Ces dernières décennies ont été marquées par une plus grande volatilité des prix des actifs (actions, obligations, logements, etc.). Ces derniers peuvent ainsi régulièrement connaître des périodes de hausses rapides suivies par de violents effondrements. Dans les pays avancés, l’apparente stabilité macroéconomique observée lors de la Grande Modération (great moderation) dissimula l’accumulation de profonds déséquilibres. De nombreux marchés boursiers, puis immobiliers ont connu la formation de bulles spéculatives au cours des années deux mille ; la hausse des cours boursiers et des prix immobiliers alimenta le crédit et celui-ci nourrit en retour la spéculation. Si ces dynamiques stimulent dans un premier temps la croissance économique, le retournement des prix d’actifs provoque un large mouvement de désendettement et conduit à un ralentissement de l’activité. Pour faciliter le nettoyage des bilans et atténuer la sévérité du choc, les banques centrales ont alors à assouplir leur politique monétaire. L’extrême sévérité de la crise du crédit subprime a conduit les autorités monétaires à placer leurs taux à leur borne inférieure zéro (zero lower bound) et à adopter des mesures non conventionnelles.
L’une des questions qui se pose est si la politique monétaire doit répondre au gonflement des bulles spéculatives sur les marchés d’actifs. Le rôle de la politique monétaire face aux prix d’actifs faisait déjà l’objet d’un intense débat avant la crise du crédit subprime. Le consensus entre de nombreux théoriciens et banquiers centraux était alors que les banques centrales ne devaient qu’assurer la stabilité des prix et minimiser l’écart de production (output gap). Dans cette optique, la politique monétaire ne répond aux variations des prix d’actifs que si ces derniers amènent la banque centrale à réviser ses anticipations d’inflation. Par exemple, si les cours boursiers augmentent, les actionnaires profitent de la hausse de la valeur patrimoniale pour consommer davantage. Le surcroît de demande qui en résulte s’accompagnera alors de tensions inflationnistes. Les autorités monétaires doivent ainsi tenir compte de l’effet de richesse associé aux booms boursiers dans leurs anticipations d’inflation. En outre, pour certains, la stabilité des prix contribue elle-même à renforcer la stabilité financière. Selon Anna Schwartz, la volatilité du niveau général des prix brouille les perspectives de rendements futurs, ce qui fragilise l’activité de crédit. Puisque l’inflation conduit les agents à surestimer la rentabilité des projets d’investissement et par conséquent la capacité de remboursement des emprunteurs, les taux de défaut de paiement sont susceptibles de s’élever, les prêteurs de faire par conséquent faillite et les réactions en chaîne d’amorcer une crise financière. Aux yeux des monétaristes, la stabilité des prix permet aux investisseurs et épargnants de mieux juger des opportunités de profit et l’économie alloue alors plus efficacement les facteurs dans l’économie.
Pour d’autres, la stabilité des prix est loin de garantir la stabilité financière et ils appellent alors les banques centrales à prendre véritablement en compte l’évolution des marchés financiers. Des autorités monétaires qui ne se focaliseraient sur le maintien de la stabilité des prix peuvent ainsi laisser les déséquilibres macrofinanciers s’accumuler au seul motif que ceux-ci ne se traduisent pas par des pressions inflationnistes. Or, il y a effectivement eu une déconnexion entre les prix des biens et services et les prix des actifs ces dernières décennies : les premiers tendent à rester stables, tandis que les seconds ont fortement gagné en volatilité. La réaction des banques centrales risque alors d’être asymétrique : elles n’ajustent pas leur taux directeur lorsque les prix d’actifs s’envolent, mais elles assouplissent en revanche leur politique monétaire lorsque les prix d’actifs s’effondrent car leur chute est susceptible de fortement déprimer l’activité économique et d’amorcer un processus déflationniste ; autrement dit, elles ne réagissent aux bulles que lorsqu’elles éclatent. Non seulement la stabilité des prix n’est pas suffisante pour assurer la stabilité macroéconomique, mais elle peut aussi alimenter les déséquilibres financiers en réduisant les primes de risque et en incitant à la prise de risque. Les banques centrales contribuent elles-mêmes à insuffler de façon erronée un sentiment de sécurité. Rassurés à l’idée que la banque centrale interviendra si l’activité est menacée, les agents économiques prennent davantage de risques : c’est le paradoxe de la crédibilité (paradox of credibility) pour reprendre les termes de Claudio Borio et alii (2003). En formulant une telle idée, les économistes de la Banque des Règlements Internationaux rejettent ainsi l’hypothèse de Schwartz.
