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27 août 2013 2 27 /08 /août /2013 09:38

Chaque année, la vallée de Jackson Hole aux Etats-Unis accueille fin août de nombreux banquiers centraux, responsables politiques et économistes. Cette conférence annuelle est notamment l’occasion de présenter les derniers travaux sur le thème de la politique monétaire. L’une des plus intéressantes études dévoilées cette année a été réalisée par Hélène Rey. Selon elle, les politiques monétaires nationales seraient contraintes par un cycle financier mondial qui serait lui-même en grande partie déterminé par la politique monétaire américaine.

Rey rappelle que plusieurs auteurs (notamment Claudio Borio) ont récemment observé que le l’offre de crédit, l’inflation des prix d’actifs (cours boursiers, prix immobiliers, etc.) et la compression des primes de risque (spreads) tendaient à s’alimenter l’une l’autre : un déclin des primes de risque amplifie le boom du crédit, tandis que la hausse résultante des prix d’actifs comprime les spreads et donne l’image de bilans plus robustes, ce qui conduit à une nouvelle expansion du crédit. Ce mécanisme contribue à la procyclicité des flux de crédit et à la fragilisation financière.

Rey constate au niveau mondial que les flux de capitaux, les prix d’actifs, la croissance du crédit et le levier d’endettement tendent à évoluer dans le sens inverse du VIX, un indicateur d’incertitude et d’aversion au risque sur les marchés financiers américains. Ce cycle financier mondial se traduit à l’extrême par la formation et l’éclatement de bulles d’actifs, alimentées par une expansion excessive du crédit. Plus précisément, la persistance du VIX à un faible niveau (comme par exemple entre 2003 et 2007) est associée à une phase haussière du cycle financier mondial, caractérisée par une accélération des entrées de capitaux, une ample création de crédit, un levier d’endettement élevé et une forte inflation des prix d’actifs. Symétriquement, les hausses du VIX (comme celle observée fin 2008 et début 2009) sont synchrones avec une fuite des capitaux, un effondrement du crédit et un déclin des prix d’actifs. Les marchés d'actifs caractérisés par les plus forts afflux de crédit tendent en l’occurrence à être plus sensibles au cycle financier mondial. Ce dernier n’est pas aligné avec les conditions macroéconomiques spécifiques aux pays. 

Rey se penche ensuite sur les déterminants du cycle financier mondial. En raison de la place prépondérante des Etats-Unis dans l’économie mondiale et du dollar dans le système bancaire, le cycle financier mondial apparaît particulièrement sensible aux conditions monétaires prévalant aux Etats-Unis. La politique monétaire de la Fed se transmet au reste du monde à travers les flux transfrontaliers de crédit et les banques européennes jouent en l’occurrence un rôle déterminant dans cette transmission. Par exemple, Rey note que lorsque le taux des fonds fédéraux diminue, le VIX décline 5 trimestres après, le levier des banques européennes s’élève, tout comme les flux de crédit bruts 12 trimestres après.

Rey met ainsi en question le « trilemme » (ou « triangle d’incompatibilité ») présenté en économie internationale, selon lequel une banque centrale ne peut à la fois mener une politique monétaire indépendante et assurer un régime de change fixe s’il y a libre circulation des capitaux. Autrement dit, les banques centrales doivent laisser flotter leur taux de change pour retrouver l’indépendance de leur politique monétaire. Or, selon Rey, la libéralisation du compte de capital subordonne la politique monétaire des petits pays à celle des grandes économiques, et ce même si leur banque centrale laisse flotter le taux de change. Les flux transfrontaliers et le levier d’endettement des institutions mondiales transmettent les conditions monétaires au niveau mondial. La gestion de la demande globale dans les grandes économies a ainsi des répercussions sur l’activité économique du reste du monde. L’annonce d’un prochain resserrement de la politique monétaire américaine a récemment entraîné une fuite des capitaux en Inde et une dépréciation de la roupie, ce qui a contraint la Banque de Réserve indienne à resserrer sa politique monétaire. Rey en conclut qu’un dilemme se substitue au trilemme : indépendamment du régime de taux de change, les banques centrales retrouvent l‘indépendance de leur politique monétaire s’il y a contrôle des capitaux. Rey rejoint ainsi plusieurs auteurs (et notamment le FMI) qui ont récemment affirmé que la libéralisation complète du compte de capital n’était pas forcément adéquat pour certains pays, en particulier les pays en développement.  

