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2 mars 2013 6 02 /03 /mars /2013 20:14

borza - 10

La littérature orthodoxe a depuis toujours minimisé l’importance des facteurs financiers dans les fluctuations conjoncturelles. Au mieux, lorsqu’elle les intègre à son analyse, ceux-ci ne font qu’amplifier le cycle économique. Un tel délaissement n’est pas sans conséquences lorsqu’il s’agit de déterminer la trajectoire de la production potentielle, en particulier lorsque l’écart de production (output gap) conditionne la réaction des autorités publiques. Qu’importe la méthodologie ou les hypothèses suivies par leurs auteurs, les études conçoivent généralement la production potentielle comme le niveau de production qui s’avère compatible avec la stabilité des prix : si l’économie opère au-dessus de son potentiel, elle est susceptible de connaître des tensions inflationnistes ; inversement, si la production évolue sous son niveau potentiel, l’économie subit des pressions déflationnistes et s’éloigne du plein emploi. L’hypothèse sous-jacente, celle de la « divine coïncidence », suggère que la stabilité des prix est le facteur le plus propice (voire même, pour certains, la condition suffisante) à la stabilité financière et à la soutenabilité de la croissance.

Or, il est tout à fait possible que la production suive une trajectoire insoutenable alors même que la stabilité des prix est assurée [Borio et alii, 2013]. Premièrement, en effet, les booms financiers sont susceptibles de coïncider avec les chocs positifs sur l’offre. Ces derniers exercent une pression à la baisse sur les prix tout en stimulant la hausse des prix d’actifs. Celle-ci réduit les contraintes de financement des agents et stimule le crédit, ce qui amplifie le cycle financier. Deuxièmement, les expansions économiques peuvent affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. L’offre de travail tend en effet à s’accroître en de telles périodes, que ce soit à travers la hausse du taux d’activité ou bien par l’intensification de l’immigration. L’immigration avait par exemple été particulièrement forte en Espagne et en Irlande lorsque leurs économies accumulaient les déséquilibres macroéconomiques avant l’éclatement de la crise ; les immigrés étaient affectés en l’occurrence dans le secteur immobilier, celui-là même qui était moteur dans l’expansion économique. Cette dernière s’accompagne en outre d’une plus grande accumulation de capital et les capacités supplémentaires qui en résultent participent également à affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. Troisièmement, les booms financiers, en rendant les actifs domestiques plus attrayants aux yeux des épargnants étrangers et en stimulant ainsi les entrées de capitaux, sont souvent synchrones à une appréciation du taux de change, or celle-ci exerce elle également une pression à la baisse sur les prix domestiques.

Les économistes de la Banque des règlements internationaux, notamment Claudio Borio, se sont activement inspirés des travaux de Hyman Minsky sur le paradoxe de la tranquillité pour montrer que le cycle financier amplifie puissamment le cycle conjoncturel. Lors des booms, les dynamiques réelles et financières peuvent dissimuler l’accumulation de déséquilibres et insuffler un faux sentiment de sécurité. Le crédit, les prix d’actifs et l’activité réelle tendent à évoluer de concert. Le crédit alimente l’expansion économique et par là la hausse prix d’actifs ; cette dernière justifie en retour un surcroît d’endettement, en particulier lorsque les actifs sont utilisés comme collatéraux. La stabilité des prix peut elle-même contribuer à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers en incitant les agents à prendre davantage de risques. L’absence d’inflation participe en effet elle aussi à la réduction des primes de risque. Tout comme ils amplifiaient le cycle lors de l’expansion, les facteurs financiers exacerbent le ralentissement de l’activité et la détérioration des conditions financières peut durablement retarder la reprise économique, en particulier lorsque le pic du cycle conjoncturel coïncide avec le pic du cycle financier : les récessions sont les plus sévères lorsqu’elles surviennent après une période de croissance rapide du crédit. Les pertes en termes de production potentielle peuvent en de telles occurrences être particulièrement larges.

GRAPHIQUE  Ecarts de production aux Etats-Unis (en % de la production potentielle)

OutputGapBorio.jpg

Note : à un instant donné, les estimations en temps réel sont uniquement basées sur les données qui sont alors disponibles. Les estimations ex post se basent sur l’ensemble de données.

