La littérature orthodoxe a depuis toujours minimisé l’importance des facteurs financiers dans les fluctuations conjoncturelles. Au mieux, lorsqu’elle les intègre à son analyse, ceux-ci ne font qu’amplifier le cycle économique. Un tel délaissement n’est pas sans conséquences lorsqu’il s’agit de déterminer la trajectoire de la production potentielle, en particulier lorsque l’écart de production (output gap) conditionne la réaction des autorités publiques. Qu’importe la méthodologie ou les hypothèses suivies par leurs auteurs, les études conçoivent généralement la production potentielle comme le niveau de production qui s’avère compatible avec la stabilité des prix : si l’économie opère au-dessus de son potentiel, elle est susceptible de connaître des tensions inflationnistes ; inversement, si la production évolue sous son niveau potentiel, l’économie subit des pressions déflationnistes et s’éloigne du plein emploi. L’hypothèse sous-jacente, celle de la « divine coïncidence », suggère que la stabilité des prix est le facteur le plus propice (voire même, pour certains, la condition suffisante) à la stabilité financière et à la soutenabilité de la croissance.
Or, il est tout à fait possible que la production suive une trajectoire insoutenable alors même que la stabilité des prix est assurée [Borio et alii, 2013]. Premièrement, en effet, les booms financiers sont susceptibles de coïncider avec les chocs positifs sur l’offre. Ces derniers exercent une pression à la baisse sur les prix tout en stimulant la hausse des prix d’actifs. Celle-ci réduit les contraintes de financement des agents et stimule le crédit, ce qui amplifie le cycle financier. Deuxièmement, les expansions économiques peuvent affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. L’offre de travail tend en effet à s’accroître en de telles périodes, que ce soit à travers la hausse du taux d’activité ou bien par l’intensification de l’immigration. L’immigration avait par exemple été particulièrement forte en Espagne et en Irlande lorsque leurs économies accumulaient les déséquilibres macroéconomiques avant l’éclatement de la crise ; les immigrés étaient affectés en l’occurrence dans le secteur immobilier, celui-là même qui était moteur dans l’expansion économique. Cette dernière s’accompagne en outre d’une plus grande accumulation de capital et les capacités supplémentaires qui en résultent participent également à affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. Troisièmement, les booms financiers, en rendant les actifs domestiques plus attrayants aux yeux des épargnants étrangers et en stimulant ainsi les entrées de capitaux, sont souvent synchrones à une appréciation du taux de change, or celle-ci exerce elle également une pression à la baisse sur les prix domestiques.
Les économistes de la Banque des règlements internationaux, notamment Claudio Borio, se sont activement inspirés des travaux de Hyman Minsky sur le paradoxe de la tranquillité pour montrer que le cycle financier amplifie puissamment le cycle conjoncturel. Lors des booms, les dynamiques réelles et financières peuvent dissimuler l’accumulation de déséquilibres et insuffler un faux sentiment de sécurité. Le crédit, les prix d’actifs et l’activité réelle tendent à évoluer de concert. Le crédit alimente l’expansion économique et par là la hausse prix d’actifs ; cette dernière justifie en retour un surcroît d’endettement, en particulier lorsque les actifs sont utilisés comme collatéraux. La stabilité des prix peut elle-même contribuer à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers en incitant les agents à prendre davantage de risques. L’absence d’inflation participe en effet elle aussi à la réduction des primes de risque. Tout comme ils amplifiaient le cycle lors de l’expansion, les facteurs financiers exacerbent le ralentissement de l’activité et la détérioration des conditions financières peut durablement retarder la reprise économique, en particulier lorsque le pic du cycle conjoncturel coïncide avec le pic du cycle financier : les récessions sont les plus sévères lorsqu’elles surviennent après une période de croissance rapide du crédit. Les pertes en termes de production potentielle peuvent en de telles occurrences être particulièrement larges.
GRAPHIQUE Ecarts de production aux Etats-Unis (en % de la production potentielle)
Note : à un instant donné, les estimations en temps réel sont uniquement basées sur les données qui sont alors disponibles. Les estimations ex post se basent sur l’ensemble de données.
Source : Borio et alii (2013)
L’expérience historique démontre ainsi que la conception de la production potentielle « neutre à l’inflation » est une approche trop restrictive. Surtout, il est indéniable que les dynamiques financières façonnent plus ou moins directement la composante conjoncturelle de la production. Ignorer les facteurs financiers conduirait à se priver d’une information pertinente pour déterminer l’évolution structurelle de la production. Par conséquent, Claudio Borio, Piti Disyatat et Mikael Juselius (2013) préconisent de prendre explicitement en compte le cycle financier pour déterminer la trajectoire du PIB potentiel. Les comportements du crédit et des prix immobiliers permettent aux auteurs d’expliquer une part substantielle des fluctuations conjoncturelles de la production (cf. graphique). Par rapport aux estimations traditionnelles de la production potentielle, notamment celles du FMI ou de l’OCDE, les estimations « neutres à la finance » réalisées par Borio et alii s’avèrent plus précises et sont plus robustes en temps réel. Les approches traditionnelles considéraient avant la crise que l’économie américaine fonctionnait sous son potentiel et n’ont reconnu l’inverse qu’ex post, après l’éclatement de la crise. L’analyse des auteurs suggère que la prise en compte explicite du cycle financier aurait permis de faire apparaître au cours même du boom immobilier, en temps réel, que la production évoluait bien au-dessus de son potentiel.
Par conséquent, les estimations de la production potentielle « neutres à la finance » s’avèrent plus utiles pour les autorités publiques. Ces dernières peuvent alors en effet évaluer plus précisément les soldes budgétaires ajustés aux variations conjoncturelles et par là déterminer plus finement l’évolution de leurs finances publiques. Surtout, elles profitent d’une meilleure information pour déterminer les écarts de production et mettre en œuvre la politique anticyclique adéquate. Les banques centrales ont en l’occurrence de meilleurs repères pour orienter leur politique monétaire. Cette redéfinition du concept de la production potentielle donne un argument pour que les autorités monétaires adoptent un objectif explicite de stabilité financière et réagissent à la formation de bulles spéculatives.
Références Martin ANOTA
KLEIN, Matthew C. (2013), « Central banking: Doomed to fail? », in Free Exchange (blog), 1er mars.
MINSKY, Hyman P. (1986), Stabilizing an Unstable Economy.