Avant la Seconde Guerre mondiale, les économies connaissaient régulièrement des périodes de déflation. La Grande Dépression en fut l’une des manifestations les plus spectaculaires : entre 1929 et 1933, le niveau général des prix diminue de 40 % aux Etats-Unis, aggravant la contraction du secteur bancaire et de l’activité économique. Si tous ces épisodes ne se sont pas forcément accompagnés d’un puissant ralentissement de l’activité, ils ont toutefois été très souvent marqués par des turbulences financières. Pour les pays développés, l'après-guerre se révèle être une période de stabilité macroéconomique et financière. Mais, dans les années quatre-vingt-dix, le faible niveau des taux d’inflation et surtout la décennie perdue du Japon font craindre un retour de la déflation parmi les économies avancées. La Grande Récession a été d’une telle violence que plusieurs pays avancés connaissent effectivement une courte période de déflation entre 2008 et 2009. La réaction des autorités monétaires et notamment des banques centrales ont permis de rapidement stabiliser l’activité, mais la lenteur de la reprise ne permet d’exclure le risque d’une déflation. Les pays périphériques de la zone euro sont en l’occurrence particulièrement exposés à la baisse des prix et la stagnation de l'activité au sein des autres Etats-membres pourrait conduire à une généralisation de la déflation sur l'ensemble de l'union monétaire.
S’il apparaissait pour certains évident dès le dix-huitième siècle que la déflation pouvait être source de détresse financière, Irving Fisher (1933) est le premier à concevoir que la déflation puisse en retour être exacerbée par l’instabilité financière. En développant le concept de déflation par la dette (debt-deflation) pour expliquer la crise des années trente, Fisher considère que la dépression naît de l’interaction perverse entre l’endettement et la déflation [Boyer, 1988 ; Peter, 2005].
Chez Fisher, la dynamique du surendettement trouve sa source dans l’apparition de nouvelles inventions et techniques dans un contexte d’« argent facile » (easy money). Ces innovations sont naturellement perçues comme de nouvelles opportunités d’investissement. Les entreprises révisent leurs anticipations de profits à la hausse et s’endettent alors fortement. Elles jouent d’autant plus sur l’effet de levier que les conditions financières sont favorables. L’optimisme et l’endettement s’alimentent finalement l’un l’autre et tendent tous deux à devenir excessifs. Dans ce cadre, l’amorce du boom semble éminemment schumpétérienne. L’économiste autrichien a cependant reproché à Fisher de ne pas prendre la pleine mesure du rôle des innovations et de les réduire à un simple facteur déclencheur dans le processus d’endettement [Boyer, 1988].
Dans l’analyse fishérienne, la dynamique de l’endettement générera de l'instabilité financière lorsque les agents réajusteront leurs anticipations de profit à la baisse. L’optimisme excessif des créanciers et des débiteurs se mue inévitablement tôt ou tard en inquiétude, que celle-ci soit suscitée ou non par la révélation de scandales financiers. En prenant conscience du surendettement, les entreprises sont amenées à à licencier et à liquider leurs stocks pour rembourser leurs emprunts et restaurer la liquidité de leur bilan. Mais si l’ensemble des firmes procède à des ventes en catastrophe sur des marchés concurrentiels, les prix seront poussés à la baisse et l’économie basculera dans un régime durable de déflation, marqué par la hausse des taux d'intérêt réels. Il s’ensuit alors que, même si le volume nominal de la dette se réduit, son montant en termes réels peut au contraire augmenter. Par conséquent, « plus les débiteurs paient, plus ils doivent ». Le remboursement du crédit se traduit par une contraction de la masse monétaire. Un véritable cercle vicieux se met en place, puisque l’alourdissement de la dette en valeur réelle conduit à de nouvelles ventes de détresse. Au cours du processus, un nombre croissant d’emprunteurs fait faillite, ce qui déstabilise également la situation financière des prêteurs, notamment des banquiers. La multiplication des défauts de paiement et la hausse du chômage entretiennent la chute des profits et le pessimisme.
Alors que la majorité de ses contemporains (et lui-même par le passé) pensent que la déflation constitue un mécanisme autorégulateur, Fisher envisage qu’elle puisse à l’inverse être cumulative. Il met en outre l'accent sur la dimension psychologique et donne en outre une place centrale aux anticipations de faillites dans la propagation de la crise : une simple panique sur les marchés boursiers est susceptible de conduire à l'effondrement généralisé du système bancaire. Mais en définitive, la déflation ne s’amorce véritablement que si l’Etat et la banque centrale ne réagissent pas à la multiplication des faillites. L’une des conclusions remarquables de l’article, tant elle contraste avec les thèses qui lui étaient contemporaines, est qu’il est possible de contrer les répercussions de la crise avec la mise en œuvre d’une politique expansionniste : « l’important corollaire de la théorie de la déflation par la dette [est] que les grandes dépressions sont guérissables et évitables à travers la relance et la stabilisation ».