Puisque les gains de bien-être associés à la libre circulation des capitaux sont peu visibles, mais que le cycle financier mondial s’accompagne par contre manifestement d'instabilité financière, Rey se demande comment contenir le cycle mondial. Elle rejette l’idée d'agir sur la source du cycle financier lui-même, c’est-à-dire sur la politique monétaire de la Fed et des autres banques centrales de dimension systémique. Il serait certes optimal que les grandes centrales internalisent les répercussions de leur politique monétaire sur le reste du monde, mais une telle solution semble hors de portée. La coopération internationale dans le domaine monétaire entre en effet en conflit avec les objectifs nationaux des banques centrales. Par exemple, l’objectif de stabilité financière peut entrer en contradiction à court terme avec les objectifs de stabilité des prix et de croissance. Consciente des difficultés de la coordination internationale, Rey plaide néanmoins pour la tenue régulière d’un forum réunissant les grandes banques centrales pour discuter collectivement de l’orientation de leurs politiques monétaires. Surtout, Rey propose de contrôler étroitement le levier d’endettement et l’expansion du crédit, car c’est bien à travers ces derniers que les conditions monétaires dans les principaux pays avancés façonnent le cycle financier global. Rey préconise en l’occurrence d’adopter des contrôles de capitaux ciblés, de mettre en œuvre des politiques macroprudentielles nationales visant à limiter l’expansion du crédit en phase haussière du cycle et d’imposer des limites plus strictes sur le levier d’endettement adopté par les institutions financières. 

 

Référence

REY, Hélène (2013), « Dilemma not trilemma: The global financial cycle and monetary policy independence », présenté à Jackson Hole, 24 août.

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17 août 2013 6 17 /08 /août /2013 21:53

Elhanan Helpman (2013) passe en revue les études qui ont bouleversé l’étude du commerce international et notamment de l’investissement direct à l’étranger (IDE). Il met particulièrement l’accent sur les deux révolutions majeures de ces trois dernières décennies, en l’occurrence l’intégration de concurrence monopolistique, puis la prise en compte de l’hétérogénéité des entreprises. 

Si Adam Smith s’est penché sur les échanges internationaux, c’est toutefois David Ricardo (1817) qui est crédité pour avoir formulé la première véritable théorie du commerce international. Sa théorie des avantages comparatifs suppose que la productivité relative des secteurs varie d’un pays à l’autre et que cette variation détermine les flux commerciaux : un pays exporte les produits des secteurs dans lesquels il est relativement le plus productif. De son côté, en analysant les effets du commerce sur la rémunération des facteurs, Eli Heckscher (1919) jette les fondements de la théorie des dotations factorielles. Plusieurs auteurs (son élève Bertil Ohlin, Paul Samuelson, etc.) ont modélisé ses intuitions et prolongé sa réflexion. Selon cette théorie, les pays qui ont accès aux mêmes technologies et qui ont par conséquent les mêmes niveaux de productivité sectoriels échangent les uns avec les autres en raison des différences dans leurs dotations factorielles : un pays exporte des produits qui sont intensifs en facteur dont il est relativement bien doté et importe les produits intensifs en facteur dont il est relativement peu doté. 

