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23 octobre 2022 7 23 /10 /octobre /2022 16:49
Récessions : les crises financières ne sont pas les seules à laisser des cicatrices

Depuis le tournant du vingt-et-unième siècle, l’économie mondiale a déjà connu deux contractions majeures. Suite à la crise financière internationale de 2008, la reprise de l’activité ne s’est pas révélée suffisamment robuste pour que le PIB revienne à sa trajectoire antérieure ; celui-ci est resté inférieur à ce qu’il aurait (probablement) été si la crise financière n’avait pas eu lieu [Ball, 2014]. L’économie mondiale a de nouveau connu une puissante contraction au début de la pandémie de Covid-19. Si le rebond a été rapide au sortir des confinements, la reprise n’a pour l’heure pas permis au PIB de nombreux pays de revenir à sa trajectoire d’avant-crise. La persistance de la pandémie, l’invasion russe de l’Ukraine, l’emballement de l’inflation et le resserrement des politiques monétaires rendent cette perspective encore moins probable. Chacune de ces récessions mondiales présente ainsi ce que l’on peut qualifier d’« effet de scarification », d’« effet cicatrice » ou encore d’« effet d’hystérèse » [Cerra et alii, 2022]. Un tel phénomène a également pu être observé au cours d’autres récessions [Blanchard et alii, 2015].

Pour déterminer quelles récessions tendent à être suivies par une croissance durablement déprimée, David Aikman, Mathias Drehmann, Mikael Juselius et Xiaochuan Xing (2022) ont étudié les données relatives à 24 pays développés et émergents pour une période allant de 1970 jusqu’à aujourd’hui. Après avoir identifié les contractions, ils ont calculé les taux de croissance sur plusieurs années (allant au-delà d’une décennie), puis ils ont comparé ceux obtenus à l’instant des contractions avec ceux calculés à partir des autres points dans l’échantillon. 

Ils constatent que les contractions sévères exercent des effets de scarification : le PIB reste déprimé au moins une décennie après. En l’occurrence, dix ans après le début d’une récession sévère, la perte s’élève en moyenne à 4,25 % du PIB. Ces effets se révèlent non linéaires et asymétriques : ils ne se manifestent ni après les contractions moins sévères, ni après les larges expansions. Ils ne s’expliquent pas par la seule occurrence de la crise financière mondiale ; ils sont observables même lorsque celle-ci est exclue de l’échantillon. Ils ne s’expliquent pas non plus par un éventuel retour à la normale suite à un boom insoutenable ; ils sont observables même lorsque les années précédant immédiatement une récession sévère ne sont pas prises en compte pour déterminer les taux de croissance à long terme.

Plusieurs travaux ont auparavant montré que le PIB restait durablement déprimé après les crises financières [Cerra et Saxena, 2008 ; FMI, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; Claessens et alii, 2012 ; Jordà et alii, 2013 ; Reinhart et Rogoff, 2014]. Les effets de scarification que décèlent Aikman et ses coauteurs ne s’observent pas seulement suite aux crises financières. Ils en décèlent par exemple également après les récessions des années 1970 et des années 1980 qui suivirent les chocs pétroliers, puis le resserrement des politiques monétaires initié par la Fed de Volcker. En conséquence, il se pourrait que ce soit l’ampleur de la contraction plutôt que la nature de ses causes qui joue sur la dynamique de la croissance à long terme. 

Ces constats ont des implications pour l’élaboration des politiques conjoncturelles. Les institutions en charge de ces dernières doivent avoir conscience qu’un choc peut déprimer la trajectoire du PIB très loin dans le futur. Elles doivent veiller à ce qu’une contraction, même infime initialement, ne dégénère au point de devenir sévère. 