Puisque les épisodes de hausses rapides des prix d’actifs se soldent souvent par une crise financière et par une forte contraction de l’activité économique, certains appellent les banques centrales à réagir préventivement en relevant les taux directeurs lors de booms sur les marchés d’actifs pour limiter l’ampleur de la spéculation. Elles ciblent déjà l’inflation ; elles pourraient également cibler les prix d’actifs. En faisant éclater la bulle au plus tôt, les autorités monétaires épargneraient à l’économie les coûts macroéconomiques associés crises financières. Cette question d’un éventuel ciblage des prix d’actifs se pose à nouveau aujourd’hui, puisque la faiblesse des taux directeurs et les mesures non conventionnelles de politique monétaire sont susceptibles de stimuler les prises de risque inconsidérées et d’alimenter des bulles. En effet, si les autorités monétaires doivent réagir à une crise financière en baissant leurs taux directeurs, le relâchement des conditions de financement qui s’ensuit est susceptible d’alimenter une nouvelle bulle, en particulier si l’assouplissement monétaire est durable. Certains accusent ainsi la Fed d’avoir été responsable de la bulle immobilière aux Etats-Unis en laissant ses taux directeurs trop longtemps trop bas suite à l’éclatement de la bulle internet en 2000.
Aujourd’hui encore, les autorités monétaires sont confrontées à un douloureux dilemme : les taux directeurs sont peut-être trop élevés pour suffisamment stimuler l’activité, mais aussi bien trop faibles pour ne pas inciter les agents financiers à prendre des prises excessifs dans leur quête de rentabilité, or ni l’une, ni l’autre de ces éventualités n’est certaine. Un relèvement précoce des taux directeurs pourrait peut-être assurer la stabilité financière, mais en compromettant la reprise de l’activité ; tarder dans le resserrement monétaire ferait courir le risque qu’une nouvelle crise financière survienne et déprimerait (là aussi) la croissance, alors même que les banques centrales disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre beaucoup plus limitée qu’en 2007. Si les banques centrales réagissaient précocement, la probabilité et la sévérité des crises financières seraient atténuées et les banques centrales auraient besoin de moins assouplir leur politique monétaire dans l’éventualité d’une crise.
Ben Bernanke et Mark Gertler (2001) ont rejeté l’idée du ciblage des prix d’actifs. Selon eux, si la banque centrale répondait systématiquement aux hausses de cours boursiers en resserrant leur politique monétaire, ce resserrement n’aurait pas le même impact sur l’économie selon les causes de cet essor et il pourrait se révéler particulièrement dommageable dans certains cas. En l’occurrence, si la hausse des cours est effectivement due à une spéculation, le relèvement des taux directeurs pourrait a priori limiter les comportements spéculatifs. En revanche, si la hausse des cours est due à des gains de productivité, cette hausse est cohérente avec les fondamentaux, si bien que la banque centrale ne peut qu’endommager l’activité en resserrant sa politique monétaire. Les banques centrales ne peuvent donc réagir indistinctement aux hausses de cours. Elles doivent nécessairement déterminer si la hausse des cours est justifiée ou non au regard des fondamentaux avant d’ajuster leurs taux. Or, il est très difficile de déterminer si la hausse d’un prix résulte de la spéculation, en particulier en temps réel. Bernanke et Gertler en conclut que les autorités monétaires devraient abandonner l’idée de cibler les prix d’actifs. Les banques centrales vont par contre naturellement contenir les emballements spéculatifs en se contentant de réagir sévèrement à l’inflation. Si la hausse des cours boursiers est due à la spéculation, la hausse résultante de la demande globale via les effets de richesse se traduira par une accélération de l’inflation, si bien qu’une banque centrale recherchant la seule stabilité des prix relèvera mécaniquement ses taux directeurs et la spéculation s’en trouvera atténuée. En revanche, si la hausse des cours boursiers est due à des gains de productivité, la banque centrale n’a alors aucune raison d’intervenir à l’égard du boom boursier : les gains de productivité, en accroissant l’offre, poussent les prix des biens et services à la baisse, si bien que la banque centrale pourrait même avoir à diminuer ses taux directeurs pour stimuler la demande et éviter la déflation.