La théorie ricardienne et l’approche Heckscher-Ohlin n’expliquent que les flux de commerce intersectoriels. Or, Herbert Grubel et Peter Lloyd (1975) constatent que la moitié des échanges internationaux relèvent du commerce intrabranche. En d’autres termes, les pays tendent à échanger entre eux les mêmes produits. Par exemple, la France exporte des vêtements à l’Allemagne et importe des vêtements en provenance de cette dernière, etc. Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, ce sont les deux tiers des échanges internationaux qui relèvent du commerce intrabranche. Une autre observation empirique remet également en cause la vision intersectorielle du commerce : les échanges ont lieu entre des pays au même niveau de développement, c’est-à-dire qui diffèrent très peu les uns des autres. Ces observations empiriques et les développements théoriques associés à l’analyse de la concurrence monopolistique ont révolutionné la théorie du commerce. De nouveaux modèles (réalisés par Kelvin Lancaster, Paul Krugman, Elhanan Helpman, etc.) sont en effet développés pour rendre compte du commerce intrabranche et des larges volumes d’échange entre pays similaires. Dans ces modèles, les secteurs sont composés d’entreprises qui produisent des produits différenciés et les entreprises vendent leurs produits sur les marchés domestiques et étrangers. Puisque les consommateurs recherchent la variété, la spécialisation des entreprises dans la production d’une variante donnée de produits mène au commerce intrabranche et aux échanges entre pays similaires.

Comme les précédents modèles du commerce international, les modèles en concurrence monopolistique ne se focalisent que sur les dynamiques sectorielles. Ils traitent en effet les entreprises d’un secteur donné de façon symétrique : celles-ci disposent des mêmes technologies, utilisent la même composition en termes de facteurs, fixent leurs prix de façon similaire, etc. Or, les études empiriques mettent à mal l’hypothèse d’une symétrie au sein des secteurs. En général, dans un secteur donné, seule une infime fraction des entreprises exporte et ces entreprises ne constituent pas un échantillon aléatoire : les exportateurs sont de plus grande taille et plus productifs que les entreprises qui n’exportent pas et ils versent des salaires plus élevés que ces derniers. En outre, les études mettent en évidence que les secteurs connaissent de profondes réallocations en réponse à la libéralisation des échanges : d'une part, les entreprises les moins productives tendent à sortir du secteur ; d'autre part, les parts de marché sont réallouées des entreprises les moins productives vers les plus productives. 

Marc Melitz (2003) a révolutionné la théorie du commerce international en concevant un cadre analytique où les entreprises sont hétérogènes et la concurrence monopolistique. A la différence des modèles à la Krugman ou Lancaster, une entreprise qui entre dans un secteur ne connaît pas la productivité de sa technologie ; ce n’est qu’après avoir payé les coûts d’entrée qu’une entreprise découvre son niveau de productivité. Au final, les entreprises les moins productives ne vont pas rester en activité, tandis que les entreprises les plus productives vont exporter. Les entreprises ayant une productivité intermédiaire ne vont servir que le marché intérieur, tandis que les exportateurs servent également le marché intérieur. Au final, ce modèle permet de reproduire les dynamiques observées au niveau empirique lors des épisodes de libéralisations des échanges. En effet, une réduction des coûts des échanges pousse les entreprises les moins productives à sortir du secteur et conduit à une redistribution des parts de marché des entreprises les moins productives vers les plus productives, en l’occurrence les exportateurs. Parce qu’elle élimine les entreprises les moins productives et donne plus de poids aux entreprises à forte productivité dans un secteur donné, la libéralisation du commerce accroît la productivité moyenne de ce dernier. Plusieurs auteurs ont alors repris et développé le modèle de Melitz pour mesurer les gains à l’échange lorsqu’un secteur ou un pays s’ouvre à la concurrence étrangère. 