Source : Borio et alii (2013)

L’expérience historique démontre ainsi que la conception de la production potentielle « neutre à l’inflation » est une approche trop restrictive. Surtout, il est indéniable que les dynamiques financières façonnent plus ou moins directement la composante conjoncturelle de la production. Ignorer les facteurs financiers conduirait à se priver d’une information pertinente pour déterminer l’évolution structurelle de la production. Par conséquent, Claudio Borio, Piti Disyatat et Mikael Juselius (2013) préconisent de prendre explicitement en compte le cycle financier pour déterminer la trajectoire du PIB potentiel. Les comportements du crédit et des prix immobiliers permettent aux auteurs d’expliquer une part substantielle des fluctuations conjoncturelles de la production (cf. graphique). Par rapport aux estimations traditionnelles de la production potentielle, notamment celles du FMI ou de l’OCDE, les estimations « neutres à la finance » réalisées par Borio et alii s’avèrent plus précises et sont plus robustes en temps réel. Les approches traditionnelles considéraient avant la crise que l’économie américaine fonctionnait sous son potentiel et n’ont reconnu l’inverse qu’ex post, après l’éclatement de la crise. L’analyse des auteurs suggère que la prise en compte explicite du cycle financier aurait permis de faire apparaître au cours même du boom immobilier, en temps réel, que la production évoluait bien au-dessus de son potentiel.

Par conséquent, les estimations de la production potentielle « neutres à la finance » s’avèrent plus utiles pour les autorités publiques. Ces dernières peuvent alors en effet évaluer plus précisément les soldes budgétaires ajustés aux variations conjoncturelles et par là déterminer plus finement l’évolution de leurs finances publiques. Surtout, elles profitent d’une meilleure information pour déterminer les écarts de production et mettre en œuvre la politique anticyclique adéquate. Les banques centrales ont en l’occurrence de meilleurs repères pour orienter leur politique monétaire. Cette redéfinition du concept de la production potentielle donne un argument pour que les autorités monétaires adoptent un objectif explicite de stabilité financière et réagissent à la formation de bulles spéculatives.

 

Références Martin ANOTA

BORIO, Claudio, Piti DISYATAT & Mikael JUSELIUS (2013), « Rethinking potential output: Embedding information about the financial cycle », Banque des règlements internationaux, working paper, n° 404, février.

KLEIN, Matthew C. (2013), « Central banking: Doomed to fail? », in Free Exchange (blog), 1er mars.

MINSKY, Hyman P. (1986), Stabilizing an Unstable Economy.

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28 février 2013 4 28 /02 /février /2013 20:35

Paul Romer et Robert Lucas, parmi d’autres, ont endogénéisé la source de la croissance du revenu par tête à long terme, en l’occurrence l’accumulation de savoir. Suite à ces travaux précurseurs, une multitude d'auteurs ont exploré ces dernières décennies les liens entre l’innovation et la croissance et ont pu ainsi profondément renouveler l’analyse néoclassique de la croissance. En l'occurrence, Philippe Aghion et Peter Howitt (1992) ont donné naissance à un nouveau courant de la théorie de la croissance endogène en modélisant les intuitions de Joseph Schumpeter. Le progrès technique et par conséquent la croissance sont dans leur modèle le résultat d’une différenciation verticale, c’est-à-dire d’une amélioration de la qualité des produits. Chaque innovation est un nouveau bien intermédiaire qui peut être utilisé pour produire un produit final plus efficacement qu’auparavant. Le progrès technique va alors s’opérer par destruction créatrice : lorsqu'elles surgissent, les innovations rendent les précédentes technologies obsolètes.

Si certains agents subissent des pertes en raison de l’obsolescence technologique, les firmes innovatrices sont quant à elles susceptibles de capter un marché en brevetant leur innovation et ainsi d’en retirer des rentes, mais cette situation est temporaire : des entreprises rivales peuvent à leur tour innover et contester les monopoles existants en proposant des biens intermédiaires de plus grande qualité. Le tissu productif se renouvelle ainsi en permanence au gré des innovations. Au niveau agrégé, les innovations sont susceptibles de bouleverser l’ensemble de l’économie, puisque chacune d’entre elles, en prenant la place des précédentes, élève la productivité des entreprises. Le taux de croissance économique dépend donc de l’intensité de la recherche dans l’économie, mais aussi du degré de concurrence entre les firmes. Toutefois, les innovations sont issues de découvertes aléatoires. Les entreprises sont incertaines quant au succès des dépenses engagées dans l’activité de recherche-développement.

