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20 juillet 2013 6 20 /07 /juillet /2013 15:20

La crise mondiale, en déprimant fortement et durablement l’activité, a pu réduire significativement la croissance potentielle de la zone euro. D’un part, la persistance du chômage à un niveau élevé se traduit par une destruction du capital humain et une progression du chômage structurel via les effets d’hystérèse : plus la période passée au chômage est longue, plus le chômeur voit ses compétences et sa santé se dégrader et moins il a de chances de retrouver un emploi. D’autre part, une demande durablement faible n’incite pas les entreprises à investir. En l’occurrence, les firmes réduisent leurs efforts d’innovation et l’adoption de nouvelles technologies ralentit, ce qui diminue la productivité totale des facteurs. Ainsi, plus l’économie reste sous son niveau de production potentielle, plus cette dernière s’en trouve affectée : les dynamiques structurelles ne sont définitivement pas insensibles aux évolutions conjoncturelles.

On peut alors craindre que l’Europe connaisse la même décennie perdue que le Japon : suite à l’éclatement d’une bulle immobilière, puis d’une bulle boursière à la fin des années quatre-vingt, la croissance annuelle du PIB par habitant de l’économie insulaire est restée en moyenne inférieure à 0,5 % entre 1991 et 2000 [Cœuré, 2013]. Le Japon n’est par la suite jamais réellement sorti de la stagnation et de la déflation. 

Comme le souligne Benoît Cœuré (2013), la zone euro se trouve sur certains points en meilleure posture que le Japon des années quatre-vingt-dix. Tout d’abord, les bulles spéculatives et leur correction sont bien moins importantes en Europe. Certaines pays n’ont pas connu de cycle Ensuite, à la différence du Japon, la zone euro n’a pas connu un fort ralentissement de la croissance de la productivité totale des facteurs ; toutefois cette dernière était initialement faible. Le déclin de la production potentielle en zone euro depuis 2009 s’explique jusqu’à présent essentiellement par la moindre contribution des facteurs travail et capital à la croissance.

Cependant, les points de comparaison ne manquent pas. Aujourd’hui en zone euro comme hier au Japon, les autorités publiques ont insuffisamment assoupli leur politique conjoncturelle pour amorcer ou consolider une reprise de l’activité. La Banque du Japon a relâché trop tardivement sa politique monétaire pour empêcher l’économie de basculer dans la déflation. A l’instar de sa consœur nippone lors des années quatre-vingt-dix, la Banque Centrale européenne interprète son mandat de manière stricte. Elle refuse d’adopter des mesures de relance qui pourraient compromettre selon elle la stabilité des prix. Or, non seulement le taux d’inflation de la zone euro est aujourd’hui inférieur à sa cible, ce qui accroît le risque déflationniste pour l’ensemble de l’union monétaire, mais il ne rend par ailleurs pas compte de l’hétérogénéité des situations des pays-membres. La pression à la baisse sur les prix est particulièrement forte dans les pays périphériques de la zone euro, sommés de réduire leurs coûts pour gagner en compétitivité. La Grèce connaît ainsi la déflation pour la première fois depuis 45 ans [Wheatley, 2013]. La généralisation des baisses de prix à l’ensemble de la zone euro affaiblirait davantage la demande globale en compliquant le désendettement des agents privés. L’exemple du Japon, confronté à la déflation depuis deux décennies, montre qu’il est très difficile de sortir l’économie d’une telle situation. 

La politique budgétaire se révèle également excessivement restrictive. Au Japon, l’expansion budgétaire s’est avérée inefficace en raison de son caractère temporaire : puisqu’ils n’anticipaient pas une poursuite de l’impulsion budgétaire, les ménages nippons n’ont pas modifié leurs dépenses de consommation. Aujourd’hui, les Etats européens adoptent des mesures d’austérité pour stabiliser l’endettement public, or celles-ci dépriment directement la demande domestique. Les seuls épisodes de consolidation budgétaire au cours desquels la croissance s’est poursuivie à un rythme soutenu ont été accompagnés d’une forte demande extérieure, or la zone euro ne bénéficie actuellement pas d’une forte demande extérieure. Le resserrement budgétaire d’un Etat-membre affecte les exportations de ses partenaires commerciaux (en premier lieu, les autres pays-membres). En outre, la croissance mondiale demeure fragile et pourrait ralentir avec la déprime des pays émergents. La récession américaine du début des années quatre-vingt-dix avait justement contribué à faire basculer le Japon dans sa décennie perdue en déprimant ses exportations. 