Les modèles de concurrence monopolistique intégrant une hétérogénéité des entreprises éclairent l’impact du commerce international sur les inégalités de revenu. Les précédentes analyses mettaient traditionnellement l’accent sur les salaires relatifs de travailleurs ayant différents niveaux de qualifications ou sur les salariés travaillent dans différents secteurs ou métiers. Par exemple, l’ouverture pousse les pays avancés à se spécialiser dans la production de produits intensifs en capital et travail qualifié ; l’essor des exportations se traduit alors par une plus forte demande de travail qualifié dans les pays avancés, donc par des gains salariaux pour les travailleurs qualifiés et un creusement des inégalités (c’est le théorème Stolper-Samuelson). Toutefois, le développement des qualifications n’explique pas la totalité des inégalités salariales. Les inégalités augmentent même pour les individus ayant des caractéristiques (et notamment des niveaux de qualifications) similaires. Elhanan Helpman, Oleg Itskhoki et Stephen J. Redding (2010) ont élaboré un modèle théorique où ces inégalités salariales résiduelles sont influencées par le commerce extérieur. Dans leur modélisation, les entreprises les plus productives sont plus grandes, emploient de meilleurs travailleurs et versent de plus hauts salaires que les entreprises les moins productives ; et parmi elles, les plus productives exportent. Le modèle suggère une relation en forme de U inversé entre le degré d’ouverture et les inégalités salariales. En effet, lorsqu’aucune entreprise n’exporte, une réduction des coûts d’échange pousse plusieurs entreprises à exporter, si bien que celles-ci vont accroître leurs salaires par rapport aux entreprises non exportatrices et les inégalités vont alors augmenter. Inversement, lorsque toutes les entreprises exportent, une hausse des coûts d’échange pousse plusieurs entreprises à cesser d’exporter et réduit le salaire que celles-ci versaient par rapport aux firmes exportatrices, si bien que les inégalités tendent à augmenter.  

En ramenant l'analyse des secteurs à celle des entreprises, des recherches récentes ont également permis de mieux comprendre le rôle et l’organisation des firmes multinationales (FMN). Une entreprise procède à un IDE horizontal lorsqu’elle acquiert une filiale à l'étranger afin de servir le marché domestique ; une entreprise réalise un IDE vertical lorsqu’elle acquiert une filiale étrangère afin de produire des intrants intermédiaires pour son propre usage. Il est coûteux d’exporter, comme il est coûteux d’acquérir une filiale à l’étranger. Par conséquent, on considère que l’IDE horizontal résulte d’un arbitrage entre la proximité et la concentration. Elhanan Helpman, Marc Melitz et Stephen Yeaple (2004) introduisent l'hétérogénéité des entreprises dans le cadre de l'arbitrage proximité-concentration. Leur modèle implique que, parmi les entreprises qui restent dans un secteur, les moins productives servent uniquement le marché intérieur, les plus productives servent les marchés étrangers via leurs filiales et les entreprises avec des niveaux de productivité intermédiaires optent pour l’exportation. 

L’IDE vertical diminue le coût de production d'intrants intermédiaires, principalement en raison de la faiblesse des salaires dans le pays d'accueil. L’existence d’espaces caractérisés par de faibles coûts de fabrication encourage les IDE verticaux, mais seulement si le coût de la fragmentation de la production n'est pas trop élevé. Pour comprendre les chaînes de valeur complexes qui ont émergé à partir des années quatre-vingt (parallèlement au développement des NTIC qui a permis de sensiblement réduire le coût de fragmentation), il est alors nécessaire de comprendre l’arbitrage entre l'externalisation et l'intégration d'une part, et entre l’externalisation domestique et étrangère de l'autre. Pol Antràs et Elhanan Helpman (2004) ont introduit l'hétérogénéité des entreprises dans un modèle avec contrats incomplets. Dans ce cadre, les entreprises choisissent entre des formes d'organisation en se basant sur la productivité totale des facteurs. Parmi les entreprises qui restent dans un secteur, les plus productives délocalisent et les moins productives servent uniquement le marché domestique. Parmi les entreprises nationales, les plus productives internalisent, tandis que les moins productives externalisent. De même, parmi les entreprises qui desservent les marchés étrangers, les plus productives internalisent en acquérant des filiales pour produire les produits intermédiaires, tandis que la moins productives externalisent en se contentant d’acheter les produits intermédiaires aux entreprises étrangères non affiliées. 

 

Références

ANTRÀS, Pol & Elhanan HELPMAN (2004), « Global sourcing », in Journal of Political Economy, vol. 112.

GRUBEL, Herbert G. & Peter J. LLOYD (1975), Intra-Industry Trade: The Theory and Measurement of International Trade in Differentiated Products, Macmillan, Londres.

