissance s’est avéré ces dernières années plus faible qu’avant la pandémie, si bien que le PIB s’est davantage éloigné de sa trajectoire tendancielle antérieure ; c’est un phénomène que Larry Ball (2014) avait pu observer suite à la crise financière mondiale et qu’il avait qualifié de « super-hystérésis ». Cela n’est pas sans alimenter les craintes quant à un nouveau décrochage de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis [Bock et alii, 2024 ; Le Chevallier, 2024 ; Mone, 2024].

GRAPHIQUE PIB réel des pays développés (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2007)

Pourquoi la reprise a-t-elle été plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

François de Soyres et alii (2024) ont cherché à déterminer les facteurs susceptibles d’expliquer cette hétérogénéité des performances entre Etats-Unis et autres pays développés dans le sillage de la pandémie. Ils notent tout d’abord que cette meilleure performance de l’économie américaine repose pour l’essentiel sur une forte consommation finale et à un fort investissement domestique.

Cette vigueur de la consommation et de l’investissement américains tient vraisemblablement à l’orientation davantage expansionniste de la politique budgétaire aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. D’après les données du FMI capturant les mesures annoncées et adoptées par les gouvernements en réponse à l’épidémie de Covid-19, les Etats-Unis ont fourni davantage de soutien budgétaire au cours de celle-ci que les autres pays développés.  Entre janvier 2020 et septembre 2021, les dépenses discrétionnaires ont représenté l’équivalent de 25 % du PIB dans le cas des Etats-Unis, contre par exemple 8 % dans le cas de la France. Or, de Soyres et ses coauteurs observent une corrélation positive entre l’ampleur de ces dépenses discrétionnaires et l’écart entre les PIB et leur trajectoire prépandémique : les pertes en PIB ont été d’autant plus faibles que l’impulsion budgétaire a été importante.

Il y a certainement là une importante différence par rapport à la reprise consécutive à la crise financière mondiale. Suite à celle-ci, les gouvernements, des deux côtés de l’Atlantique, avaient rapidement adopté des mesures d’austérité budgétaire, ce qui avait freiné leur croissance économique et même fait basculer la zone euro dans une seconde récession. Un tel resserrement de la politique budgétaire n’a pas été observé suite à la pandémie, du moins jusqu’à présent, ce qui contribue certainement à expliquer pourquoi les pertes en production ont été plus limitées suite à la pandémie que suite à la crise financière mondiale. Le cas des Etats-Unis suite à la pandémie est plus singulier : non seulement ils n’ont pas adopté l’austérité, mais ils ont en fait certainement maintenu une politique budgétaire expansionniste. 

Il y a également des différences entre les économies concernant la politique monétaire ou, plus précisément, sa transmission. Depuis 2022, face à la hausse de l’inflation, les banques centrales ont fortement resserré leurs politiques monétaires. La Fed a légèrement plus augmenté ses taux directeurs que ne l’ont fait les banques centrales des autres pays développés. Cela dit, la transmission du resserrement monétaire aux taux d’intérêt sur les crédits des ménages et des entreprises a été plus limitée aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Cela s’explique notamment par le fait que les entreprises américaines recourent relativement moins au crédit bancaire pour se financer et que les crédits immobiliers et les crédits bancaires des entreprises sont plus souvent à taux fixes aux Etats-Unis. 

Outre ces différences dans l’orientation des politiques conjoncturelles et leur transmission à l’économie réelle, de Soyres et ses coauteurs mettent également en avant les différences structurelles entre l’économie américaine et les autres économies avancées pour expliquer l’hétérogénéité des reprises. En premier lieu, les marchés du travail sont réputés être plus rigides dans les pays européens qu’aux Etats-Unis et cette rigidité a pu se traduire par un chômage structurel plus élevé dans les premiers. Plusieurs pays développés ont mis en place des dispositifs de chômage partiel pour maintenir le lien des salariés avec leur emploi pendant la pandémie. Ces dispositifs ont certes permis à ces pays de connaître une bien moins ample hausse du taux de chômage lors de la crise sanitaire que les Etats-Unis, mais ils ont pu freiner la réallocation sectorielle de la main-d’œuvre en leur sein. 

La plus forte stimulation de la demande et la plus grande flexibilité des marchés du travail aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ont certainement permis aux premiers de connaître de plus fortes créations d’entreprises depuis la récession pandémique. Les créations d’entreprises étaient encore récemment bien plus fortes qu’avant-crise aux Etats-Unis. Dans la zone euro, elles sont simplement revenues à leur niveau d’avant-crise.  