L’article de Fisher est resté relativement ignoré durant de nombreuses décennies avant qu’une poignée d’auteurs (notamment Kindleberger, Minsky et Tobin) le mettent à jour et en saisissent toute la portée. James Tobin (1975) introduit les intuitions de Fisher dans un cadre keynésien en faisant jouer à la demande globale un rôle fondamental dans le processus de déflation par la dette. Pigou et les néoclassiques voyaient la déflation comme stabilisatrice, car la baisse du niveau des prix stimulait selon eux la demande agrégée. Or, selon Tobin, tous les agents ne sont pas affectés de la même manière par la variation des prix, si bien qu'ils réagissent différemment face à la déflation. Avec la baisse du niveau général des prix s’opère un transfert de richesse des emprunteurs vers les créanciers. Ces derniers profitent de leurs gains de pouvoir d’achat pour dépenser davantage (effet Pigou), mais l’alourdissement du fardeau de la dette pousse en revanche les emprunteurs à réduire leurs dépenses (effet Fisher). Or, si les emprunteurs empruntent, c’est parce qu’ils ont une propension à dépenser élevée. Surtout, ils ont une plus forte propension à dépenser que les créanciers. Dans une économie soumise à la déflation, les débiteurs réduisent davantage leurs dépenses que les créditeurs augmentent les leurs : l’effet Fisher va plus que compenser l’effet Pigou. Par conséquent, la demande globale diminue, ce qui entraîne une nouvelle chute des prix.
Si James Tobin a également suggéré que la déflation désincitait les agents à consommer et à investir en réduisant la valeur du stock de capital et des actions, c’est surtout l'hypothèse d’instabilité financière développée par Hyman Minsky qui a mis en évidence l'importance des prix d’actifs dans le processus déflationniste. Pour Minsky (1975, 1982), la fragilisation systémique est véritablement endogène à l’économie. En période de stabilité macroéconomique, les agents revoient peu à peu à la hausse le niveau d’endettement qui leur paraît soutenable, ce qui les incite à se tourner vers des modes de financement de plus en plus spéculatifs. Les créditeurs consentent à prêter davantage et réduisent les primes de risque. Les innovations financières jouent ici un rôle crucial car elles permettent effectivement d'accroître l'offre de financement dans l'économie. L'expansion résultante de l'investissement entraîne une hausse des prix d'actifs, ce qui accroît la valeur des collatéraux et alimente en retour le crédit. Symétriquement, le retournement du cycle amorce un cercle vicieux où effondrement des prix d'actifs, assèchement du crédit et contraction de l'investissement s'entretiennent mutuellement. Les innovations financières vont alors contribuer à propager l'instabilité financière. Si l'effondrement des prix d'actifs est significatif, il est alors susceptible de faire basculer l'économie dans la déflation.
La Grande Récession a peut-être suscité un nouvel intérêt pour la compréhension des mécanismes déflationnistes. Gauti Eggertsson et Paul Krugman (2012) ont par exemple modélisé les intuitions de Fisher et Minsky pour montrer comment l’effondrement d’une bulle d’actifs alimentée par l’endettement risque de faire plonger l’économie dans une trappe à liquidité. Sur un plan empirique, la crise mondiale rend plus pressante l'identification du risque de déflation. Matthias Fleckenstein, Francis Longstaff et Hanno Lustig (2013) ont cherché à déterminer la probabilité qu’une déflation survienne aux Etats-Unis. Leur analyse révèle que de nombreuses variables mesurant le risque d’instabilité financière sont significativement reliées à la probabilité de déflation. Par exemple, le risque de déflation augmente lorsque les marchés financiers révisent à la hausse les risques de crédit et de liquidité. Fleckenstein et ses coauteurs constatent qu’il croît également avec le taux de chômage. Au final, leurs résultats corroborent l’idée selon laquelle le risque qu’un choc macroéconomique survienne et s’accompagne d’une déflation est fortement lié aux risques extrêmes sur les marchés financiers.
Références
FISHER, Irving (1933), « The debt deflation theory of great depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d’économie, vol. 3, n°3, 1988.
MINSKY, Hyman P. (1975), John Maynard Keynes, Columbia University Press, New York.
MINSKY, Hyman P. (1982), « The financial hypothesis : Capitalist processes and the behaviour of the economy », in C. Kindleberger & J.-P. Laffargue (dir.), Financial Crises. Theory, History, and Policy, Cambridge University Press. Traduction française, L'Hypothèse d'instabilité financière, Diaphanes.
TOBIN, James (1975), « Keynesian models of recession and depression », American Economic Review, Vol. 65, n° 2.