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20 juillet 2013 6 20 /07 /juillet /2013 15:20

La crise mondiale, en déprimant fortement et durablement l’activité, a pu réduire significativement la croissance potentielle de la zone euro. D’un part, la persistance du chômage à un niveau élevé se traduit par une destruction du capital humain et une progression du chômage structurel via les effets d’hystérèse : plus la période passée au chômage est longue, plus le chômeur voit ses compétences et sa santé se dégrader et moins il a de chances de retrouver un emploi. D’autre part, une demande durablement faible n’incite pas les entreprises à investir. En l’occurrence, les firmes réduisent leurs efforts d’innovation et l’adoption de nouvelles technologies ralentit, ce qui diminue la productivité totale des facteurs. Ainsi, plus l’économie reste sous son niveau de production potentielle, plus cette dernière s’en trouve affectée : les dynamiques structurelles ne sont définitivement pas insensibles aux évolutions conjoncturelles.

On peut alors craindre que l’Europe connaisse la même décennie perdue que le Japon : suite à l’éclatement d’une bulle immobilière, puis d’une bulle boursière à la fin des années quatre-vingt, la croissance annuelle du PIB par habitant de l’économie insulaire est restée en moyenne inférieure à 0,5 % entre 1991 et 2000 [Cœuré, 2013]. Le Japon n’est par la suite jamais réellement sorti de la stagnation et de la déflation. 

Comme le souligne Benoît Cœuré (2013), la zone euro se trouve sur certains points en meilleure posture que le Japon des années quatre-vingt-dix. Tout d’abord, les bulles spéculatives et leur correction sont bien moins importantes en Europe. Certaines pays n’ont pas connu de cycle Ensuite, à la différence du Japon, la zone euro n’a pas connu un fort ralentissement de la croissance de la productivité totale des facteurs ; toutefois cette dernière était initialement faible. Le déclin de la production potentielle en zone euro depuis 2009 s’explique jusqu’à présent essentiellement par la moindre contribution des facteurs travail et capital à la croissance.

Cependant, les points de comparaison ne manquent pas. Aujourd’hui en zone euro comme hier au Japon, les autorités publiques ont insuffisamment assoupli leur politique conjoncturelle pour amorcer ou consolider une reprise de l’activité. La Banque du Japon a relâché trop tardivement sa politique monétaire pour empêcher l’économie de basculer dans la déflation. A l’instar de sa consœur nippone lors des années quatre-vingt-dix, la Banque Centrale européenne interprète son mandat de manière stricte. Elle refuse d’adopter des mesures de relance qui pourraient compromettre selon elle la stabilité des prix. Or, non seulement le taux d’inflation de la zone euro est aujourd’hui inférieur à sa cible, ce qui accroît le risque déflationniste pour l’ensemble de l’union monétaire, mais il ne rend par ailleurs pas compte de l’hétérogénéité des situations des pays-membres. La pression à la baisse sur les prix est particulièrement forte dans les pays périphériques de la zone euro, sommés de réduire leurs coûts pour gagner en compétitivité. La Grèce connaît ainsi la déflation pour la première fois depuis 45 ans [Wheatley, 2013]. La généralisation des baisses de prix à l’ensemble de la zone euro affaiblirait davantage la demande globale en compliquant le désendettement des agents privés. L’exemple du Japon, confronté à la déflation depuis deux décennies, montre qu’il est très difficile de sortir l’économie d’une telle situation. 

La politique budgétaire se révèle également excessivement restrictive. Au Japon, l’expansion budgétaire s’est avérée inefficace en raison de son caractère temporaire : puisqu’ils n’anticipaient pas une poursuite de l’impulsion budgétaire, les ménages nippons n’ont pas modifié leurs dépenses de consommation. Aujourd’hui, les Etats européens adoptent des mesures d’austérité pour stabiliser l’endettement public, or celles-ci dépriment directement la demande domestique. Les seuls épisodes de consolidation budgétaire au cours desquels la croissance s’est poursuivie à un rythme soutenu ont été accompagnés d’une forte demande extérieure, or la zone euro ne bénéficie actuellement pas d’une forte demande extérieure. Le resserrement budgétaire d’un Etat-membre affecte les exportations de ses partenaires commerciaux (en premier lieu, les autres pays-membres). En outre, la croissance mondiale demeure fragile et pourrait ralentir avec la déprime des pays émergents. La récession américaine du début des années quatre-vingt-dix avait justement contribué à faire basculer le Japon dans sa décennie perdue en déprimant ses exportations. 

L’Europe partage également avec le Japon certaines tendances structurelles qui pèseront sur sa croissance de long terme. Il est notamment possible de faire des parallèles au niveau démographique [Wheatley, 2013]. Au Japon, la population en âge de travailler a atteint un pic en 1990, l’année même où le cycle économique s’est retourné. Les personnes de plus de 60 ans représentent aujourd’hui le tiers de sa population totale, le taux le plus élevé au monde. Or le vieillissement de la population déprime la production potentielle, notamment en réduisant le taux d’activité et en dégradant les finances publiques. Plusieurs pays européens, notamment le Portugal, l’Irlande, la Lettonie et surtout l’Italie, vont également faire face au vieillissement rapide de leur population.