Dans le modèle d’Aghion et Howitt, plusieurs équilibres sont possibles, ainsi que des trajectoires cycliques. Par exemple, les économies sont susceptibles de tomber dans des trappes à non-croissance (no-growth traps) en raison d’anticipations autodestructrices (self-defeating expectations). En effet, si les entreprises anticipent une forte innovation dans la période suivante et donc une baisse des rentes de monopole pour les innovateurs, elles réduisent alors leurs efforts de recherche, ce qui comprime le potentiel innovateur de l’économie. Il est alors moins probable qu’émergent des innovations, si bien que le taux de croissance s'en trouve durablement diminué. Ainsi, Aghion et Howitt en concluent que le niveau de recherche dans l'économie peut ne pas être optimal en raison des externalités et du défaut de coordination entre les agents. Par exemple, les chercheurs n’internalisent pas la destruction de rentes existantes qui résulte de leurs innovations. Cela justifie ainsi une intervention des autorités publiques pour façonner les incitations à innover.

Au cours du dernier quart de siècle, ce modèle initial d’Aghion et Howitt a généré une multitude de modèles et d’analyses empiriques, étendant et complétant leurs résultats originels. Tous ces travaux relèvent de ce que l’on appelle aujourd’hui la théorie néo-schumpétérienne. Philippe Aghion, Ufuk Akcigit et Peter Howitt (2013) en ont récemment synthétisé les principaux enseignements.

Tout d’abord, les études empiriques suggèrent que la croissance est positivement corrélée au degré de concurrence sur les marchés des biens et services. Le paradigme schumpétérien éclaire cette relation positive en suggérant trois faits stylisés. Premièrement, la concurrence stimule le processus d’innovation et la croissance de la productivité, en particulier pour les entreprises à proximité de la frontière technologique ou bien concurrençant au coude à coude avec leurs rivales. L’ouverture d’un secteur ou d’une économie à la concurrence stimule notamment les incitations à investir via les effets d’échelle, en accroissant la taille du marché pour les innovations réussies. Deuxièmement, il existe une relation en U inversé entre l’intensité de la concurrence et la croissance de la productivité. En effet, pour un faible niveau de concurrence, toute accentuation de la concurrence se traduit par une hausse de la productivité, notamment en stimulant l’innovation ; en revanche, pour des niveaux élevés de concurrence, toute intensification de la concurrence peut enrayer le processus d’innovation et entraîner une baisse du niveau de productivité. Enfin, le système de protection des brevets stimule les investissements en recherche-développement et par là l’innovation ; la protection des droits de propriété est donc complémentaire à la politique de la concurrence.

Les études empiriques ont notamment dégagé plusieurs faits stylisés concernant les dynamiques des entreprises en exploitant les données au niveau microéconomique. Par exemple, la distribution de la taille des entreprises est très asymétrique ; il y a une forte corrélation entre la taille et l’âge de l’entreprise ; les plus petites entreprises sortent plus fréquemment du marché, mais celles qui survivent tendent à connaître un taux de croissance supérieur au taux de croissance moyen. Enfin, il existe une source importante de croissance de la productivité dans la réallocation des facteurs de production entre les entreprises en place et celles entrant sur le marché.