L’Europe partage également avec le Japon certaines tendances structurelles qui pèseront sur sa croissance de long terme. Il est notamment possible de faire des parallèles au niveau démographique [Wheatley, 2013]. Au Japon, la population en âge de travailler a atteint un pic en 1990, l’année même où le cycle économique s’est retourné. Les personnes de plus de 60 ans représentent aujourd’hui le tiers de sa population totale, le taux le plus élevé au monde. Or le vieillissement de la population déprime la production potentielle, notamment en réduisant le taux d’activité et en dégradant les finances publiques. Plusieurs pays européens, notamment le Portugal, l’Irlande, la Lettonie et surtout l’Italie, vont également faire face au vieillissement rapide de leur population.

Le scénario d’une décennie perdue apparaît encore plus probable lorsque l’on observe les dynamiques du secteur bancaire de la zone euro, semblables à celles observées au Japon quelques années plus tôt. L’éclatement d’une bulle alimentée par l’endettement est susceptible de générer une vague de « banques zombies » : bien qu’elles se retrouvent sous-capitalisées, certaines banques continuent de fonctionner en omettant de tenir compte de leurs pertes sur leurs portefeuilles de prêts. Par exemple, avec l’effondrement des prix d’actifs au cours des années quatre-vingt-dix, de nombreuses entreprises japonaises ont subi de lourdes pertes et ne furent plus capables de rembourser leurs prêts. Dans une telle situation, les banques doivent déclarer ces prêts comme non performants, mais cela les contraindrait à se recapitaliser. La crainte de ne plus respecter les exigences de fonds propres réglementaires les incite alors à accorder un nouveau crédit aux emprunteurs insolvables. En ne signalant pas l’ensemble des prêts non performants, les banques affichent un bilan plus solide, alors même qu’elles tendent à prendre des risques excessifs. Parallèlement, elles sont réticentes à octroyer un prêt aux entreprises solvables, ce qui enraye le développement de ces dernières, réfrène leurs dépenses d’investissement et se traduit au niveau agrégé par une perte de potentiel pour l’économie. L’application des accords de Bâle au cours des années quatre-vingt-dix avait renforcé cette dynamique perverse en exigeant des banques qu’elles disposent de niveaux plus élevés de fonds propres.

Les banques européennes sont susceptibles d’adopter les mêmes comportements risqués. Elles sont sorties de la Grande Récession avec des actifs de mauvaise qualité et de faibles ratios de fonds propres, tandis que la réforme Bâle III a accru les exigences en fonds propres. Or, les banques européennes font face à des conditions de marché peu favorables qui réduisent leur capacité à lever des fonds propres. Les ratios de prêts non performants poursuivent leur hausse dans les pays périphériques de la zone euro [Münchau, 2013]. Les créances douteuses représentent déjà plus de 10 % des prêts en Espagne et au Portugal. En Grèce, les pertes représentent 24 % de l'actif total. Le risque est alors que les autorités publiques en zone euro tardent, comme leurs homologues nippons, à recapitaliser des banques viables et à fermer ou restructurer les banques non viables.

Sur d’autres points, la situation de la zone euro apparaît plus inquiétant que celle du Japon lors des années quatre-vingt-dix. L’économie nippone n’avait alors pas connu de crise de la dette publique. Or, l’interaction entre les risques bancaire et souverain peut avoir de profondes répercussions à long terme sur l’activité des entreprises non financières [Cœuré, 2013]. Les banques les plus exposées à la dette souveraine tendraient en effet à octroyer relativement moins de crédit aux sociétés non financières que les banques qui y sont les moins exposées. Or, de nombreuses banques européennes ont accru leur encours de dette publique lors de la crise. Les banques des pays en difficulté utilisent les liquidités bon marché fournies par la BCE pour acquérir des obligations d’Etat risquées, tout en réduisant les prêts qu’elles consentent aux entreprises solvables. Les trois plus grandes banques du Portugal ont par exemple accru leur détention de titres publics domestiques de 16 % au premier trimestre de l’année [Sober Look, 2013]. En outre, puisque les banques domestiques deviennent les principales créancières des gouvernements, ces derniers sont en retour incités à davantage soutenir le secteur bancaire, au risque d’accroître à nouveau la dette publique. Le secteur bancaire de la zone euro est pourtant trop gros pour être sauvé : le passif du secteur bancaire européen représente 2,6 fois le PIB de l’union monétaire [Gros, 2013].