Le scénario d’une décennie perdue apparaît encore plus probable lorsque l’on observe les dynamiques du secteur bancaire de la zone euro, semblables à celles observées au Japon quelques années plus tôt. L’éclatement d’une bulle alimentée par l’endettement est susceptible de générer une vague de « banques zombies » : bien qu’elles se retrouvent sous-capitalisées, certaines banques continuent de fonctionner en omettant de tenir compte de leurs pertes sur leurs portefeuilles de prêts. Par exemple, avec l’effondrement des prix d’actifs au cours des années quatre-vingt-dix, de nombreuses entreprises japonaises ont subi de lourdes pertes et ne furent plus capables de rembourser leurs prêts. Dans une telle situation, les banques doivent déclarer ces prêts comme non performants, mais cela les contraindrait à se recapitaliser. La crainte de ne plus respecter les exigences de fonds propres réglementaires les incite alors à accorder un nouveau crédit aux emprunteurs insolvables. En ne signalant pas l’ensemble des prêts non performants, les banques affichent un bilan plus solide, alors même qu’elles tendent à prendre des risques excessifs. Parallèlement, elles sont réticentes à octroyer un prêt aux entreprises solvables, ce qui enraye le développement de ces dernières, réfrène leurs dépenses d’investissement et se traduit au niveau agrégé par une perte de potentiel pour l’économie. L’application des accords de Bâle au cours des années quatre-vingt-dix avait renforcé cette dynamique perverse en exigeant des banques qu’elles disposent de niveaux plus élevés de fonds propres.

Les banques européennes sont susceptibles d’adopter les mêmes comportements risqués. Elles sont sorties de la Grande Récession avec des actifs de mauvaise qualité et de faibles ratios de fonds propres, tandis que la réforme Bâle III a accru les exigences en fonds propres. Or, les banques européennes font face à des conditions de marché peu favorables qui réduisent leur capacité à lever des fonds propres. Les ratios de prêts non performants poursuivent leur hausse dans les pays périphériques de la zone euro [Münchau, 2013]. Les créances douteuses représentent déjà plus de 10 % des prêts en Espagne et au Portugal. En Grèce, les pertes représentent 24 % de l'actif total. Le risque est alors que les autorités publiques en zone euro tardent, comme leurs homologues nippons, à recapitaliser des banques viables et à fermer ou restructurer les banques non viables.

Sur d’autres points, la situation de la zone euro apparaît plus inquiétant que celle du Japon lors des années quatre-vingt-dix. L’économie nippone n’avait alors pas connu de crise de la dette publique. Or, l’interaction entre les risques bancaire et souverain peut avoir de profondes répercussions à long terme sur l’activité des entreprises non financières [Cœuré, 2013]. Les banques les plus exposées à la dette souveraine tendraient en effet à octroyer relativement moins de crédit aux sociétés non financières que les banques qui y sont les moins exposées. Or, de nombreuses banques européennes ont accru leur encours de dette publique lors de la crise. Les banques des pays en difficulté utilisent les liquidités bon marché fournies par la BCE pour acquérir des obligations d’Etat risquées, tout en réduisant les prêts qu’elles consentent aux entreprises solvables. Les trois plus grandes banques du Portugal ont par exemple accru leur détention de titres publics domestiques de 16 % au premier trimestre de l’année [Sober Look, 2013]. En outre, puisque les banques domestiques deviennent les principales créancières des gouvernements, ces derniers sont en retour incités à davantage soutenir le secteur bancaire, au risque d’accroître à nouveau la dette publique. Le secteur bancaire de la zone euro est pourtant trop gros pour être sauvé : le passif du secteur bancaire européen représente 2,6 fois le PIB de l’union monétaire [Gros, 2013].

Ce sont surtout les développements sur les marchés du travail qui témoignent de la gravité de la crise européenne [Eichengreen, 2013]. Au niveau agrégé de l’union monétaire, le taux de chômage est supérieur à 12 % et poursuit sa hausse. Ce chiffre ne rend pas non plus compte de l’hétérogénéité des situations nationales : en Espagne et en Grèce, le taux de chômage s’approche de 30 %, tandis que le taux de chômage des jeunes se rapproche de 60 %. Au plus fort de la crise japonaise, l’économie insulaire n’avait quant à elle que rarement connu un taux de chômage supérieur à 4 %. La progression du chômage et l’émergence d’une véritable génération perdue ne contraignent pas seulement la reprise à court terme et la croissance à long terme ; elles ont de profondes répercussions sociales et sont susceptibles de remettre en cause la stabilité politique. 

 

Références

CHAN, Szu Ping (2013), « Eurozone faces 'lost decade' unless action taken on banks », in The Telegraph, 5 juillet.

CŒURÉ, Benoît (2013), « Monetary policy and the risk of a lost decade », discours prononcé à Paris, 5 juillet.

EICHENGREEN, Barry (2013), « Europe’s lost-and-found decade », in Project Syndicate, 19 mai. Traduction française, « La décennie perdue et retrouvée de l’Europe ».

GROS, Daniel (2013), « Europe’s zombie banks », in Project Syndicate, 10 juillet.

MÜNCHAU, Wolfgang (2013), « Europe is ignoring the scale of bank losses », in Financial Times, 23 juin.

Sober Look (2013), « The Eurozone is on the verge of repeating Japan's lost decade », 15 juillet.

WHEATLEY, Alan (2013),« Euro zone's queasy feeling as it looks in Japan mirror », in Reuters, 10 juillet. 

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