Le raisonnement de Bernanke peut faire l’objet de deux objections. D’une part, la moindre capacité de l’inflation des prix d’actifs à se traduire par une inflation des prix des biens et services ne permet pas au ciblage d’inflation d’assurer la stabilité financière. La Grande Récession est survenue dans un contexte où les banques centrales ciblaient plus ou moins explicitement l’inflation. D’autre part, Stephen Cecchetti et ses coauteurs (2000) affirment que déceler une déconnexion des prix d’actifs d’avec leurs fondamentaux est certes difficile, mais pas impossible. Distinguer entre les composantes fondamentale et spéculative des hausses de prix d’actifs n’est pas plus difficile que de déterminer la production potentielle d’une économie ou le NAIRU, deux agrégats qui jouent un rôle important dans la conduite actuelle de la politique monétaire et que les autorités monétaires cherchent régulièrement à estimer.
D’autres arguments amènent à rester prudent quant à l'introduction de la stabilité des prix d’actifs dans les objectifs des banques centrales [Bernanke, 2002]. Par exemple, les canaux de transmission de la politique monétaire demeurent encore imprécis, donc les autorités monétaires ne peuvent pleinement anticiper la réaction exacte des prix d’actifs et des autres variables économiques à un ajustement donné des taux directeurs. Ensuite, le resserrement monétaire pourrait se révéler insuffisant pour dissiper la spéculation ; en revanche, il peut occasionner de profonds dommages collatéraux en déstabilisant les marchés d’actifs où la spéculation est absente et, plus largement, en pénalisant la croissance économique. Les banques centrales auraient à fortement relever leur taux d’intérêt pour espérer influencer significativement les prix d’actifs, mais cette action serait particulièrement nuisible à l’activité. Enfin, si les banques centrales poursuivaient explicitement un objectif de stabilité des prix d’actifs, les marchés se révèleraient excessivement confiants dans l’action de la banque centrale visant à assurer la stabilité financière. Le paradoxe de la crédibilité ne disparaitrait donc pas ; l’aléa moral s’en trouverait même aggravé : les agents sont incités à prendre encore davantage de risques.
Si les banques centrales tirent les vrais enseignements de la Grande Récession, elles devraient davantage se préoccuper de la stabilité financière à l’avenir, si bien qu’elles pourraient revoir leurs objectifs et revenir quelque peu à leur mandat d’origine. Si le taux directeur est un instrument trop grossier pour stabiliser les prix d’actifs, alors même que l’objectif de stabilité financière apparaît essentiel pour la conduite de la politique monétaire, les banques centrales doivent nécessairement se doter d’outils supplémentaires pour atteindre cet objectif. Tout en redéfinissant leur objectifs de politique monétaire au profit de la lutte contre l’inflation, les banques centrales avaient délaissé plusieurs instruments de politique monétaire lors des années soixante-dix et quatre-vingt, notamment l’encadrement du crédit. Les récentes études ont pourtant confirmé le rôle central joué par le crédit dans le gonflement des bulles spéculatives ; en outre, les crises sont d’autant plus sévères que le crédit a initialement alimenté les déséquilibres. Les banques centrales n’ont peut-être pas à ajuster leurs taux pour stabiliser les bulles spéculatives, mais elles peuvent toujours redéployer certains instruments qu’elles jugeaient il y a encore peu de temps archaïques pour assurer la stabilité financière.
Références