Le paradigme néo-schumpétérien éclaire également la relation entre la croissance et le développement. Les innovations qui émergent dans un secteur ou une économie donnée se fondent souvent sur les innovations élaborées dans les autres secteurs ou bien dans le reste du monde. La convergence des taux de croissance entre les pays doit notamment beaucoup aux diverses externalités associées à la diffusion technologique. Les modèles néo-schumpétériens de croissance retrouvent ainsi une intuition d'Alexander Gerschenkron (1962) : une économie éloignée de la frontière technologique peut connaître des taux de croissance plus élevés qu’une économie au plus proche de celle-ci, puisque la première va faire de plus larges avancées technologiques à chaque fois que l’un de ses secteurs rattrape la frontière. Par conséquent, les théoriciens néo-schumpétériens soulignent l'importance du cadre institutionnel pour l'innovation. En l'occurrence, un pays ne nécessitera pas les mêmes politiques et institutions selon qu’il soit proche ou éloigné de la frontière technologique ; les politiques et institutions qui facilitent l’adoption, la copie et l’amélioration des innovations par une économie, c’est-à-dire qui participent à la rapprocher de la frontière technologique, diffèrent de celles contribuant à stimuler les innovations proprement dites, c'est-à-dire celles qui contribuent à repousser cette frontière. La relation entre la croissance et la démocratie apparaît ainsi la plus forte dans les économies proches de la frontière technologique. En effet, une croissance soutenue repose sur une destruction créatrice ; elle n’est donc pas soutenable dans les pays où les institutions sont extractives et découragent l'innovation.

Enfin, les théories néo-schumpétériennes relient la dynamique de la croissance aux vagues technologiques de long terme. Les technologies génériques, telles que le moteur à vapeur, l’électricité ou encore les technologies de l’information, sont à l’origine de phases d’accélération et de ralentissement de la productivité, correspondant à ce que la littérature appelle les cycles de Kondratiev. Une technologie est dite générique si elle affecte l’innovation et la production dans plusieurs secteurs d’une économie. Elle est ainsi omniprésente, car son utilisation dans divers secteurs se traduit par d’importantes répercussions au niveau macroéconomique. Elle possède une forte marge d’amélioration. En effet, le potentiel d’une technologie générique a tendance à être peu exploité lorsqu’elle est introduite dans l’économie ; ce n’est que plus tard que son potentiel est pleinement exploité et qu’elle se traduit par une forte accélération de la croissance de la productivité. Enfin, une technologie générique est cumulative : elle facilite l’émergence de nouveaux produits et procédés de production, c'est-à-dire d'innovations secondaires.

Certes, une technologie générique améliore la productivité et la production à long terme, mais elle va être source de fluctuations conjoncturelles le temps que l’économie s’adapte à elle. Les économies se restructurent profondément lorsqu’une technologie générique apparaît et se diffuse dans l’ensemble des secteurs, or un tel processus ne s’opère pas sans heurts : les flux d’entrées et de sorties des entreprises s’accroissent ; les divers secteurs de l’économie abandonnent les vieilles technologies au fur et à mesure que les technologies génériques se diffusent dans l’économie. Dans les premières phases de déploiement d'une technologie générique, d'importantes ressources sont notamment retirées des activités directement productives pour être allouées à la recherche, de manière à développer de nouveaux composants intermédiaires. Ainsi, selon la théorie néo-schumpétérienne de la croissance, un choc technologique peut donc très bien initialement ralentir la production et la productivité, ainsi que réduire l’emploi, avant que les bénéfices pour l'activité ne se révèlent pleinement.

 

Références Martin Anota

AGHION, Philippe, Ufuk AKCIGIT & Peter HOWITT (2013), « What do we learn from Schumpeterian growth theory? », NBER working paper, n° 18824, février.

AGHION, Philippe, & Peter HOWITT (1992), « A model of growth through creative destruction », in Econometrica, vol. 60, n° 2, mars.

GERSCHENKRON, Alexander (1962), Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays, Belknap Press of Harvard University Press.