Ce sont surtout les développements sur les marchés du travail qui témoignent de la gravité de la crise européenne [Eichengreen, 2013]. Au niveau agrégé de l’union monétaire, le taux de chômage est supérieur à 12 % et poursuit sa hausse. Ce chiffre ne rend pas non plus compte de l’hétérogénéité des situations nationales : en Espagne et en Grèce, le taux de chômage s’approche de 30 %, tandis que le taux de chômage des jeunes se rapproche de 60 %. Au plus fort de la crise japonaise, l’économie insulaire n’avait quant à elle que rarement connu un taux de chômage supérieur à 4 %. La progression du chômage et l’émergence d’une véritable génération perdue ne contraignent pas seulement la reprise à court terme et la croissance à long terme ; elles ont de profondes répercussions sociales et sont susceptibles de remettre en cause la stabilité politique. 

 

Références

CHAN, Szu Ping (2013), « Eurozone faces 'lost decade' unless action taken on banks », in The Telegraph, 5 juillet.

CŒURÉ, Benoît (2013), « Monetary policy and the risk of a lost decade », discours prononcé à Paris, 5 juillet.

EICHENGREEN, Barry (2013), « Europe’s lost-and-found decade », in Project Syndicate, 19 mai. Traduction française, « La décennie perdue et retrouvée de l’Europe ».

GROS, Daniel (2013), « Europe’s zombie banks », in Project Syndicate, 10 juillet.

MÜNCHAU, Wolfgang (2013), « Europe is ignoring the scale of bank losses », in Financial Times, 23 juin.

Sober Look (2013), « The Eurozone is on the verge of repeating Japan's lost decade », 15 juillet.

WHEATLEY, Alan (2013),« Euro zone's queasy feeling as it looks in Japan mirror », in Reuters, 10 juillet. 

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16 juillet 2013 2 16 /07 /juillet /2013 10:14

Les marchés internationaux des biens et services connaissent une phase d’intégration particulièrement soutenue depuis les années quatre-vingt-dix. Cette nouvelle vague de mondialisation se distingue à plusieurs niveaux des précédentes. Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013a, b) ont fait ressortir sept de ses caractéristiques :

1. L’hypermondialisation (hyperglobalization). L’économie mondiale a connu une « première mondialisation » entre 1870 et 1914 [Berger, 2003]. Au cours de cette période, le commerce international passe de 9 % à 16 % du PIB mondial. Avec la Grande Dépression, un processus de démondialisation a par contre été à l’œuvre durant l’entre-deux-guerres ; à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le commerce mondial ne représentait que 5,5 % du PIB mondial. Durant l’après-guerre, la baisse des coûts de transport et des barrières à l’échange a de nouveau stimulé les échanges internationaux. Au début des années quatre-vingt-dix, l’économie mondiale est entrée dans une ère d’hypermondialisation, marquée par une hausse plus rapide des échanges de biens et services par rapport au PIB [Le Reste du monde, 2013]. Aujourd’hui, le commerce mondial représente un tiers du PIB. La fragmentation des chaînes de production, permise par les avancées technologiques, en particulier dans l’informatique et la communication, a puissamment façonné le développement du commerce international ces dernières décennies. Enfin, le commerce des biens et services a contribué à l’essor des multinationales et des investissements directs à l’étranger (IDE) et ce dernier l’a alimenté en retour.

2. Une mondialisation immatérielle (dematerializing globalization). Puisqu’ils sont de plus en plus incorporés dans les biens et sont eux-mêmes de plus en plus échangés, les services représentent une part de plus en plus importante du commerce international [Le Reste du monde, 2013]. Entre 1980 et 2008, leur part dans les échanges internationaux est passée de 17 % à 20 % selon les mesures conventionnelles et, de façon plus appropriée, de 29 % à 43 % en termes de valeur ajoutée. 