HECKSCHER, Eli F. (1919), « The effect of foreign trade on the distribution of income ».

HELPMAN, Elhanan (2013), «  Foreign trade and investment: Firm-level perspectives », NBER working paper, n° 19057, mai.

HELPMAN, Elhanan, Oleg ITSKHOKI & Stephen J. REDDING (2010), « Inequality and unemployment in a global economy », in Econometrica, vol. 78, n° 4.

HELPMAN, Elhanan, Marc J. MELITZ & Stephen R. YEAPLE (2004), « Export versus FDI with heterogeneous firms », in American Economic Review, vol. 94.

MELITZ, Marc J. (2003), « The impact of trade on intra-industry reallocations and aggregate industry productivity », in Econometrica, vol. 71.

RICARDO, David (1817)On the Principles of Political Economy and Taxation.

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12 août 2013 1 12 /08 /août /2013 09:17

Thomas Piketty et Gabriel Zucman (2013) ont observé l’évolution en longue période des ratios patrimoine sur revenu et en ont offert des éléments d’explications. Ils utilisent les bilans nationaux des huit principales économies industrialisées, en l’occurrence les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada et l’Australie. Les données remontent pour certaines d’entre elles (l’Allemagne et la France) jusqu’au dix-huitième siècle. Les auteurs constatent dans tous les pays une augmentation progressive des ratios richesse sur revenu au cours des dernières décennies : ils tournaient autour de 200 à 300 % en 1970 et sont compris entre 400 et 600 % en 2010. Les ratios semblent ainsi peu à peu retrouver en Europe leurs valeurs au dix-neuvième siècle, c’est-à-dire entre 600 et 700 %. Aux Etats-Unis, le ratio a également connu une courbe en U, mais beaucoup moins prononcée.

GRAPHIQUE Ratios patrimoine privé sur revenu national (1970-2010)

Piketty-Ratio.png

source : Piketty et Zucman (2013)

La dynamique à long terme des prix d’actifs contribue à expliquer l’évolution en U des ratios en Europe. Les marchés financiers se développaient sans entraves jusqu’à la Première Guerre mondiale. En revanche, plusieurs politiques que Piketty qualifie d’« anti-capital » ont été par la suite mises en place, contribuant à faire baisser les prix d’actifs. Outre les guerres mondiales, ces mesures se sont révélées être de puissants chocs pour le patrimoine au cours du vingtième siècle. Inversement, le retrait progressif de ces politiques à partir des années soixante-dix a été suivi par une nouvelle hausse des prix d’actifs. D’autre part, l’évolution du ratio trouve également une explication dans le ralentissement de la croissance de la productivité et de la population. Selon la formule Harrod-Domar-Solow, le ratio patrimoine sur revenu de long terme (β) est égal à long terme au taux d’épargne net (s) divisé par le taux d’accroissement du revenu (g), soit :

β = S / g

Ainsi, pour s = 10 %, β est égal à environ 300 % si g = 3 % et à environ 600 % si g = 1,5 %. Ou, pour reprendre les termes de Piketty et Zucman, le capital est de retour car les économies renouent avec une faible croissance. Puisque la croissance de la productivité et de la population a fortement ralenti en Europe et au Japon, la formule permet d’expliquer une large part de la remontée des ratios richesse que l’on a pu observer en leur sain. Elle explique également pourquoi les ratios patrimoine sur revenu sont plus faibles aux Etats-Unis qui se sont certes caractérisés par une plus forte croissance démographique, mais pas par des taux d’épargne plus élevés.

La formule Harrod-Domar-Solow semble assez bien expliquer la dynamique à très long terme de l’accumulation de patrimoine. Tant qu’elles génèreront des flux importants d’épargne (selon des motifs de succession, de cycle de vie et de précaution), les économies présentant un faible g seront caractérisées par un β élevé. Certes, les effets de valorisation et les destructions de richesse associées aux guerres jouent un rôle à l’échelle de quelques années, voire de quelques décennies. Mais dans les principaux pays développés, les niveaux de patrimoine que l’on observe aujourd’hui sont plutôt bien expliqués par les taux d’épargne et les taux de croissance du revenu observés entre 1970 et 2010, et ce en ligne avec les modèles fondateurs d’accumulation du capital à un bien.

