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6 octobre 2023 5 06 /10 /octobre /2023 18:03

La comptabilité nationale ne s’est vraiment développée qu’au milieu du vingtième siècle, grâce aux progrès de la science économique et aux avancées en matière de technologies d’information. Par conséquent, l’essentiel des travaux autour du cycle d’affaires portent sur des données postérieures à la Seconde Guerre mondiale. L’image que nous avons du cycle d’affaires moderne que ces travaux ont pu offrir est celle d’une succession de longues expansions et de brèves récessions, ainsi que celle de cycles synchronisés au niveau international.

Au cours des deux dernières décennies, plusieurs chercheurs, notamment inspirés par les travaux de Maddison, ont essayé de reconstituer les grands agrégats économiques des siècles passés, en se basant sur une variété de sources, allant des registres paroissiaux aux comptes publics. Certains ont ainsi proposé des estimations des PIB nationaux et des niveaux de production sectoriels remontant jusqu’au quatorzième pour plusieurs pays européens et même jusqu’au treizième siècle pour la Grande-Bretagne [Broadberry et alii, 2011 ; Broadberry et alii, 2015]. L’un des enseignements que l’on peut tirer de cette littérature est que, contrairement à ce que l’on a pu longuement penser, les économies n’étaient pas plongées dans une immuable stagnation avant le dix-neuvième siècle : les niveaux de vie ont connu d’amples hausses et contractions avant la Révolution industrielle [Fouquet et Broadberry, 2015 ; Broadberry et Wallis, 2017].

Ces séries d’estimations de très longue période offrent l’opportunité d’étudier les changements de nature qu’a pu connaître le cycle d’affaires au fil des siècles. Elles apportent notamment un éclairage à la question de savoir quand le cycle d’affaires moderne est apparu.

Dans une nouvelle analyse, Stephen Broadberry et Jason Lennard  (2023) ont utilisé les données reconstituées de comptes nationaux pour étudier les changements dans la nature du cycle d’affaires dans neuf économies européennes, en l’occurrence l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie,  les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et la Suède, pour la période allant de 1300 à 2000.

GRAPHIQUE 1  Taux de croissance du PIB par tête européen (en %)

Sept siècles de cycles d’affaires en Europe

Ils estiment que les contractions étaient aussi fréquentes que les expansions avant 1800. Expansions et contractions étaient de même durée, de même rythme et de même amplitude. Le début du dix-neuvième siècle marque le début de l’apparition du cycle d’affaires moderne. A partir de 1800, la durée des expansions augmente, tandis que la durée des récessions diminue, si bien qu’à partir du milieu du vingtième siècle les économies se sont trouvées en périodes d’expansion 90 % du temps. Comme le PIB par tête a augmenté lors des expansions au même rythme qu’il diminuait lors des récessions, l’amplitude des expansions a eu tendance à augmenter et celle des récessions à diminuer. Ces divers constats suggèrent que le rythme de croissance à long terme des économies tient au profil des cycles d’affaires : en définitive, la croissance à long terme s’est accélérée avec l’amortissement de l’amplitude des contractions, comme le notaient déjà Broadberry et Wallis (2017). Ce constat est d’ailleurs cohérent avec certaines observations de William Easterly et alii (1993) à propos des économies contemporaines : les pays pauvres ont connu une plus forte croissance que les pays riches lors des périodes de croissance, mais ils ont connu moins d’épisodes de croissance et la contraction de leur activité économique a été plus forte lors des épisodes de récession.

GRAPHIQUE 2  PIB par tête européen (en indices, base 100 en 1700)

Sept siècles de cycles d’affaires en Europe

Broadberry et Lennard ont ensuite observé dans quelle mesure l’activité économique des différents pays s’est synchronisée. Ils estiment que les taux de croissance des PIB par tête ont commencé à se corréler positivement après 1500, c’est-à-dire précisément à une époque où les pays européens ont cherché à s’étendre outre-mer. Cela dit, ce degré de corrélation est resté très faible jusqu’au début du dix-huitième siècle. 

Enfin, Broadberry et Lennard ont examiné certaines des contractions et expansions les plus significatives de leur échantillon pour essayer de déterminer comment elles ont pu affecter les tendances à long terme de l’activité économique. Ils estiment que l’épisode de la Peste noir a certes entraîné une forte contraction du PIB, mais que son impact sur le PIB par tête a été en général positif. Ces gains n’ont toutefois été durables que pour la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, ce qui s’est traduit par un « revers de fortune » entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe du Nord. Il s’en est suivi une série de guerres religieuses durant les seizième et dix-septième siècles. Même si celles-ci ont pu être associées à de fortes contractions de l’activité, elles ne se sont pas traduites par une hausse significative du degré de synchronisation des PIB au niveau international. Plusieurs des plus fortes contractions de l’activité de ces sept derniers siècles se sont produites durant ou immédiatement après les deux premières guerres mondiales. En l’occurrence, les plus fortes contractions ont eu lieu lors de la Seconde guerre mondiale.