3. Une mondialisation démocratique (democratic globalization). Les pays avancés ne sont pas les seuls à s’ouvrir davantage au cours de l’hypermondialisation ; celle-ci s’accompagne également d’une plus grande ouverture des économies en développement. Puisque davantage d’économies ont amorcé leur rattrapage sur les économies avancées dans les années deux mille, la production s’est dispersée dans le monde, ce qui a amené l’ensemble des pays à davantage échanger entre eux. 

4. Une mondialisation enchevêtrée (criss-crossing globalization). Dans la plus récente phase de l’hypermondialisation, ce sont des biens de plus en plus similaires qui ont traversé les frontières. Les exportations et importations des pays sont de moins en moins différentes. Une telle mondialisation enchevêtrée s’est manifestée de trois manières. Premièrement, dans l’immédiat après-guerre, les pays industrialisés ont commencé à exporter et importer de plus en plus de biens manufacturés. La part du commerce intra-branche s’est accrue d’environ 20 points de pourcentage entre 1990 et le milieu des années quatre-vingt-dix, pour ensuite se stabiliser. Deuxièmement, pour les pays émergents d’Asie, la mondialisation enchevêtrée a pris la forme de flux bilatéraux plus soutenus de biens intermédiaires plutôt que de biens finals en raison de la fragmentation des chaînes de production. Entre 1980 et 2000, la part des biens intermédiaires dans le commerce est passée de 22 % à 29 %, pour revenir aujourd’hui 26 %, ce qui suggère que l’internationalisation de la production a peut-être atteint un pic historique. La troisième dimension de la mondialisation enchevêtrée est les flux bilatéraux des IDE. Au cours de l’hypermondialisation, les pays en développement sont à l’origine d’IDE, même à destination des pays avancés.

5. L’essor de la Chine. Les pays émergents de l’Est asiatique ont vu leurs exportations atteindre la moitié de leur PIB, une performance qui n’avait pas été observée depuis la première vague de mondialisation. Si Singapour, Hong-Kong, Taïwan et la Malaisie ne représentent toutefois qu’une faible part du commerce mondial, ce n’est pas le cas de la Chine : en 2012, 11,2 % des exportations mondiales étaient réalisées par la Chine, contre 8 ,4 % par les Etats-Unis. Seule la Grande-Bretagne de l’époque impériale avait su atteindre jusqu’à maintenant atteindre de telles performances : en 1913, ses exportations représentaient 12 % de son PIB et 18,5 % des exportations mondiales. Si la Chine poursuit au même rythme son insertion dans le commerce international, elle pourrait représenter 16 à 17 % des exportations mondiales en 2030, ce qui équivaudra alors à trois fois la part des Etats-Unis. 

6. L’essor des accords préférentiels et l’imminente hyper-régionalisation. L’ère de l’hypermondialisation s’est accompagnée d’une multiplication des accords commerciaux préférentiels, notamment en raison de l’échec du cycle de Doha à promouvoir les accords multilatéraux. Quasiment la moitié du commerce mondial s’opère aujourd’hui dans le cadre des accords préférentiels. Ces derniers ne concernent pas seulement les droits de douane et les quotas, mais libéralisent également les barrières « au-delà de la frontière ». D’importants bouleversements sont actuellement à l’œuvre en ce qui concerne les accords régionaux avec la signature de méga-accords régionaux entre les Etats-Unis et l’Asie, d’une part, et entre les Etats-Unis et l’Europe, d’autre part. 

7. Une réduction des barrières  à l’échange de biens, mais le marché des services reste peu ouvert. Si ces dernières décennies ont été marquées par une réduction des barrières à l’échange, en particulier dans le commerce de bien manufacturés, certaines tendances vont toutefois ralentir l’ouverture de l’économie mondiale à l’avenir. D’une part, le centre de gravité du commerce mondial se déplace vers les pays en développement (en particulier la Chine et l’Inde), or ces pays sont en moyenne plus protectionnistes. D’autre part, la production mondiale se compose d’une part croissante de services, or le secteur tertiaire est plus fermé que l’industrie. 

 

Références

BERGER, Suzanne (2003), Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, La République des Idées, Seuil.

Le Reste du monde (2013), « 140 ans de mondialisation », 14 juillet.