Les résultats d’Aikman et alii ont également des implications pour la modélisation en macroéconomie. En l’occurrence, ils remettent en cause les modèles DSGE : dans ces derniers, l’économie retourne à sa trajectoire antérieure suite à un choc, qu’importe l’ampleur de celui-ci. L'usage de ces modèles, très répandus dans les institutions en charge des politiques conjoncturelles, peut ainsi induire en erreur ces dernières. Par contre, les modèles de croissance endogène sont susceptibles de rendre permanents les effets d’un choc temporaire. Les modèles de cycles d’affaires incorporant des frictions financières peuvent quant à eux générer des réponses asymétriques et non linéaires aux chocs. Aikman et alii estiment ainsi que des modèles combinant croissance endogène et contraintes non linéaires, à l’image de ceux d’Albert Queralto (2020) et de Dario Bonciani et alii (2020), sont particulièrement prometteurs pour reproduire les effets qu’ils ont mis en évidence.

 

Références

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, & Mikael JUSELIUS (2022), « Supply shocks, monetary policy, and scarring », VoxEU.org, 20 octobre.

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, Mikael JUSELIUS & Xiaochuan XING (2022), « The scarring effects of deep contractions », BRI, working paper, n° 1043.

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, n° 230.

BONCIANI, Dario, David GAUTHIER & Derrick KANNGIESSER (2021), « Slow recoveries, endogenous growth and macroprudential policy », Banque d’Angleterre, staff working paper, n° 917.

CERRA, Valerie, Antonio FATÁS & Sweta Chaman SAXENA (2022), « Hysteresis and business cycles », Journal of Economic Literature.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », in Journal of International Economics, vol. 87, n° 1.

FMI (2009), « What’s the damage? Medium-term output dynamics after financial crises », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 4.

JORDÀ, Òscar, Moritz H.P. SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2013), « When credit bites back », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 45, n° 2.

QUERALTO, Albert (2020), « A model of slow recoveries from financial crises », in Journal of Monetary Economics, vol. 114.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2009), « The aftermath of financial crises », in American Economic Review, n° 99.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2014), « Recovery from financial crises: Evidence from 100 episodes », in American Economic Review, vol. 104.

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 13:52
Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

L’inflation a fortement augmenté depuis le début de l'année 2021, dans le sillage de la reprise post-pandémique. Si cet emballement a surpris, c’est parce qu'il survient après près de trois décennies au cours desquelles l'inflation s'est révélée extrêmement faible et stable dans les pays développés. L'inflation s'était également emballée durant les années 1970, notamment sous l’effet des chocs pétroliers, mais le début des années 1980 a été marqué par une puissante désinflation, sous l'impulsion du resserrement des politiques monétaires. Dans les plus grandes économies développées, si l’on prend la moyenne mobile sur trois ans du taux d’inflation, on peut observer que celui-ci s’est retrouvé en-deçà des 3,5 % entre le milieu des années 1980 (1983 pour le Japon) et le milieu des années 1990 (1998 pour l’Italie). Le taux d’inflation s’est maintenu à un faible niveau à partir du milieu des années 1990 et même encore plus faible suite à la crise financière mondiale de 2008.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation dans les pays développés (moyenne mobile, en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Dans les modèles économiques les plus courants, notamment ceux à partir desquels les banques centrales fondent leurs décisions, une inflation aussi faible et stable suggère que l’économie opère juste en-dessous de son potentiel : si elle opère au-dessus de celui-ci, l’inflation s’accélère ; si elle opère bien en-dessous de celui-ci, l’inflation ralentit et l’économie risque de s’enfoncer dans la déflation. En l’occurrence, il existerait un niveau de PIB et un taux de chômage qui sont compatibles avec une inflation faible et stable. Les banques centrales observent ainsi ces deux indicateurs, appelés respectivement PIB potentiel et taux de chômage d’équilibre, pour estimer le risque d’inflation.

Le PIB potentiel et le taux de chômage d’équilibre ne sont pas directement observables ; ils sont estimés. Or, des économistes et décideurs politiques ont fait part de leurs doutes quant à leur estimation ; certains doutent de leur pertinence même. Par exemple, d’après les estimations officielles du PIB potentiel et du taux de chômage d’équilibre, les économies de l’Espagne et de l’Italie opéraient au-dessus de leur potentiel au milieu des années 2000 (cf. graphique 2). Pourtant, cette situation de boom ne s’est guère traduite par une hausse de l’inflation.