 

Références

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2011), « British economic growth, 1270-1870: An output-based approach », London School of Economics, document de travail.

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2015), British Economic Growth, 1270-1870, Cambridge University Press.

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2022), « British Business Cycles, 1270-1870 », University of Oxford, economic and social history working paper, n° 198.

BROADBERRY, Stephen, & Jason LENNARD (2023), « European business cycles and economic growth, 1300-2000 », CEPR, discussion paper, n° 18502.

BROADBERRY, Stephen, & John Joseph WALLIS (2017), « Growing, shrinking, and long run economic performance: Historical perspectives on economic development », NBER, working paper, n° 23343.

EASTERLY, William, Michael KREMER, Lant PRITCHETT & Lawrence H. SUMMERS (1993), « Good policy or good luck? », in Journal of Monetary Economics, vol. 32, n° 3.

FOUQUET, Roger, & Stephen BROADBERRY (2015), « Seven centuries of European economic growth and decline », in Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 4.

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17 septembre 2023 7 17 /09 /septembre /2023 10:17

Aux Etats-Unis, la croissance économique au cours des 150 dernières années a été relativement stable ; elle s’est maintenue en moyenne à 2 % par an (cf. graphique 1) [Jones, 2016]. Continuera-t-elle de se maintenir à ce rythme ces prochaines décennies ? Il y a quelques semaines, Charles Jones (2023) a fait part de ses réflexions sur cette question à la conférence de Jackson Hole.

GRAPHIQUE 1  PIB réel par tête aux Etats-Unis (en dollars de 2022, échelle logarithmique)

Quelles sont les perspectives de croissance à long terme ?

Il est tout d’abord revenu sur les sources de la croissance. Pour les tenants des théories de la croissance endogène, la hausse du niveau de vie dans les pays situés à la frontière technologique tient avant tout à l’apparition de nouvelles idées. Selon Paul Romer (1990), les idées se singularisent par leur non-rivalité : elles sont utilisables à l’infini. Une fois qu’une idée est inventée, elle peut potentiellement être utilisée simultanément par d’innombrables personnes : le fait qu’un individu utilise le théorème de Thalès n’empêche pas d’autres individus de l’utiliser également. Par conséquent, les niveaux de vie sont liés au stock total d’idées qui ont été inventées et non au stock d’idées par tête. Par conséquent encore, les niveaux de vie dépendent du nombre de personnes cherchant des idées (les scientifiques, les entrepreneurs…), si bien que le taux de croissance des niveaux de vie à long terme dépend du taux de croissance du nombre de personnes cherchant des idées, donc du taux de croissance démographique dans les pays qui produisent des idées. 

La croissance américaine s’est maintenue de façon stable au rythme de 2 % depuis un siècle et demi. Cela ne signifie pas qu’elle va nécessairement se maintenir à ce rythme dans le futur. Jones évoque plusieurs « vents contraires » (headwinds), des facteurs susceptibles selon lui de ralentir la croissance économique dans les pays à la frontière. En fait, celle-ci a déjà ralenti. Aux Etats-Unis, la croissance de la productivité globale des facteurs s’élevait en moyenne à 1,1 % par an entre 1990 et 2003 ; elle n’a atteint en moyenne que 0,6 % par an après 2003 (cf. graphique 2). Au sein du seul secteur manufacturier, le ralentissement a été encore plus impressionnant.

GRAPHIQUE 2  Productivité globale des facteurs aux Etats-Unis (en indices, base 100 en 2000)

Quelles sont les perspectives de croissance à long terme ?

Des facteurs autres que la création de nouvelles idées ont pu contribuer jusqu’à présent à la croissance, mais temporairement. C’est le cas de la hausse du niveau d’éducation. Celui-ci s’est fortement accru au vingtième siècle : la durée de scolarité a augmenté d’un an par décennie aux Etats-Unis [Goldin et Katz, 2008]. Mais pour les plus récentes cohortes, le niveau d’éducation a augmenté bien plus lentement, voire il a stagné [Autor et alii, 2020].

