Les taux d’inflation ont fortement diminué ces dernières décennies. Les autorités monétaires ont adopté des mesures particulièrement agressives et l’économie mondiale a connu de profondes évolutions contribuant à maintenir la stabilité des prix, notamment la mondialisation des échanges. A partir des années quatre-vingt-dix, les autorités monétaires des économies avancées ont peu à peu ciblé de très faibles niveaux d’inflation. Les banques centrales du Canada et de la Nouvelle-Zélande ont été les premières à adopter une cible de 2 % et à pousser l’inflation à ce niveau. Dans les autres pays développés, la désinflation fut davantage la conséquence des évolutions conjoncturelles. Aux Etats-Unis, par exemple, l’inflation s’était certes maintenue à 4 % dans la seconde moitié des années quatre-vingt grâce aux actions agressives de Paul Volcker, mais elle ne ralentit par la suite qu’avec les récessions de 1990 et de 2001.
Tout au long des années deux mille, la majorité des banques centrales ont ainsi ciblé plus ou explicitement un taux d’inflation de 2 %. Afin d’atteindre cet objectif, elles ont adopté une politique monétaire contracyclique : elles assouplissent leur politique monétaire lorsque l’activité décélère pour contrer les pressions déflationnistes et la resserre lorsque l’économie est en surchauffe. Or, lorsqu’une crise économique est particulièrement violente, les taux directeurs peuvent atteindre leur borne inférieure zéro (zero lower bound) avant même d’avoir suffisamment stimulé l’économie pour la ramener au plein emploi. Cette contrainte apparaît car les taux directeurs ne peuvent être négatifs. Or, dans une telle situation, l’activité reste durablement déprimée et le chômage est susceptible de persister longtemps à un niveau élevé.
Lors des plus graves récessions qui survinrent dans les années soixante et soixante-dix, les taux d’intérêt nominaux et les taux d’inflation restèrent élevés, si bien que les banques centrales purent fortement réduire leurs taux directeurs pour contrer le ralentissement de l’activité sans s’approcher de la borne inférieure zéro. En revanche, le Japon a basculé dans une trappe à liquidité au milieu des années quatre-vingt-dix, puis plusieurs pays avancés à partir de 2008. Par exemple, la règle de Taylor aurait impliqué que la Réserve fédérale fixe en 2009 son taux des fonds fédéraux à - 5 % [Rudebusch, 2009]. Autrement dit, le taux directeur était supérieur de 5 points de pourcentage au niveau nécessaire pour ramener l’économie américaine au plein emploi, rendant ainsi la politique monétaire excessivement restrictive. La crise japonaise et la Grande Récession survinrent dans un contexte de très faible inflation. La stabilité des prix n’a donc pas été une condition suffisante pour assurer la stabilité macroéconomique. Au contraire, elle pourrait même avoir alimenté l’instabilité financière.
Par conséquent, Olivier Blanchard (2010) et Laurence Ball (2013) ont récemment suggéré que les banques centrales redéfinissent leur objectif de politique monétaire en ciblant désormais un taux d’inflation de 4 %. Une cible plus élevée diminuerait non seulement la probabilité que les banques centrales se retrouvent face à une trappe à liquidité, mais elle réduirait également les coûts de cette dernière. Elle allégerait les contraintes pesant sur la politique monétaire lorsque le taux directeur se rapproche de la borne inférieure zéro. Une plus forte inflation élèverait en effet les taux nominaux à long terme, ce qui permettrait aux autorités monétaires de baisser plus amplement leurs taux directeurs. Ainsi, les banques centrales disposeraient d’une plus grande marge de manœuvre pour répondre aux chocs macroéconomiques et pourraient alors plus facilement restaurer le plein emploi.
Daniel Leigh (2010) suggère qu’un relèvement de la cible d’inflation aurait permis à la banque centrale du Japon de réduire la sévérité de sa décennie perdu. En effet, au début des années quatre-vingt-dix, la Banque du Japon ciblait implicitement un taux d’inflation de 1 %. Une cible d’inflation de 4 % lui aurait permis d’éviter que son taux n'atteigne la borne inférieure zéro. Toutefois, en l’absence d’un objectif explicite de stabilisation de l’activité, les autorités monétaires n’en auraient très certainement pas profité pour utiliser toute la marge de manœuvre dont elles auraient alors disposé. Si la Banque du Japon avait ciblé une inflation de 4 % et répondu plus vigoureusement au déclin de l’activité, elle aurait pu diviser par deux les coûts en termes de production que subit l’économie nippone lors de sa décennie perdue. De son côté, Laurence Ball estime qu’une cible plus élevée aurait permis à la Fed de répondre plus efficacement à la Grande Récession. Si les Etats-Unis étaient entrés en crise avec une inflation de 4 %, la Fed aurait pu diminuer son taux directeur de deux points supplémentaires et le taux de chômage moyen entre 2010 et 2013 aurait été plus faible de deux points de pourcentage.