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage observé et estimations officielles du taux de chômage d’équilibre selon l’OCDE dans les pays développés (en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a fait part de ses propres doutes lors de la conférence de Jackson Hole durant l’été 2018. En l’occurrence, il déclara que le taux de chômage d’équilibre lui semblait inférieur aux estimations tirées des modèles. En effet, le taux de chômage américain avait régulièrement baissé suite à la crise financière mondiale et il s’est en l’occurrence retrouvé en-dessous des niveaux habituellement associés au plein emploi. Pourtant, le taux d’inflation restait extrêmement faible, inférieur à la cible de 2 %. En conséquence, Powell se déclara en faveur d’une politique monétaire poussant le chômage en-dessous du niveau estimé du taux d’équilibre aussi longtemps que l’inflation n’augmente pas. Ses intuitions semblent s’être révélées correctes : au cours des 18 mois suivants, le taux de chômage américain a poursuivi sa baisse et il passa même en-dessous des 3,5 %, soit un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis une cinquantaine d’années, sans pour autant que l’inflation augmente.

Dans une nouvelle étude du PIIE, Joseph Gagnon et Madi Sarsenbayev (2022) estiment que non seulement Powell avait effectivement raison, mais aussi que ses préconisations en matière de politique monétaire s’avèrent également pertinentes pour la plupart des autres pays développés.

Beaucoup d’économistes ont souligné les faiblesses des modèles les plus couramment utilisés, notamment au sein des banques centrales, pour estimer le taux de chômage d’équilibre. Pour Gagnon et Sarsenbayev, leurs principales déficiences viennent du fait qu’ils ignorent la rigidité des salaires à la baisse et qu’ils postulent un effet linéaire du chômage sur l’inflation. Or, lorsque l’inflation est faible, la relation entre le chômage et l’inflation, la « courbe de Phillips », devient non linéaire, ce qui a d'importantes conséquences pour la conduite de la politique monétaire : pousser le taux de chômage bien au-dessus de son niveau d’équilibre n’a presque pas d’effet sur l’inflation, tandis que pousser le chômage bien au-dessous de son niveau d’équilibre a un effet significatif [Akerlof et alii, 1996]. Or, le passage à une très faible inflation à partir du début des années 1990 semble précisément avoir délinéarisé la relation entre chômage et inflation.

Gagnon et Sarsenbayev ont alors entrepris de nouvelles estimations du taux de chômage d’équilibre pour 11 pays développés en prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et la non-linéarité de la courbe de Phillips. Ils aboutissent à des estimations du taux de chômage d’équilibre plus faibles que celles de l’OCDE. En conséquence, l’écart de chômage (unemployment gap), c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage d’équilibre, est selon eux plus élevé que ce qui est officiellement estimé (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3  Ecart de chômage dans les pays développés (en points de %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

En définitive, il apparaît qu’au cours du dernier quart de siècle le niveau atteint par le taux de chômage a quasiment tout le temps été supérieur à celui qui suffisait pour stabiliser l’inflation à un faible niveau. En ciblant un taux d’inflation de 2 %, les banques centrales cherchaient à garantir un maximum d’efficacité pour le fonctionnement de l’économie, or il est difficile de parler d’efficacité si une inflation quasiment tout aussi faible aurait pu être obtenue avec un taux de chômage bien plus faible.

Dans la mesure où il leur apparaît probable que l’inflation revienne à un faible niveau d’ici un ou deux ans, Gagnon et Sarsenbayev appellent tout d’abord les banques centrales à utiliser une gamme plus variée de modèles économiques. Selon eux, les banques centrales doivent notamment s'appuyer sur des modèles prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et incorporant une courbe de Phillips non linéaire. En effet, elles  ne doivent pas négliger le fait qu’une inflation faible et stable est cohérente avec un chômage supérieur à son niveau d’équilibre.