La hausse du taux d’investissement dans les nouvelles idées a aussi contribué temporairement à la croissance. Le taux d’investissement dans la propriété intellectuelle a déjà fortement augmenté : aux Etats-Unis, il est passé de 1 % du PIB dans les années 1930 à plus de 6 % du PIB au cours des dernières années. Autrement dit, la croissance s’est maintenue à 2 % avec une hausse de la part du PIB investie dans la production des nouvelles idées. Or, il est improbable que cette part puisse augmenter indéfiniment.

En fait, c’est peut-être la mécanique même de la création de nouvelles idées qui s’enraye également : les nouvelles idées sont de plus en plus dures à trouver [Bloom et alii, 2020]. Par exemple, la loi de Moore est restée valide, autrement dit les capacités des semi-conducteurs ont continué de doubler tous les deux ans, mais au prix d’un investissement croissant dans la recherche sur les semi-conducteurs : dans les années 2010, il fallait 18 fois plus de chercheurs que dans les années 1970 pour obtenir le doublement de la capacité des semi-conducteurs. Cette moindre productivité de la recherche est susceptible de tarir l’innovation et ainsi la croissance économique [Gordon, 2012]

En outre, la croissance démographique, qui constitue la source des nouvelles idées à long terme selon Jones, pourrait également se tarir. En effet, les taux de fertilité chutent à travers le monde ; ils sont même déjà inférieurs au taux de renouvellement de la population dans plusieurs pays développés. La croissance démographique devrait ainsi ralentir et peut-être même s’inverser. Or, pour Jones (2020), la décroissance démographique pourrait marquer la fin de la croissance économique en réduisant le nombre de personnes à la recherche de nouvelles idées. 

Contrairement à Gordon (2012), Jones fait abstraction de la question environnementale ; en se focalisant sur le rôle des idées dans la croissance économique, il a tendance à oublier la matérialité de la production, le fait que celle-ci nécessite une main-d'œuvre, du capital physique, des ressources naturelles comme intrants. Pourtant, le changement climatique, la transgression des autres limites planétaires et l’adoption de mesures en vue de contenir l’impact écologique des activités humaines vont freiner la croissance et occasionner d’amples pertes en production [Dell et alii, 2012 ; Burke et Tanutama, 2019 ; Kahn et alii, 2021]. Ceux-ci n’épargneront pas la création des nouvelles idées, notamment en privant de ressources la recherche et en réduisant l’efficacité des chercheurs.

Jones n’écarte pas toute lueur d’optimisme dans sa réflexion. Il évoque trois « vents arrière » (tailwinds), des facteurs susceptibles de stimuler à l'avenir la création d’idées et par là la croissance économique. Le premier est l’essor de pays émergents comme la Chine et l’Inde. Ceux-ci se rapprochent peu à peu de la frontière technologique et leurs chercheurs contribuent de plus en plus à accroître le stock d’idées disponibles au niveau mondial. Ensuite, l’« allocation des talents » tend à progresser ; par exemple, le plafond de verre tend à s'effriter et les femmes peuvent de plus en plus facilement participer à la recherche. Cette meilleure allocation des talents stimule la croissance ; selon Chang-Tai Hsieh et alii (2019), elle pourrait expliquer 40 % de la croissance du revenu par tête observée aux Etats-Unis au cours du dernier demi-siècle. Enfin, les intelligences artificielles devraient contribuer de plus en plus, et en l'occurrence de plus en plus efficacement, à la recherche de nouvelles idées, si bien que celle-ci pourrait ne plus  être contrainte par la taille de la population [Aghion et alii, 2019]. 

 

Références

AGHION, Philippe, Benjamin F. JONES & Charles I. JONES (2019), « Artificial intelligence and economic growth », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

AUTOR, David, Claudia GOLDIN & Lawrence F. KATZ (2020), « Extending the race between education and technology », in AEA Papers and Proceedings, vol. 110.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John VAN REENEN & Michael WEBB (2020), « Are ideas getting harder to find? », in American Economic Review, vol. 110, n° 4.

BURKE, Marshall, & Vincent TANUTAMA (2019), « Climatic constraints on aggregate economic output », NBER, working paper, n° 25779.

DELL, Melissa, Benjamin F. JONES & Benjamin A. OLKEN (2012), « Temperature shocks and economic growth: Evidence from the last half century », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 4, n° 3.

GOLDIN, Claudia, & Lawrence F. KATZ (2008), The Race between Education and Technology, Belknap Press.

GORDON, Robert J. (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n° 18315.

HSIEH, Chang-Tai, Erik HURST, Charles I. JONES & Peter J. KLENOW (2019), « The allocation of talent and U.S. economic growth », in Econometrica, vol. 87, n° 5.