Il y a enfin des chocs spécifiques aux pays qui expliquent la meilleure performance de l’économie américaine relativement aux autres économies avancées. En l’occurrence, des chocs négatifs ont touché l’Europe. Dans le cas du Royaume-Uni, la sortie de l’Union européenne, annoncée en 2016 à l’issue du référendum, puis définitivement entérinée début 2020, a pesé sur l’économie britannique en augmentant l’incertitude en son sein et en réduisant son accès aux marchés. La zone euro a quant à elle été particulièrement affectée par la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine et notamment ses effets sur les marchés de l’énergie. 

 

Références

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BOCK, Sébastien, Aya ELEWA, Sarah GUILLOU, Mauro NAPOLETANO, Lionel NESTA, Evens SALIES & Tania TREIBICH (2024), « Le décrochage européen en question », OFCE, Policy brief, n° 128.

DE SOYRES, François, Joaquin GARCIA-CABO HERRERO, Nils GOERNEMANN, Sharon JEON, Grace LOFSTROM & Dylan MOORE (2024), « Why is the U.S. GDP recovering faster than other advanced economies? », FEDS Notes, 17 mai.

DE SOYRES, François, Ana Maria Santacreu & Henry Young (2023), « Demand-supply imbalance during the Covid-19 pandemic: The role of fiscal policy », in Federal Reserve Bank of St. Louis Review.

LE CHEVALLIER, Juliette (2024), « Pourquoi l’Europe décroche par rapport aux Etats-Unis », in Alternatives économiques, 18 avril.

MONE, Vianney, (2024), « États-Unis vs Europe : la grande divergence », Des Hauts et Débats (blog), 13 mai.

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11 avril 2024 4 11 /04 /avril /2024 14:06
Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ?

Les progrès réalisés par l’intelligence artificielle (IA) ces toutes dernières années, notamment le lancement de GPT-4 d’OpenAI il y a un an, marquent peut-être les prémices d’une nouvelle Révolution industrielle, une ère d’innovations bouleversant non seulement l’économie, mais aussi tous les pans de l’existence humaine. L’IA pourrait notamment mettre un terme à la faible croissance de la productivité que connaissent les pays développés depuis quelques décennies. Elle pourrait aussi fortement bouleverser l’emploi et la place du travail dans nos sociétés [Acemoglu et Restrepo, 2019 ; Acemoglu et Restrepo, 2020].

Les gains de productivité peuvent venir de quatre canaux différents. Avec les avancées en matière d’IA, celle-ci peut réaliser un éventail toujours plus large de tâches que seuls les travailleurs pouvaient jusqu’alors réaliser, ce qui pousse à l’automatisation ; celle-ci n’augmente toutefois la productivité que si l’IA réalise plus efficacement la tâche automatisée que ne la réalisaient les travailleurs. Il peut aussi y avoir complémentarité des tâches : l’IA peut accroître la productivité des travailleurs dans la réalisation de leurs tâches ou bien elle peut prendre en charge certaines sous-tâches, ce qui permet alors aux travailleurs de se concentrer sur le reste de leurs tâches ainsi de gagner en efficacité. Il peut aussi y avoir un approfondissement de l’automatisation : les avancées en matière d’IA peuvent accroître la productivité du capital pour les tâches qui ont déjà été automatisées. Enfin, l’IA peut innover, créer de nouvelles tâches et, par ce biais, accroître l’efficacité de l’ensemble du processus productif.

Jusqu’à présent, ce sont essentiellement des tâches routinières que les IA réalisent ; mais elles progressent dans la réalisation des tâches cognitives, des tâches qui étaient réalisées jusqu’à présent par les travailleurs qualifiés, par exemple préparer des dossiers juridiques et diagnostiquer des maladies. Certains pronostiquent l’apparition ces prochaines décennies d’une intelligence artificielle générale (IAG), c’est-à-dire d’une IA capable d’accomplir toutes les tâches que les êtres humains peuvent réaliser. Anton Korinek et Donghyun Suh (2024) ont étudié comment la production et les salaires sont susceptibles d’évoluer dans une telle éventualité. Selon leur scénario de référence, supposant l’arrivée d’une IAG d’ici vingt ans, la production suit une trajectoire explosive : les avancées en matière d’IA accroîtraient le PIB de 100 % d’ici dix ans (cf. graphique). Selon leur scénario radical, supposant que l’IA parvienne au stade d’IAG d’ici cinq ans, comme le croit Jensen Huang, le PDG de Nvidia, les avancées en matière d’IA entraîneraient une hausse de 300 % du PIB d’ici dix ans. Dans les deux cas, les salaires s’écroulent, plus ou moins rapidement, en conséquence de l’automatisation.

GRAPHIQUE Effet de l’intelligence artificielle générale sur la production et les salaires (en indices, base 100 l’année initiale)

Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ?

