Les économistes ne s’accordent pas sur les mécanismes exacts par lesquels la finance influence les variables dites « réelles » de l’économie. Si, des intuitions de l’école autrichienne aux analyses postkeynésiennes de Minsky, plusieurs travaux hétérodoxes ont depuis longtemps souligné l’importance de la finance (voire ses possibles propriétés déstabilisatrices pour le système économique), les auteurs néoclassiques n’ont que peu à peu intégré les variables financières dans leurs modèles et saisi la portée de leurs répercussions réelles. Dans leur optique, les divers intermédiaires, marchés et instruments financiers émergent en raison des « frictions » générées par les coûts d’information et de transaction. C’est en atténuant ces derniers que les systèmes financiers sont propres à influencer les comportements d’épargne des agents, leurs décisions d’investissement, l’innovation technologique et donc finalement la dynamique de la croissance économique.
En se concentrant essentiellement sur la littérature théorique développée par les auteurs néoclassiques, sans pour autant oublier les réflexions pionnières de Bagehot et Schumpeter, Ross Levine (2005) attribue à la finance cinq fonctions primordiales qui sont susceptibles de catalyser la croissance de long terme.
1. Les systèmes financiers produisent ex ante de l’information relative aux entreprises et allouent les capitaux vers leur usage le plus efficace. En effet, avant de procéder à un placement financier, il est nécessaire d’évaluer les entreprises, leurs dirigeants et les conditions de marché, or une telle évaluation est coûteuse. Les épargnants peuvent ne pas avoir individuellement la capacité ou la volonté de collecter et de traiter l’information relative aux placements possibles, auquel cas ils se montreront réticents à placer leur épargne. Les intermédiaires financiers peuvent entreprendre cette coûteuse recherche d’informations à la place des épargnants. La réduction subséquente des coûts d’acquisition d’information et la meilleure évaluation ex ante des opportunités de placements conduisent à une amélioration dans l’allocation des ressources et à une accélération de la croissance. Si les intermédiaires financiers identifient les entrepreneurs les plus à même d’initialiser de nouveaux biens et procédés productifs, ils pourront en outre stimuler l’innovation technologique.
2. Les systèmes financiers assurent ex post une surveillance des investissements et améliorent la gouvernance d’entreprise. Le degré auquel les fournisseurs de capitaux peuvent surveiller et influencer l’utilisation des capitaux par les entreprises a des répercussions sur les décisions d’épargne et d’allocation des ressources. Les marchés boursiers peuvent stimuler la gouvernance d’entreprise en reflétant efficacement l’information relative aux entreprises dans le cours des actions. Un intermédiaire financier, en mobilisant l’épargne de nombreux individus et en la prêtant aux entreprises, va jouer un rôle de « surveillant délégué » au bénéfice des épargnants et permettre ainsi une diminution des coûts agrégés de surveillance. Puisque les intermédiaires financiers nouent des relations de long terme avec les entreprises, les coûts associés à l’acquisition d’informations s’en trouveront également diminués. La gouvernance d’entreprise sera renforcée et le rationnement du crédit contenu, ce qui permet en définitive une accélération de la productivité, de l’accumulation du capital et finalement de la croissance.
3. Les marchés et intermédiaires financiers favorisent le partage des risques et la couverture des agents contre ces derniers. La capacité du système financier à offrir aux agents une plus large diversification de leurs risques influence la croissance économique de long terme en influençant directement les comportements d’épargne et l’allocation des ressources. Les projets d’investissement à hauts rendements, notamment les innovations radicales, étant plus risqués que ceux à faibles rendements, une diversification croissante des risques permet de déplacer les choix de portefeuille vers les projets à hauts rendements et d’accélérer le changement technologique. Ensuite, les systèmes financiers améliorent également le partage intertemporel des risques : les risques qui ne peuvent être diversifiés à un instant précis, tels que les chocs macroéconomiques, peuvent être répartis entre les générations si les intermédiaires financiers, disposant d’une longue durée de vie, réalisent des placements avec une optique de long terme. Enfin, le système financier permet de réduire le risque d’illiquidité. La liquidité reflète la facilité avec laquelle les agents peuvent convertir des instruments financiers en pouvoir d’achat. Le risque d’illiquidité apparaît lorsque la conversion des actifs en monnaie devient incertaine, ce qui est notamment le cas en présence de coûts de transaction et d’asymétries d’information. Les projets à hauts rendements exigent un engagement de long terme de la part des créditeurs, mais les épargnants sont réticents à déléguer le contrôle de leur épargne sur de longues périodes. Les intermédiaires financiers vont notamment rendre les placements de long terme plus liquides. Les banques offrent par exemple des dépôts liquides aux épargnants et utilisent l’épargne collectée pour une multitude de placements tant liquides qu’illiquides. Les épargnants sont alors assurés contre le risque de liquidité, tandis que les projets à hauts rendements pourront être mis en œuvre.