D’autre part, Gagnon et Sarsenbayev plaident pour un léger relèvement de la cible d’inflation, au minimum à 3 %, voire à 4 %. Il y a une dizaine d’années, plusieurs économistes avaient précisément appelé à un tel changement [Blanchard et alii, 2010 ; Leigh, 2010 ; Ball, 2013]. Cela aurait notamment l'avantage de donner ainsi plus de latitude aux banques centrales pour réduire leurs taux directeurs avant que ces derniers ne butent sur leur borne zéro en cas de récession ou de crise financière. A l’époque, un tel relèvement était jugé risqué, notamment parce que les banques centrales peinaient déjà à atteindre leur cible de 2 %. Mais ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, dans la mesure où l'inflation dépasse largement les 4 %. Gagnon et Sarsenbayev estiment que les banques centrales ne devraient pas chercher à pousser leur économie en-deçà de son potentiel et prendre le risque de déclencher une récession pour ramener l'inflation à 2 %. Elles devraient au contraire en profiter pour enfin corriger une erreur longue d’un quart de siècle et accepter de cibler une inflation supérieure à 2 %.

 

Références

AKERLOF, George, William DICKENS & George PERRY (1996), « The macroeconomics of low inflation », Brookings Papers on Economic Activity.

BALL, Laurence (2013), « The case for 4% inflation », Banque Centrale de la République de Turquie, Central Bank Review, vol. 13.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° SPN/10/03.

GAGNON, Joseph E. (2022), « To keep unemployment low, central banks should plan to raise inflation target », PIIE, Realtime Economics, 18 octobre.

GAGNON, Joseph E., & Madi SARSENBAYEV (2022), « 25 years of excess unemployment in advanced economies: Lessons for monetary policy », PIIE, working paper, n° 22-17.

LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.

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27 mai 2022 5 27 /05 /mai /2022 15:19
Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Depuis les années 1980, l’inflation a eu tendance non seulement à être de plus en plus faible, mais aussi à être de moins en moins volatile [FMI, 2013]. A partir des années 2000, l’inflation est restée faible et stable dans les pays développés malgré d’amples fluctuations de l’activité : la Grande Récession ne s’est guère accompagnée d’une déflation, tout comme la reprise subséquente ne s’est guère accompagnée d’une forte inflation. 

Pour beaucoup, la courbe de Phillips est tout simplement « morte ». Et pour certains, ce sont les banques centrales elles-mêmes qui l’ont « tuée » : elles se seraient davantage concentrées sur la lutte contre l’inflation, si bien que la plus grande crédibilité qu’elles en ont tirée leur a permis d’être plus efficaces dans cette lutte. Les banques centrales auraient tellement bien su stabiliser les anticipations d’inflation et l’inflation que celles-ci seraient finalement devenues insensibles au cycle. Pour les nouveaux keynésiens, cette explication est la plus évidente, dans la mesure où ils n’ont pas abandonné des monétaristes l’idée que l’inflation est avant tout un phénomène monétaire. Mais il y a d’autres interprétations, d’autres « suspects ».

Pour David Ratner et Jae Sim (2022), dans une étude que vient de publier la Réserve fédérale, la désinflation et l’aplatissement de la courbe de Phillips tiennent à l’érosion du pouvoir de négociation des travailleurs à partir des 1980, sous l’effet de l’adoption de politiques de flexibilisation du marché du travail et de l’érosion du syndicalisme (cf. graphique). La corrélation est claire. Reste alors à démonter qu’il y a effectivement lien de causalité, sans oublier qu’elle peut également aller dans l’autre sens : une moindre inflation réduit les incitations des travailleurs à se syndiquer et à se mobiliser pour réclamer une hausse des salaires nominaux.