Dans les modèles de croissance endogène ou semi-endogène, la croissance tient à la production d’idée, mais celle-ci reste contrainte le nombre de travailleurs [Jones, 1995]. Mais si l’IA peut parfaitement se substituer au travail humain, ces modèles suggèrent qu’une forte accélération de la croissance est possible, dans la mesure où elle pourrait ne plus dépendre du facteur travail [Davidson, 2021 ; Erdil et Besiroglu, 2023]. Si les rendements sont croissants, du fait de la non-rivalité des idées [Romer, 1990], la croissance pourrait même devenir explosive. 

Les plus optimistes quant aux avancées de l’IA prédisent qu’elle s’améliorera au point d’être capable de s’améliorer par elle-même et de se doter de capacités illimitées. Cela pourrait ainsi la voie à une « singularité technologique » [Good, 1965 ; Vinge, 1993 ; Kurzweil, 2005] : l’innovation, la production et la consommation exploseraient et deviendraient infinies [Nordhaus, 2021]. Philippe Aghion et alii (2019) ont distingué deux régimes de croissance explosive possibles. Le premier est celui d’une « explosion de croissance de type I » : les taux de croissance augmenteraient au fil du temps, sans limite, mais ils resteraient finis en un instant donné. Le second est celui d’une « explosion de croissance de type II » : la croissance accélérerait tant qu’une production infinie serait réalisée sur un laps de temps fini. 

Il y a certainement des phénomènes de goulots d’étranglement qui pourraient empêcher la croissance de suivre une trajectoire explosive ou du moins l’empêcher qu’elle se maintienne durablement sur une telle trajectoire. Il semble y avoir des rendements décroissants à la recherche-développement : les idées se révèlent en effet de plus en plus dures à trouver [Bloom et alii, 2020]. Aghion et alii (2019) estiment qui la croissance pourrait rester limitée du fait que certains domaines essentiels soient difficiles à améliorer ; c’est l’idée de la « maladie des coûts » de Baumol. La production peut rester contrainte par l’existence de facteurs de production non accumulables. Ce pourrait être le cas si certaines étapes du processus d’innovation requièrent une intervention humaine. Et bien sûr, toute croissance requiert l’usage de ressources naturelles et d’énergie, or les quantités disponibles de celles-ci en un instant donné restent limitées.

Beaucoup d’estimations sont plus mesurées, mais pointent tout de même des effets massifs ; elles suggèrent une hausse significative et durable, voire permanente, du taux de croissance. Par exemple, les économistes de Goldman Sachs (2023) prédisent une hausse de 7 % du PIB mondial, soit l’équivalent de 7.000 milliards de dollars, d’ici dix ans. Michael Chui et alii (2023), chez McKinsey, estiment que l’IA générative pourrait ajouter 17.100 à 25.600 milliards de dollars au PIB mondial. Ils estiment que l’IA et les autres technologies d’automatisation pourraient relever de 1,5 à 3,4 points de pourcentage la croissance annuelle du PIB dans les pays développés au cours de la prochaine décennie.

Ces estimations pourraient, elles aussi, être trop enthousiastes ; n’oublions pas le paradoxe relevé par Robert Solow en 1987 (« vous pouvez voir l’informatique partout, sauf dans les statistiques de productivité »). Tout d’abord, le potentiel d’une innovation n’est pas immédiatement exploité. Les entreprises ne pourraient que lentement adopter l’IA et seule une minorité d’entre elles, en l’occurrence les plus grosses, pourraient l’utiliser. D’amples changements organisationnels sont sûrement nécessaires pour exploiter toutes les potentialités de l’IA. En outre, les entreprises pourraient se contenter d’utiliser l’IA pour économiser en main-d’œuvre et non pour réallouer celle-ci vers les emplois les plus qualifiés et créatifs, freinant la croissance de la productivité. Cette dernière pourrait davantage freiner si l’IA conduit finalement les entreprises à réallouer la main-d’œuvre vers les emplois les moins qualifiés. En fait, le potentiel même de l’IA pourrait être moindre qu’on ne le croit. D’autres innovations récentes, comme l’imprimante 3D et la voiture autonome, avaient soulevé un énorme enthousiasme, avant que celui-ci ne se tempère fortement. Dans tous les cas, les avancées déjà réalisées en matière d'IA ne semblent guère avoir stimulé la croissance jusqu'à présent [Brynjolfsson et alii, 2019].

Daron Acemoglu (2024) se montre quant à lui très réservé [Calignon, 2024]. Il a cherché à estimer quel pourrait être l’effet de l’IA sur la croissance américaine  via les canaux de l’automatisation et de la complémentarité des tâches. Plusieurs études ont récemment cherché à déterminer quelle proportion de tâches est susceptible d’être réalisée par l’IA : par exemple, Tyna Eloundou et alii (2023) suggèrent que 19,9 % des tâches réalisées par les travailleurs américains sont susceptibles d’être automatisées, tandis que Maja Svanberg et alii (2024) estiment qu’il serait rentable d’automatiser 23 % des tâches automatisables. En s’appuyant sur ces estimations, Acemoglu conclut que les avancées en matière d’IA n’augmenteraient la PGF étasunienne que de 0,71 % d’ici dix ans, soit de 0,07 % par an. 