4. Les systèmes financiers permettent de mobiliser efficacement l’épargne. En effet, puisque les épargnants sont dispersés les uns des autres, la collecte de leurs ressources implique des coûts de transaction. La mobilisation de l’épargne suscite notamment des problèmes d’asymétrie d’information, dans la mesure où les créditeurs sont amenés à renoncer au contrôle de leur épargne. L’agrégation de l’épargne sera alors facilitée par des contrats bilatéraux, dont la société par actions constitue un exemple, permettant de mettre en relation les entreprises désireuses d’un apport en capital et les agents en capacité de financement. Les intermédiaires financiers peuvent aussi activement participer au processus d’agglomération de l’épargne : une multitude d’épargnants placent leurs ressources auprès d’un intermédiaire qui les met alors à la disposition d’une multitude d’entreprises en besoin de financement. L’accroissement de l’épargne disponible permet aux entreprises de dépasser le caractère indivisible de leurs projets d’investissement et de pleinement exploiter les économies d’échelle. Sans l’accès à un montant minimal de financement, de nombreux processus productifs seraient contraints d’opérer à une échelle inefficiente. De plus, de multiples projets d’investissement nécessitent au préalable une importante injection de capitaux dont les investisseurs individuels ne disposent pas nécessairement.
5. Les systèmes financiers facilitent les échanges de biens et services. La monnaie et les innovations financières permettent une réduction des coûts de transaction et d’information propre à promouvoir la spécialisation, l’innovation technologique et la croissance. En effet, une plus grande spécialisation nécessite de démultiplier les transactions. Ces dernières étant coûteuses, les accords financiers réduisant les coûts de transaction vont inciter les entreprises à approfondir leur spécialisation. Le développement des marchés promouvant les échanges encourage donc la pleine exploitation des gains de productivité.
La mise en évidence de ces divers mécanismes théoriques a amené une majorité d’économistes à conclure que la finance joue un rôle positif sur la croissance économique. Et effectivement, plusieurs études économétriques identifient un lien causal allant de la première à la seconde. La finance ne serait pas simplement dérivée de l’activité économique, mais agirait aussi en retour comme l’un de ses moteurs. Le développement financier apparaît alors comme bénéfique et justifierait aux yeux de certains la dérégulation du secteur financier.
Partant du principe que la Grande Récession ne peut amener qu’à réévaluer ces conclusions, Stephen Cecchetti et Enisse Kharroubi (2012), deux économistes de la Banque des Règlements Internationaux, ont récemment réexaminé l’impact du développement financier sur la croissance et ils parviennent à deux importantes conclusions.
Les deux auteurs examinent tout d’abord l’impact de la taille du système financier sur la croissance de la productivité à partir d’un échantillon de cinquante économies avancées et émergentes au cours des trois décennies passées. La taille du secteur financier est appréhendée à travers le ratio du crédit privé au PIB et la part du secteur financier dans l’emploi total. Il apparait alors qu’un encours de crédit tendant à excéder le PIB s’avère nuisible à la croissance. De même, lorsque le secteur financier représente plus de 3,5 % de l’emploi total, toute hausse supplémentaire dans les effectifs financiers devient également nuisible à la croissance. L’impact de la taille du secteur financier sur la croissance de la productivité serait finalement en forme de U inversé : le développement financier n’est favorable à la croissance de la productivité que jusqu’à un certain point à partir duquel il devient au contraire nuisible à celle-ci, un point qui aurait été dépassé de longue date par les économies avancées.
Les auteurs se focalisent ensuite sur les seules économies avancées au cours des trois dernières décennies et observent l’impact de la croissance du système financier (qu’ils mesurent à travers, d’une part, la croissance de l’emploi et, d’autre part, de la valeur ajoutée de ce secteur) sur la croissance de la productivité réelle. Il apparaît alors qu’une plus rapide croissance de la finance s’avère dommageable pour la croissance réelle agrégée. Comparé à un pays où la part du secteur financier dans l’emploi total est stable, une croissance des effectifs financiers de 1,6 % par an, typiquement associée à un boom du secteur, réduit la croissance du PIB par travailleur d’environ un demi-point de pourcentage. Selon l’interprétation des deux auteurs, les booms financiers seraient par nature nuisibles à la croissance tendancielle. L’industrie financière concurrence les autres secteurs dans l’allocation des ressources, qu’il s’agisse de l’allocation du capital physique ou bien celle des travailleurs hautement qualifiés ; ces derniers, en particulier, se détourneraient ainsi des activités les plus innovantes de l'économie.
Références Martin ANOTA
LEVINE, Ross (2005), « Finance and growth: theory and evidence », in Aghion & Durlauf (dir), Handbook of Economic Growth, Elsevier.