JONES, Charles I. (2016), « The facts of economic growth », in John B. Taylor & Harald Uhlig (dir.), Handbook of Macroeconomics, vol. 2, Elsevier.

JONES, Charles I. (2020), « The end of economic growth? Unintended consequences of a declining population», NBER, working paper, n° 26651.

JONES, Charles I. (2023), « The outlook for long-term economic growth », NBER, working paper, n° 31648.

KAHN, Matthew E., Kamiar MOHADDES, Ryan N. C. NG, M. Hashem PESARAN, Mehdi RAISSI & Jui-Chung YANG (2021), « Long-term macroeconomic effects of climate change: A cross-country analysis », in Energy Economics, vol. 104.

ROMER, Paul M. (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

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3 septembre 2023 7 03 /09 /septembre /2023 15:29
Les habits neufs de la politique industrielle

Malgré les critiques que la politique industrielle a pu susciter, notamment parmi les économistes, non seulement les Etats n’ont jamais totalement cessé d’y recourir, mais le contexte actuel la rend sûrement encore plus impérieuse : les perturbations des chaînes de valeur internationales provoquées par la pandémie et l’aggravation des tensions géopolitiques ont pu démontrer la nécessité d’une certaine relocalisation des activités économiques, tandis que la lutte contre le changement climatique impose un verdissement de l’économie. Ces problèmes ont précisément conduit l’administration Biden à adopter un vaste plan de soutien à l’industrie américaine, notamment le secteur des microprocesseurs, à travers l’Inflation Reduction Act et le CHIPS Act.

Réka Juhász, Nathan Lane et Dani Rodrik (2023) ont récemment passé en revue la littérature économique sur la politique industrielle. Ils ont tout d’abord pris soin de bien définir cette notion. Ils qualifient de politiques industrielles les politiques adoptées par les gouvernements qui ciblent explicitement la transformation de la structure de l’activité économique en vue d’atteindre un certain objectif public. Généralement, elles visent à stimuler la croissance économique, mais elles peuvent avoir d’autres objectifs. Par exemple, elles peuvent chercher à assurer la souveraineté énergétique, opérer la transition vers la neutralité carbone, à stimuler la création d’emplois de bonne qualité ou encore à réduire les écarts de développement entre les territoires.

La politique industrielle a typiquement cherché à promouvoir des activités industrielles comme la métallurgie, l’automobile et l’aéronautique, mais elle peut aussi chercher à promouvoir des activités tertiaires ou des types spécifiques de recherche-développement. Les politiques industrielles visent toujours à créer des incitations pour des acteurs du secteur privé, en particulier les entreprises. Elles passent généralement par des subventions, mais elles peuvent prendre d’autres formes, comme des barrières aux importations ou la formation publique. Pour Juhász et ses coauteurs, il n’est plus approprié, voire il n’a jamais été approprié, d’identifier la politique industrielle avec des politiques protectionnistes : les politiques industrielles cherchent généralement à promouvoir les exportations. Ils notent aussi que l’utilisation de la politique industrielle a été très répandue, mais aussi que les pays développés y ont davantage recours que les pays en développement, notamment parce qu’ils disposent de davantage de ressources pour ce faire. 

Sur le plan théorique, Juhász et ses coauteurs estiment que le recours à la politique industrielle trouve trois grandes justifications, tenant généralement à l’idée qu’il existe des défaillances de marché. La première justification à la politique industrielle est qu’elle favorise les activités sources d’externalités positives : les producteurs pourraient être peu incités à développer certaines activités bénéfiques à l’ensemble de l’économie dans la mesure où ils ne sont qu’en partie rémunérés pour les bénéfiques qu’ils apportent à la collectivité. La littérature met souvent en avant les externalités associées à l’activité de recherche-développement et à l’apprentissage par la pratique et elle présente généralement les subventions publiques comme le principal remède pour les stimuler. Il existe d’autres externalités, moins souvent explorées notamment celles tenant à la sécurité nationale : un pays gagne en résilience lorsqu’il réduit sa dépendance vis-à-vis de ressources étrangères, par exemple les produits médicaux, les terres rares et les semi-conducteurs. La deuxième justification tient aux défauts de coordination tenant au fait que beaucoup de productions sont complémentaires à d’autres productions, si bien que l’économie risque de se retrouver à un équilibre sous-optimal : chaque producteur produit peu précisément car les autres producteurs produisent peu. L’intervention publique vise alors à pousser l’économie à un équilibre optimal, en l’occurrence une situation où chaque producteur produit beaucoup précisément parce que les autres producteurs produisent beaucoup. La troisième justification tient aux biens publics. Certains de ces derniers bénéficient à l'ensemble des producteurs ; c'est le cas des infrastructures et de l'Etat de droit par exemple. Cela dit, les producteurs peuvent avoir besoin de biens publics spécifiques à leur domaine d’activité ou à leur localisation. Par exemple, les entreprises ne nécessitent pas les mêmes types de qualifications, si bien que l’Etat doit décider quel type de formation il doit promouvoir en priorité. 