Mais Acemoglu estime que ces chiffres sont excessivement optimistes, dans la mesure où les estimations de l’automatisation de tâches faciles à apprendre. Or, l’IA aura plus de difficultés à prendre en charge les autres tâches, notamment parce qu’elles impliquent des interactions plus complexes entre l’action et le contexte. En prenant en compte le fait que les tâches prises en charge par l’IA seront de plus en plus difficiles à apprendre, Acemoglu revoit ses estimations à la baisse et conclut que l’IA ne devrait accroître la PGF que de moins de 0,55 % d’ici dix ans.

Dans la mesure où l’automatisation et la complémentarité de tâches devraient entraîner un plus grand investissement, l’impact sur le PIB devrait être plus important que le seul impact sur la PGF, mais il reste modeste selon Acemoglu : d’après ses estimations, le PIB américain ne devrait augmenter que de 0,9 % à 1,1 % si l’IA n’entraîne qu’une faible hausse de l’investissement et de 1,6 % à 1,8 % si elle entraîne un grand boom de l’investissement.

Acemoglu conclut son analyse en évoquant brièvement les effets pervers associés à l’IA, notamment la désinformation ; celle-ci est notamment favorisée par la création d’images et de vidéos de synthèse formellement réalistes. Ces effets pervers pourraient non seulement peser sur l’activité économique, mais aussi fortement réduire le bien-être des populations. Mais le risque est aussi existentiel : l’IA pourrait conduire à l’apparition d’une superintelligence dont les fins et les valeurs ne sont pas alignées sur celles de l’humanité. Un tel avènement pourrait entraîner des catastrophes, voire même l’extinction de l’espèce humaine. 

Charles Jones (2016) avait déjà mis en regard les bénéfices des nouvelles technologies et leurs coûts potentiels en termes de vies perdues, par exemple avec le nucléaire, qui augmente l’offre énergétique, mais peut aussi détruire des vies avec les accidents nucléaires et l’usage des armes nucléaires. Jones affirmait qu’à mesure que l’on s’enrichissait, il pouvait être optimal de ralentir le rythme de la croissance économique ou, du moins, de réorienter l’innovation vers le développement de technologies sauveuses de vie. Jones (2023) estime que le potentiel de destruction de l’IA est corrélé à son potentiel de stimulation de la croissance, si bien que son développement est une épée à double tranchant. Il s’est alors demandé quel pourrait être l’usage optimal de l’IA. Il estime que celle-ci dépend à la fois de la forme de la fonction d’utilité de la population et de son degré d’aversion au risque. Pour Daron Acemoglu et Todd Lensman (2023), l’éventualité que les dommages provoqués par l’IA soient irréversibles justifie une attitude attentiste même si la population est neutre au risque : l’adoption d’une innovation comme l’IA doit certainement être freinée pour permettre d’en évaluer les risques. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron (2024), « The simple macroeconomics of AI », MIT, working paper.

ACEMOGLU, Daron, & Todd LENSMAN (2023), « Regulating transformative technologies », NBER, working paper, n° 31461.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares, and employment », in American Economic Review, vol. 108, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Artificial intelligence, automation, and work », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press. 

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Automation and new tasks: How technology displaces and reinstates labor », in Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 2.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « The wrong kind of AI? Artificial intelligence and the future of labor demand », in Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 13, n° 1.

AGHION, Philippe, Benjamin F. JONES & Charles I. JONES (2019), « Artificial intelligence and economic growth », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John VAN REENEN & Michael WEBB (2020), « Are ideas getting harder to find? », in American Economic Review, vol. 110, n° 4.

BRYNJOLFSSON, Erik, Daniel ROCK & Chad SYVERSON (2019), « Artificial intelligence and the modern productivity paradox: A clash of expectations and statistics », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

BRYNJOLFSSON, Erik, & Gabriel UNGER (2023), « The macroeconomics of artificial intelligence », in FMI, Finances & Développement. Traduction française, « Les enjeux macroéconomiques de l'intelligence artificielle », in FMI, Finances & Développement.

CALIGNON, Guillaume de (2024), « Les gains de productivité promis par l'intelligence artificielle mis en doute », Les Echos, 9 avril.

CHUI, Michael, Eric HAZAN, Roger ROBERTS, Alex SINGLA, Kate SMAJE, Alex SUKHAREVSKY, Lareina YEE & Rodney ZEMMEL (2023), « The economic potential of generative AI: The next productivity frontier », McKinsey & Company.

DAVIDSON, Tom (2021), « Could advanced AI drive explosive economic growth? », Open Philanthropy.

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