En outre, une plus forte inflation contribuerait à réduire la valeur réelle de l’endettement si les banques centrales ne répondaient pas à la hausse des prix en resserrant leur politique monétaire. Ainsi, un relèvement du taux ciblé par les autorités monétaires faciliterait la reprise de l’activité en accélérant le processus de désendettement, non seulement pour les agents privés, mais aussi pour le secteur public. Historiquement, l’inflation a effectivement joué un rôle important dans la réduction de la dette souveraine, notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, la dette publique des Etats-Unis s’élevait à plus de 100 % du PIB dans l’immédiat après-guerre. Joshua Aizenman et Nancy Marion (2009) notent qu’avec un taux d’inflation moyen de 4,2 % sur la période, les Etats-Unis ont réduit de moitié le ratio dette publique sur PIB entre 1946 et 1955. Selon Menzie Chinn et Jeffry Frieden (2012), un taux d’inflation qui se maintiendrait entre 4 et 6 % sur plusieurs années contribuerait également aujourd’hui à ramener le fardeau de la dette publique à un niveau plus soutenable. Un relèvement de la cible poursuivie par les banques centrales aurait par ce biais un impact indirect sur l’activité : en desserrant les contraintes pesant sur la politique budgétaire, une telle réorientation de la politique monétaire permettrait aux autorités budgétaires de retarder l’ajustement de leurs finances publiques, voire même de mettre en œuvre des mesures de relance.
Parallèlement, les coûts macroéconomiques d’un taux d’inflation de 4 % seraient particulièrement faibles. La théorie néoclassique a recherché les différents coûts d’une instabilité des prix. Entre autres, l’inflation empêche les agents privés d’identifier les variations des prix relatifs, ce qui les amène à prendre de mauvaises décisions d’investissement et de consommation. La stabilité des prix serait alors essentielle pour que les ressources soient efficacement allouées dans l’économie. De plus, l’inflation provoque une redistribution des richesses au détriment des prêteurs. Elle pousse ainsi ces derniers à exiger de plus taux d’intérêt nominaux pour compenser leur perte de pouvoir d’achat, si bien qu’elle accroît les taux d’intérêt réels et déprime ainsi l’investissement. Plus largement, l’instabilité des prix constituerait une source d’incertitude réduisant les incitations à investir.
Toutefois, les analyses empiriques ne parviennent pas à saisir l’impact macroéconomique d’une inflation, même si celle-ci atteint deux chiffres. Laurence Ball rappelle ainsi que les estimations d’un éventuel seuil à partir duquel l’inflation deviendrait nuisible pour la croissance économique varient fortement d’une étude à l’autre. Par exemple, Michael Sarel (1995) estime que l’inflation est neutre pour la croissance tant qu’elle reste inférieure à 8 %. De leur côté, Michael Bruno et William Easterly (1996) ne parviennent pas à faire ressortir une quelconque relation entre l’inflation et la croissance pour des taux d’inflation inférieurs à 40 % ; en revanche, une relation négative entre les deux variables apparaît à partir de ce seuil. Dans tous les cas, ces études suggèrent qu’une inflation de 4 % ne serait pas plus dommageable pour l’activité qu’une inflation de 2 %.
Si les avantages apportés par une modeste accélération de l’inflation apparaissent supérieurs aux coûts qui lui sont associés, les autorités monétaires restent toutefois réticentes à relever leur cible. Si les anticipations d’inflation n’étaient plus ancrées à un faible niveau, les banques centrales craignent que l’inflation tende rapidement à s’accélérer. L’expérience inflationniste des années soixante-dix a en l'occurrence profondément marqué la réflexion des banquiers centraux. Ils ne désirent aujourd’hui ni revenir sur leur objectif de stabilité des prix, ni entreprendre une quelconque action qui pourrait compromettre leur crédibilité. Or, selon Ball, les anticipations d’inflation ont plutôt tendance à suivre l’inflation avec un certain délai. Les anticipations ne devraient donc pas surréagir à un modeste relèvement de la cible. Et si les autorités monétaires ont effectivement acquis une crédibilité, rien ne suggère que l’adoption d’une nouvelle cible d’inflation la remette en cause.
Références
LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.
SAREL, Michael (1995), « Nonlinear effects of inflation on economic growth », IMF Working Paper, n° 95/96.