La formule β = s/g a tout d’abord été dérivée par Henry Harrod (1939) et Evsey Domar (1947) en utilisant des fonctions de production à coefficient fixe. Cette hypothèse d’une complémentarité du travail et du capital permettait aux deux auteurs postkeynésiens d’observer que la croissance était « sur le fil du rasoir ». Dans leur modèle, le β et l’idée d’une croissance déséquilibrée dépendent donc étroitement de la technologie. Robert Solow (1956) est le premier à avoir déduit cette formule d’un modèle néoclassique en utilisant une fonction de production où travail et capital sont substituables. Cette hypothèse de substituabilité des facteurs, couplée à celle d’une flexibilité des prix, permet au modèle de générer une croissance équilibrée. Pour Piketty et Zucman, il est évident qu’il y a une forte substitution entre capital et travail à long terme. Pourtant, cela ne signifie pas nécessairement que la croissance soit stable. 

En effet, la stabilité financière peut être remise en cause lorsque les ratios patrimoine sur revenu atteignent des niveaux élevés, puisque ceux-ci sont alors susceptibles d’alimenter des bulles sur les marchés d’actifs domestiques. Piketty et Zucman notent que les bulles immobilières et financières risquent d’être particulièrement dévastatrices lorsque le stock total de la richesse représente 6 à 8 années du revenu. Par exemple, selon leurs calculs, le ratio patrimoine sur revenu s’élevait à 700 % lorsque la bulle japonaise atteignait sa taille maximale à la fin des années quatre-vingt ; il s’élevait à 800 % en Espagne en 2008-2009 lorsque l’économie basculait dans la Grande Récession. Puisqu’il est difficile de juger du caractère excessif des hausses de prix d’actifs, la surveillance des ratios de richesse sur revenu se révèle essentielle pour orienter l’action des banques centrales et des régulateurs financiers.  

L’étude vient éclairer les récentes évolutions de la répartition du revenu. Jusqu’au début du dix-huitième siècle, le capital se composait principalement de la terre, si bien qu’il n’y avait que de faibles possibilités de substitution entre le capital et le travail. Avec la multitude de formes que le capital est désormais susceptible de prendre, l’élasticité de substitution entre le travail et le capital pourrait aujourd’hui être supérieure à 1. Or, même avec une élasticité à peine supérieure à 1, les hausses du ratio capital-production sont susceptibles d’entraîner une augmentation de la part du revenu rémunérant le capital semblable à celle qui est observée dans les pays avancés depuis les années soixante-dix. Ainsi, tant que la croissance économique demeure faible et les ratios richesse sur revenu importants, la déformation du revenu au profit du capital est susceptible de se poursuivre.

Le niveau élevé des ratios patrimoine sur revenu amène enfin Piketty et Zucman à s’interroger sur l’imposition du patrimoine. En raison des processus cumulatifs à l’œuvre dans les inégalités de richesse, le patrimoine est fortement concentré. Avec le retour des ratios patrimoine sur revenu à des niveaux élevés, les inégalités de patrimoine vont donc jouer un rôle de plus en plus important dans la dynamique des inégalités ces prochaines décennies, ce qui rend plus impérieux une fiscalité progressive du capital et des successions. Si la concurrence fiscale au niveau international empêche un tel changement politique, les auteurs n’excluent pas une nouvelle vague d’antimondialisation et de politiques anti-capital.

 

Références

DOMAR, Evsey (1947), « Expansion and employment », in American Economic Review, vol. 37, n° 1.

HARROD, Henry (1939), « An essay in dynamic theory », in Economic Journal, vol. 49, n° 193.

PIKETTY, Thomas, & Gabriel ZUCMAN (2013), « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 », Paris School of Economics, 26 juillet. 

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

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