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 20:46

La Grande Récession a stimulé la recherche sur les crises financières. Une frange de la littérature estime que les entrées de capitaux fragilisent fortement la stabilité financière. A partir d’un échantillon de pays entre 1960 et 2007, Carmen Reinhart et Vincent Reinhart (2008) notent par exemple que les afflux massifs de capitaux accroissent la probabilité d'une crise bancaire. Ces « mannes » (bonanzas) de capitaux sont susceptibles d’alimenter des bulles sur les marchés d’actifs et de se solder par leur arrêt brutal (sudden stop). Lorsque ce dernier survient, l’économie voit son compte courant s’améliorer rapidement avec l’effondrement des dépenses domestiques et la brutale dépréciation du taux de change. Ce réajustement sera d’autant plus douloureux que l’économie a accumulé un large montant de dettes libellées en devise étrangère, la dépréciation accroissant sensiblement le poids de ce dernier tout en dévalorisant les actifs domestiques. D’autres analyses, mettant cette fois-ci l'accent sur les facteurs internes aux économies, considèrent que le crédit constitue la principale source d’instabilité financière. Par exemple, Oscar Jordà, Moritz Schularick et Alan Taylor (2011) ont observé la période s’étalonnant entre 1870 et 2008 pour un échantillon constitué de 14 pays développés. Leur analyse suggère qu’à long terme, une croissance du crédit anormalement soutenue s’avère le meilleur prédicteur de crises bancaires (ce qui amènera notamment Taylor [2012] à affirmer que le rôle des mouvements de capitaux dans l’instabilité financière est bien souvent surestimé). Ils concèdent toutefois que les déséquilibres extérieurs ont peut-être joué un rôle plus significatif avant la Seconde Guerre mondiale. De leur côté, Bordo, Meissner et Stuckler (2010) suggèrent que les entrées de capitaux furent un déterminant robuste des crises financières entre 1880 et 1913, mais ils n’évaluent toutefois pas le rôle joué par les expansions du crédit lors de cette période.

Dans une récente contribution, Christopher Meissner (2013) analyse plus finement les liens entre les flux de capitaux, le crédit et l’instabilité financière sur la période s’étalant entre 1880 et 1913, soit l’apogée de l’étalon-or. Durant cette période, l’économie mondiale a connu une première vague de globalisation, avec l’intégration poussée des marchés des biens et des marchés des capitaux. Une véritable infrastructure financière s’est développée au niveau mondial avec comme principaux centres Londres, Paris et Berlin. La finance de marché joua un rôle important dans le financement des projets aussi bien dans les économies avancées que dans celles en développement. La Grande-Bretagne fut le principal exportateur de capitaux ; la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas en fournirent de plus faibles montants. Les capitaux étrangers ont permis aux pays destinataires d’accumuler plus rapidement un stock de capital et de développer leurs propres exportations. Les Etats purent également financer les déficits budgétaires provoqués par les guerres, les turbulences macroéconomiques ou plus simplement la mauvaise gestion des finances publiques. Les analyses empiriques tendent à confirmer que les afflux de capitaux ont permis une hausse des taux d’investissement et par là des taux de croissance économique, si bien que les capitaux étrangers semblent effectivement importants pour amorcer et accélérer le développement économique.

Cette période est cependant également marquée par une forte instabilité financière. Si la Grande-Bretagne connut une relative stabilité macroéconomique et financière, le système monétaire international du dix-neuvième siècle se révéla désastreux pour les petites économies qui ne pouvaient compter sur l’intervention d’un prêteur en dernier ressort. L’étalon-or se traduisit par une plus forte volatilité macroéconomique en leur sein et favorisa la transmission des crises financières. L’effondrement financier au début des années 1890 suivit un pic dans les afflux de capitaux entre 1887 et 1889. La crise mondiale de 1907 qui émana des Etats-Unis et qui affecta pratiquement tous les principaux centres financiers et divers pays de la périphérie suivit une forte contraction du crédit entre 1904 et 1906. Outre ces deux crises financières de dimension mondiale, d’innombrables crises locales de natures très diverses ont émaillé l’apogée de l’étalon-or. Les créanciers et déposants ont subi d’importantes pertes avec les crises bancaires, mais celles-ci eurent aussi de plus larges répercussions tant à court qu’à long termes. L’instabilité du taux de change perturba les systèmes monétaires locaux en affectant les flux du commerce et des capitaux. Des épisodes de difficultés budgétaires, bien souvent liés aux problèmes de change et aux turbulences financières, ont conduit à des défauts de dette.

Meissner fait apparaître qu’une plus grande importation de capitaux est associée à une plus forte volatilité de la consommation, de la production et des taux de croissance. Cette plus forte volatilité s’expliquerait par une plus une grande fréquence des crises dans les pays importateurs de capitaux. Meissner observe ensuite quels ont été les coûts en termes de production des diverses crises qui survinrent entre 1880 et 1913. Il constate que la croissance de la production semble ralentir avant l’éclatement d’une crise et l’écart de production (output gap) atteint quasiment 4 points de pourcentage lors de cette dernière. L’économie reste bien plus éloignée de son potentiel suite à une crise de devise plutôt que suite à une crise bancaire. Les crises de la dette semblent davantage être l’aboutissement d’un ralentissement de l’activité plutôt que sa cause première ; elles tendent en outre à précéder les crises de change et les crises bancaires.