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013a), « The hyperglobalization of trade and its future », Global Citizen Foundation, working paper, juillet.

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013b), « Twenty-first century trade integration in eight figures », in Real Time Economic Issues Watch, 12 juillet.

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10 juillet 2013 3 10 /07 /juillet /2013 17:44

Au cours de la dernière décennie, les économies en développement ont connu des taux de croissance sans précédents, ce qui s’est traduit par une forte réduction de la pauvreté extrême et une forte expansion de la classe moyenne au niveau mondial. Avec le déclin des performances économiques des pays riches, la différence entre les taux de croissance des pays avancés et en développement a atteint plus de 5 points de pourcentage. La Chine, l’Inde et quelques autres pays asiatiques sont à l’origine de l’essentiel de cette performance. De leur côté, l’Amérique latine et l’Afrique ont amorcé leur croissance et retrouvé les taux de croissance qu’ils avaient connu dans les années cinquante et soixante. 

Dani Rodrik (2013a) s’est alors demandé si les pays en développement pourront poursuivre ces performances à l’avenir et renverser la Grande Divergence qui a séparé l’économie mondiale entre pays riches et pauvres au dix-neuvième siècle. Pour cela, il doit identifier les moteurs clés de la croissance économique, ainsi que les contraintes qui pèsent sur elle. L’observation des bouleversements qui ont touché l’économie mondiale depuis la Révolution Industrielle l’amène à formuler six faits stylisés à propos de la croissance économique :

1. La croissance du PIB et celle de la productivité globale se sont graduellement accélérées au cours du temps (et non pas subitement en des instants précis), si bien qu’il est difficile de clairement dater le début de la Révolution industrielle. La croissance de la productivité globale des facteurs s’élevait à 0,5 % dans le siècle qui suivit 1780, après avoir approximé zéro pendant plusieurs siècles. Avant la Seconde Guerre mondiale, la période la plus prospère était celle de l’étalon-or : la croissance annuelle du PIB mondial s’élevait à 1 % entre 1870 et 1913. Elle atteint 3 % entre 1950 et le milieu des années soixante-dix. Bien que la croissance ait ralenti depuis, elle reste plus rapide que ce qui était observé durant l’entre-deux-guerres. 

2. Certains mettent en avant les avantages associés au sous-développement économique. Par exemple, les pays en développement n’auraient pas à innover, mais simplement à importer les technologies créées par les pays avancés pour amorcer leur rattrapage sur les pays avancés. Trois pays émergents d’Asie ont connu des taux de croissance particulièrement exceptionnels dans l’après-guerre : la croissance du PIB par tête s’est maintenue entre 7 et 8 % entre 1950 et 1973 au Japon, entre 1973 et 1990 en Corée du Sud et depuis 1990 en Chine, ce qui permit à tous trois de voir leurs niveaux de vie converger rapidement avec ceux de l’occident. La convergence est toutefois l’exception plutôt que la règle. A long terme, les taux de croissance ne sont corrélés ni avec le niveau initial de productivité, ni avec la distance séparant l’économie de la frontière technologique. Les économies pauvres ne tendent pas à croître en moyenne plus rapidement que les économies riches : on dit qu’il n’y a pas de convergence inconditionnelle. En revanche, il est possible d’observer une convergence conditionnelle : lorsque les taux de croissance sont conditionnés par un ensemble limité de variables, les résidus de croissance sont négativement corrélés avec les niveaux initiaux de PIB par tête. Ces variables incluent le capital humain, l’investissement, la qualité des institutions, le degré d’ouverture et la stabilité macroéconomique. En d’autres termes, seul un sous-ensemble de pays qui présentent des niveaux similaires dans ces variables conditionnelles connaît une convergence. 