Inversement, l’idée d’un recours à la politique industrielle suscite plusieurs critiques, des critiques qui mettent l’accent sur les défaillances de l’Etat [Wyplosz, 2019 ; Wyplosz, 2023]. La première concerne les problèmes d’asymétrie d’information : l’Etat manquerait d’informations pour identifier correctement les secteurs prometteurs dont il faut promouvoir le développement. En outre, il est susceptible d’alimenter les comportements de corruption et de se retrouver capturé par des intérêts particuliers, notamment sous l’effet du lobbying. Pour ces deux raisons, les ressources publiques sont susceptibles de se retrouver allouées dans des activités enrichissant des intérêts particuliers, au détriment de l’ensemble de la collectivité. 

Pour démontrer la pertinence de la politique industrielle, ses partisans mettent en avant les miracles économiques que plusieurs pays asiatiques, en particulier le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine, ont connus en y recourant massivement. Ses détracteurs estiment que ces réussites constituent des cas particuliers et qu’elles peuvent être difficilement répliquées ailleurs, dans la mesure où ces pays disposeraient d’une bureaucratie plus compétente et d’un Etat mieux à même de discipliner le secteur privé que les autres pays. Ils mettent également en avant des expériences historiques décevantes comme la pratique de la substitution aux importations, en vogue dans l’Amérique latine au milieu du vingtième siècle.

Les premiers travaux empiriques ont pu aboutir à des conclusions peu enthousiastes quant à l'opportunité de recourir à la politique industrielle. Ils ont par exemple noté une corrélation négative entre le montant des aides publiques et le niveau de productivité au niveau sectoriel, un résultat qui conforte l'hypothèse que l'Etat souffre d'un défaut informationnel ou que ses subventions nourrissent des comportements de chasse à la rente [Krueger et Tuncer, 1982 ; Harrison, 1994 ; Lee, 1996 ; Beason et Weinstein, 1996]. Juhász et ses coauteurs notent toutefois qu'une telle corrélation pourrait s'expliquer par la tendance de l'Etat à intervenir là où les défauts de marché sont précisément les plus importantes. 

Ils soulignent ainsi les nombreuses difficultés méthodologiques que rencontrent les analyses empiriques cherchant à identifier le fonctionnement et l’impact de la politique industrielle, en l'occurrence ici l'endogénéité de l'intervention publique. Bénéficiant d’une méthodologie plus robuste, de nombreux travaux empiriques publiés ces dernières années ont apporté un nouvel éclairage sur le fonctionnement et les effets de la politique industrielle. En passant en revue cette récente vague d’études, Juhász et ses coauteurs concluent qu’elle offre une image plus positive de la politique industrielle que n’en donnaient les travaux antérieurs. Elle tend en effet selon eux à montrer que la politique industrielle mobilise plutôt efficacement les ressources et exercent des effets amples et durables sur la structure de l’économie.

 

Références

BEASON, R., & David E. WEINSTEIN (1996), « Growth, economies of scale, and targeting in Japan (1955–1990) », in The Review of Economics and Statistics, vol. 78, n° 2.

HARRISON, Ann E. (1994), « An empirical test of the infant industry argument: Comment », in American Economic Review, vol. 84, n° 4.

IRWIN, Douglas (2023), « The return of industrial policy », in FMI, Finance & Development, juin. Traduction française, « Le retour de la politique industrielle ».

JUHÁSZ, Réka, Nathan J. LANE & Dani RODRIK (2023), « The new economics of industrial policy », NBER, working paper, n° 31538.

KRUEGER, Anne O., & Baran TUNCER (1982), « An empirical test of the infant industry argument », in American Economic Review, vol. 72, n° 5.

LEE, Jong-Wha (1996), « Government Interventions and economic growth », in Journal of Economic Growth, vol. 1.

WYPLOSZ, Charles (2019), « Retour de la politique industrielle », Télos, 4 mars.

WYPLOSZ, Charles (2023), « Le grand retour de la politique industrielle, vraiment ? », Le Temps, 30 août.

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