L'auteur s’interroge alors sur les causes de ces crises. Son analyse fait apparaître que ni les entrées de capitaux, ni l’expansion du crédit ne suffisent pour expliquer les épisodes d’instabilité financière sous l’étalon-or. Les causes des crises financières furent variées et se combinèrent avec les autres chocs. Les interactions entre les asymétries informationnelles, la situation budgétaire, le régime de taux de change et les événements internationaux contribuent tous à expliquer les crises. En l’occurrence, les problèmes d’antisélection et d’aléa moral étaient particulièrement aigus avant 1913 : les investisseurs financiers basés à Londres, en France ou en Allemagne surestimaient fréquemment la capacité et la volonté des emprunteurs, aussi bien privés que publics, à rembourser leur dette. Entre 1880 et 1913, l’Argentine, le Brésil, l’Egypte, le Portugal et la Turquie se sont révélés à plusieurs reprises incapables d’assurer le service de leur dette publique. En Argentine, par exemple, la volonté des autorités publiques de développer l’intérieur des terres entraîna une hausse des prix des terrains et un gonflement insoutenable du déficit public. Cette débâcle budgétaire s’est traduite par un soudain arrêt dans les entrées de capitaux, une crise de devise et un défaut de dette. La prise de risque excessive de la banque Baring en Argentine l’a amené au bord de la faillite et l’ensemble du système financier fut déstabilisé, avec de multiples répercussions sur les économies nationales.

Meissner en conclut que les modèles d’instabilité financière de troisième génération qui furent développés suite à la crise asiatique de 1997 constituent un cadre théorique des plus pertinents pour appréhender les diverses crises qui se sont déroulées à la fin du dix-neuvième siècle. Les anticipations des agents, les frictions sur les marchés des capitaux et les mouvements de capitaux y interagissent pour générer faillites bancaires, dépréciations de devise et défauts de dette. Typiquement, dans ces modèles, les afflux de capitaux bancaires ou les investissements massifs de portefeuille fragilisent l’économie domestique en créant des tensions bancaires. Qu’ils prennent la forme d’un désajustement des échéances dans les bilans bancaires ou bien de chocs affectant la valeur des collatéraux, ces déséquilibres sont susceptibles de provoquer un basculement de l’opinion sur les marchés des change. Dans cette modélisation, les agents savent qu’une éventuelle dépréciation du taux de change va fragiliser la solvabilité, en particulier si la dette est libellée en devise étrangère, et que les exportations ne peuvent réagir rapidement. La crise survient lorsque les anticipations de marchés changent. Si ces derniers anticipent une dépréciation de la devise, leurs anticipations seront autoréalisatrices. Les capitaux sont alors susceptibles de refluer et de ramener brutalement le compte courant en position excédentaire, ce qui valide ex post les anticipations initiales des agents. Dans la mesure où la distribution de crédit dans les petites économies domestiques dépend des afflux de capitaux, la conception de l’instabilité financière reposant sur le crédit n’apparaît ici pas contradictoire avec la conception basée sur les entrées de capitaux. Sans afflux de capitaux, ni levier d’endettement, les crises de troisième génération sont impossibles.

 

Références Martin ANOTA

BORDO, Michael D., Christopher M. MEISSNER & David STUCKLER (2010), « Foreign capital and economic growth: A long-run comparative perspective », in Journal of International Money and Finance, 29, nº 4.

JORDA, Oscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR, (2011), « Financial crises, credit booms and external imbalances: 140 Years of Lessons », in IMF Economic Review, vol. 59, n° 2.

MEISSNER, Christopher M. (2013), « Capital flows, credit booms, and financial crises in the classical gold standard era », NBER working paper, n° 18814, février.

REINHART, Carmen, & Vincent REINHART (2008), « Capital flow bonanzas: An encompassing view of the past and present », NBER working paper, n° 14321, septembre.

TAYLOR, Alan M. (2012), « External imbalances and financial crises », NBER working paper, n° 18606, décembre.

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