3. Les économies pauvres ne sont pas une reproduction en miniature des économies riches. Elles sont structurellement différentes de ces dernières. Elles produisent une gamme limitée de biens et services. En leur sein, les secteurs traditionnels et modernes se démarquent les uns des autres par de larges écarts structurels en termes de productivité. Le développement passe donc par un changement structurel qui implique la réallocation de la main-d’œuvre employée dans les secteurs traditionnels à faible productivité vers les activités modernes à productivité élevée. Les pays qui connaissent les plus fortes croissances sont justement ceux qui ont réussi à supprimer le plus efficacement les obstacles entravant cette transformation. Rodrik considère que les analyses en termes d’avantages comparatifs sont peu pertinentes pour analyser le développement : celui-ci ne passe pas par une spécialisation, mais bien par une diversification productive. Au fur et à mesure qu’elles s’enrichissent, les économies produisent une gamme toujours plus large de biens et services. La diversification cesse toutefois à partir d’un niveau élevé de revenu et laisse place à une spécialisation dans plusieurs activités. 

4. Historiquement, l’industrialisation et les exportations de produits manufacturés ont été les plus sûrs leviers pour une croissance rapide et soutenue. C’est en s’industrialisant que la Grande-Bretagne et ses imitateurs (certains pays européens, les Etats-Unis) sont entré dans le régime moderne de la croissance économique au cours du dix-neuvième siècle. C'est également en s’industrialisant que certains retardataires (le Japon, la Corée du Sud, etc.) ont pu rattraper leur retard au cours du vingtième siècle et rejoindre le club des pays avancés. À l'exception de quelques petits pays qui ont bénéficié d’une abondance des ressources naturelles, quasiment tous les pays qui ont connu des taux de croissance élevés ces dernières décennies (en premier lieu la Chine) doivent leurs performances à leur activité manufacturière. 

5. Les niveaux de productivité des pays en développement ne convergent pas vers ceux des pays avancés, mais l’industrie manufacturière fait toutefois l’objet d’une convergence : les activités industrielles qui ont débuté loin derrière la frontière de productivité connaissent une croissance plus rapide de leur productivité. Selon Rodrik, cette dynamique doit certainement être reliée à la nature échangeable des produits manufacturés et à la relative facilité avec laquelle la technologie est transférée d’un pays à l’autre. La convergence inconditionnelle observée dans le secteur manufacturier est toutefois insuffisante pour entraîner une convergence au niveau agrégé. Le secteur manufacturier formel est en effet relativement petit dans les pays à faible revenu ; il emploie moins de 5 % de la main-d’œuvre dans les plus pauvres d’entre eux. Les pays en développement prospères sont justement ceux qui ont su opérer une industrialisation rapide en plus de la convergence industrielle.

6. Les économies les plus prospères n’ont pas été celles qui avaient le moins d’intervention étatique. La Chine et l’Inde, deux des pays émergents les plus prospères, connaissent une forte implication de l’Etat. Certes, les formes extrêmes d’intervention de type planification centrale étouffent l’activité privée et par là nuisent à la croissance. Toutefois, un recul de l’intervention étatique n’apparaît pas forcément favorable à la croissance pour les pays qui ont adopté un modèle intermédiaire entre la planification centrale et le laissez-faire, soit en l’occurrence la majorité des pays.

Lorsqu’il interprète ces six faits stylisés, Rodrik en vient à considérer que la croissance repose finalement sur deux dynamiques clés. La première est le développement des capabilités fondamentale, c’est-à-dire l’accumulation du capital humain (englobant les qualifications et la santé) et le développement des institutions (avec l’amélioration du cadre régulateur et de la gouvernance). La seconde dynamique est la transformation structurelle qui se caractérise par l’apparition et le développement de nouvelles industries caractérisées par une forte productivité et par le transfert de main-d'œuvre des secteurs traditionnels marqués par une faible productivité vers les secteurs modernes. A moins qu’ils ne bénéficient d’une abondance en ressources naturelles, les pays en développement ne peuvent atteindre une croissance durable que s’ils sont parvenus à opérer une transformation structurelle rapide. Les défaillances de marché et d’Etat font toutefois obstacles à la transformation structurelle. D’un côté, une régulation et une bureaucratie excessives, une forte imposition, la corruption ou encore un code du travail restrictif étouffent l’activité entrepreneuriale. De l’autre, les imperfections du marché et les défauts de coordination freinent également l’accumulation du capital. Par exemple, la présence d’économies d’échelle implique des investissements qui seront rentables une fois mis en œuvre, mais qui ne seront pas mis en œuvre en raison du montant élevé de financement qu’ils exigent. Ou encore, s’ils ne sont pas assurés que les gains compensent les coûts de leur investissement, les entrepreneurs peuvent aussi être désincités à investir.