GRAPHIQUE  Taux de syndicalisation au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (en %)

Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Ratner et Sim proposent alors une courbe de Phillips « kaleckienne », dont la pente dépend étroitement du pouvoir de négociation des syndicats : la courbe de Phillips serait d’autant plus plate que le pouvoir de négociation des syndicats est faible. Ils la qualifient de « kaleckienne », car elle s’appuie sur l’idée post-keynésienne que l’inflation constitue avant tout un phénomène distributionnel, découlant des rapports de force dans la répartition des revenus, en particulier entre travailleurs et capitalistes. Dans cette optique, s’il y a eu peu de pressions inflationnistes ces dernières, c’est avant tout parce que les travailleurs ont un faible pouvoir de négociation, et ce même si le taux de chômage est extrêmement faible. Il n’y a donc pas eu de « déflation manquante » ou d’« inflation manquante » lors de la Grande Récession et sa subséquente reprise, puisqu’une courbe de Phillips kaleckienne n’amène pas à prédire un changement dans le rythme de l’inflation si le pouvoir de négociation des syndicats ne change guère. 

Développant leur courbe de Phillips kaleckienne dans un modèle d’équilibre général, Ratner et Sim analysent les conséquences du passage d’une situation où le rapport de force entre travailleurs et firmes est équilibré à une situation où les firmes sont en position de force. Ils concluent qu’un tel bouleversement peut expliquer près de 90 % de la réduction de la volatilité de l’inflation sans un quelconque changement de politique monétaire. En outre, un tel rééquilibrage du rapport de force n’explique pas seulement la faiblesse et la moindre volatilité de l’inflation : l’érosion du syndicalisme a réduit la part des rentes de monopole appropriées par les travailleurs, ce qui contribue à expliquer à la fois la baisse de la part du revenu allant au travail et la hausse de la part du profit que l’on a pu observer depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis [Karabarbounis et Neiman, 2014 ; Barkai, 2020 ; De Loecker et alii, 2020].

Ratner et Sim ont estimé leur courbe de Phillips en utilisant les données relatives aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Entre 1961 et 1980, avant l’arrivée de Reagan au pouvoir, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait à 0,52 aux Etats-Unis ; au Royaume-Uni, il s’élevait à 0,54 entre 1961 et 1978, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir. Autrement dit, le rapport de force entre travailleurs et entreprises était assez équilibré dans les deux pays. Par contre, après l’ère Reagan et l’ère Thatcher, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait respectivement à 0,92 et 1 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce qui suggère que le rapport de force s’est entièrement rééquilibré au profit des entreprises. Ce constat est cohérent avec l’idée d’une courbe de Phillips « plate ». 

Ratner et Sim ne remettent pas seulement en cause l’idée que l’inflation est un phénomène monétaire plutôt que distributionnel. Ce faisant, ils remettent notamment en question l’idée, largement dominante, que la forte désinflation du début des années 1980 s’expliquerait par le fort resserrement de la politique monétaire opéré par Volcker ; si celui-ci a eu un effet, c'est certainement via ses effets sur l'activité économique plutôt que sur la quantité de monnaie en circulation.

En soulignant le rôle de la répartition, cette étude apporte un éclairage bienvenu sur l'un des mécanismes de l'inflation que la littérature orthodoxe ont négligé ces dernières décennies, alors même que l'on cherche à comprendre l'actuelle poussée d'inflation pour la maîtriser. Mais elle ne fait que redécouvrir (une partie) des idées développée depuis bien longtemps par les post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Comme le notait Jeremy Rudd (2022) dans une autre étude publiée en même temps par Réserve fédérale, notre savoir quant au fonctionnement de l'économie et notamment de l'inflation n'a finalement guère progressé depuis les années 1960.

 

Références

BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in The Journal of Finance, vol. 75, n° 5.

DE LOECKER, Jan, Jan EECKHOUT & Gabriel UNGER (2020), « The rise of market power and the macroeconomic implications », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping? », in World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, chapitre 3, avril.

KALECKI, Michal (1971), Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy 1933-1970, Cambridge University Press.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L'Economie post-keynésienne, La Découverte.

RATNER, David, & Jae SIM (2022), « Who killed the Phillips curve? A murder mystery », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-028.

RUDD, Jeremy B. (2022), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

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