Il peut être des fois plus efficace pour les autorités publiques de compenser indirectement les agents pour les défaillances, plutôt que d’éliminer ces dernières. Certes les nouvelles industries ne peuvent émerger dans un environnement marqué par l’instabilité macroéconomique et où les droits de propriété ne sont pas protégés, mais l'industrialisation peut toutefois s’amorcer dans un environnement où les institutions sont peu développées et où les agents ne disposent que peu de compétences. Les autorités publiques peuvent en effet compenser la faiblesse des fondamentaux en adoptant des politiques que Rodrik qualifie d’« hétérodoxes » pour accroître rapidement la part de la main-d’œuvre employée dans l’industrie. Par exemple, comme la Corée du Sud et Taïwan quelques décennies plus tôt, la Chine a subventionné ses exportations (notamment indirectement, avec la sous-évaluation de sa devise). En instaurant également des zones économiques spéciales, elle a stimulé la création d’entreprises et favorisé leur accès aux marchés internationaux ; ces firmes auraient par contre subi un choc sévère si la Chine avait suivi les recommandations « orthodoxes » du Consensus de Washington et avait entièrement libéré son commerce extérieur.

La seule industrialisation ne suffit toutefois à assurer la croissance à long terme. Si l’économie ne parvient pas à se doter de fondamentaux solides, une croissance tirée par la transformation structurelle va s’essouffler et vaciller. Les pays ayant réussi leur décollage industriel doivent donc mettre en œuvre des politiques qui favorisent l’accumulation du capital humain et améliorent la qualité des institutions.

Selon Rodrik, rien n’empêche en principe les pays africains de connaître les mêmes performances que les économies est-asiatiques. Les pays en développement vont toutefois connaître ces prochaines décennies de puissants vents contraires qui contraindront leur décollage. Premièrement, l’économie mondiale sera moins dynamique qu’elle ne le fut au cours des dernières décennies. Les pays riches et en particulier les économies européennes vont connaître une faible croissance, or ils sont une destination privilégiée pour les exportations des pays émergents. Deuxièmement, les évolutions touchant l’industrie se révèleront également contraignantes. Les changements technologiques rendent la production manufacturière de plus en plus intensive en capital et en qualifications, si bien que l’industrie devient de moins en moins capable d’absorber les larges volumes de main-d’œuvre provenant de la campagne et du secteur informel. Troisièmement, les nouveaux entrants dans les activités manufacturières font aujourd’hui face à une plus forte concurrence mondiale que les entreprises de Corée ou de Taïwan ont pu connaître dans les années soixante-dix ou celles de Chine dans les années quatre-vingt-dix. Les champions manufacturiers d’Asie ont bénéficiés de marchés domestiques protégés qui leur ont permis de se développer et de s’assurer suffisamment de profit pour financer leurs incursions sur les marchés internationaux. Les pays africains importent aujourd’hui de larges montants de produits asiatiques peu coûteux, ce qui complique la survie de leurs entreprises domestiques. 

Les pays est-asiatiques et les prochains pays émergents auront donc du mal à obtenir ou maintenir des taux de croissance soutenue. Les six décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale auront donc véritablement été exceptionnelles. Les pays en développement vont certainement croître plus rapidement que les pays avancés, mais avant tout en raison du ralentissement de l’activité au sein de ces derniers. La croissance économique dépendra avant tout des dynamiques domestiques. Comme par le passé, les politiques économiques devront stabiliser l’environnement macroéconomique, inciter à la restructuration et à la diversification de l’économie, répondre aux inégalités et à l’exclusion, soutenir l’investissement dans le capital humain et renforcer le cadre institutionnel. L’environnement économique du vingt-et-unième siècle implique toutefois que les économies réduisent également leur dépendance envers l’extérieur, ce qui nécessite que les autorités se focalisent davantage sur la répartition des revenus et sur la santé des classes moyennes. En d’autres termes, la politique sociale apparaît véritablement complémentaire à la politique de croissance. 

 

Références

RODRIK, Dani (2013a), « The past, present, and future of economic growth », Global Citizen Foundation, working paper, juin.

RODRIK, Dani (2013b), « Economic structural change vital to successful development », in IMF Survey Interview, 28 juin.

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