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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 20:01

Camille PEUGNY

Editions du Seuil, 2013

 

Dans ses précédents travaux sur le déclassement, le jeune sociologue Camille Peugny avait mis en évidence que la fréquence des trajectoires descendantes s’était accrue ces dernières décennies en France malgré la hausse du niveau de qualification, ce qui l’avait amené à finalement rejoindre les conclusions de Louis Chauvel en suggérant l’existence de profondes inégalités intergénérationnelles. Il revient, dans un nouveau livre publié dans la collection La Républiques des Idées, sur les progrès réalisés en termes d’égalité des chances lors du dernier quart de siècle. Le constat qu’il y dresse est amer : la reproduction sociale demeure puissante et menace l’intégration sociale. Il clôt son ouvrage en proposant quelques pistes pour réduire le déterminisme de naissance et accroître l’égalité des places.

Dans un premier chapitre, Peugny observe ainsi la stratification de la société française et discute le processus de moyennisation que certains ont cru déceler. Marx constatait déjà que certains individus n’étaient membres ni de la bourgeoisie capitaliste, ni du prolétariat exploité, mais il estimait toutefois que ces groupes intermédiaires seraient en définitive absorbés par le prolétariat, si bien que l’espace social se polariserait bien à terme en deux classes fondamentales. Georg Simmel est le premier à délivrer une analyse sociologique de la classe moyenne. Elle y apparaît comme dotée d’un rôle déterminant dans le changement social en insufflant ses propres caractéristiques aux autres classes. Son expansion numérique, que constatait déjà Simmel, ne pouvait donc que bouleverser l'ensemble de la société. Les analyses suggérant une disparition des classes sociales et une moyennisation de la société vont se multiplier au vingtième siècle. Selon Henri Mendras notamment, la France a connu un « émiettement » des classes sociales lors des Trente Glorieuses avec la disparition de leur identité et de leurs antagonismes : celles-ci transforment la condition et la culture ouvrières, la bourgeoisie rentière a disparu, les paysans déclinent numériquement, les modes de vie ruraux s’urbanisent… Surtout, les niveaux de vie s’élèvent rapidement et les inégalités se réduisent. La sécurité sociale offre au salariat une protection contre les principaux risques de la vie. Mendras propose alors une nouvelle représentation de la société française organisée en constellations. Au sein d'une constellation centrale en expansion, les techniciens, cadres moyens et employés de bureau, porteurs d’un libéralisme culturel, jouent un rôle de « noyaux innovateurs » : la diffusion de leurs valeurs, axées sur la liberté et l’épanouissement individuel, refaçonne l’ensemble de la société.

« L’argument de la hausse de la mobilité sociale est centrale dans les analyses qui postulent la fin des classes sociales ; et la diminution de la reproduction sociale est indissociable des théories de la moyennisation. » Or, Peugny rejette l’idée d’une moindre immobilité sociale ces dernières décennies. Grâce à l’aspiration de la structure sociale vers le haut, la proportion d’individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père diminue fortement des années cinquante à soixante-dix, mais elle reste stable depuis. Ces dernières décennies, les inégalités salariales se sont certes réduites, mais pour les seuls salariés à temps complet ; pire, les hauts revenus explosent dans les années deux mille, d’où un nouveau creusement des inégalités économiques. Depuis les années soixante-dix, la montée du chômage, la précarisation et la paupérisation de la jeunesse participent au déclassement entre les générations et au cours du cycle de vie. Déclassement et peur du déclassement sapent la cohésion sociale en générant des tensions entre les groupes socialement proches. Surtout, le clivage entre qualifiés et non qualifiés se renforce. Le nombre d’emplois routiniers ou d’exécution augmente, alors même que ces emplois exposent leurs détenteurs à la précarisation ; la faiblesse de leurs ressources économiques et culturelles les empêche de répondre à l’exigence de mobilité, devenue aiguë avec la mondialisation. Ainsi, la part des Français se déclarant appartenir à la société moyenne a beau s’accroître, celle-ci n’est en définitive qu’un mirage. La France est toujours une société de classes et seules les transformations structurelles ont permis d’enrayer (temporairement) la reproduction des inégalités.

L’auteur questionne alors dans un deuxième chapitre l’intensité de la reproduction sociale. Pendant les trente glorieuses, le salaire des primo-arrivants sur le marché du travail augmentait au fil des cohortes ; désormais, les écarts entre tranches d’âge s’accroissent au détriment des plus jeunes. Le ralentissement de la croissance à la fin des années soixante-dix s'accompagne d'une profonde détérioration de l’insertion sur le marché du travail pour les cohortes nées depuis les années soixante. Le rythme de la mobilité professionnelle est bouleversé ; les positions se figent dès 35 ans. Les enfants de classes populaires voient leurs trajectoires ascendantes se compliquer et se raréfier ; les enfants de cadres connaissent de plus en plus des trajectoires descendantes. « La structure générationnelle de la société française s’apparenterait à une gérontoclassie dans laquelle les statuts, le pouvoir et la richesse seraient confisqués par les générations les plus anciennes, au détriment des plus jeunes ». La nature du contrat de travail continue de se dégrader : les jeunes actifs sont surreprésentés dans les emplois d’exécution. En outre, les inégalités sociales demeurent profondes au sein même des générations, en particulier pour les plus récentes. Parmi les jeunes, si les non-diplômés oscillent entre emplois précaires et chômage, les « gagnants de la compétition scolaire » peuvent espérer une insertion satisfaisante à moyen terme, notamment en accédant au salariat d’encadrement.

Au cours du dernier quart de siècle, la part des individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père reste stable. La position occupée à l’âge adulte reste toujours autant liée à l’origine sociale. Les trajectoires vers une autre catégorie socioprofessionnelle restent de faible amplitude. La reproduction sociale reste donc prégnante, que ce soit en haut ou en bas de l’espace sociale. D’une part, la plupart des emplois d’ouvriers et d’employés convergent en termes de salaires, de perspectives de carrière, de conditions de travail ou encore de rapport au travail. Or, parmi les enfants d’ouvriers et d’employés, la probabilité d’obtenir un emploi d’exécution n’a que légèrement diminué. D’autre part, les enfants ayant un père cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure ont une probabilité croissante de reproduire ce statut. Si la probabilité d’obtenir un emploi d’encadrement s’élève pour les enfants des classes populaires, elle augmente aussi pour les enfants les plus favorisés. Au final, les inégalités demeurent inchangées. La reproduction est également visible dans la transmission des diplômes au fil des générations. En effet, les enfants ayant des parents diplômés sont particulièrement favorisés dans l’accès aux diplômés du supérieur et par là aux meilleurs emplois. Les enfants des familles peu dotées en capital culturel sont par contre de plus en plus pénalisées. Puisque le revenu est fortement corrélé au niveau de diplôme, ces disparités contribuent à la reproduction des inégalités de revenus entre les générations.

Le troisième chapitre discute la portée du mouvement de la démocratisation scolaire : l’école est-elle un vecteur efficace de mobilité sociale ? Le niveau d’éducation a continuellement augmenté au fil des générations. Avec l’ouverture des différents niveaux du système éducatif aux enfants des classes populaires, les taux de scolarisation ont progressé à des âges de plus en plus élevés depuis les années soixante. Pourtant, plusieurs dizaines de milliers de jeunes quittent chaque année le système éducatif sans qualification, la part des bacheliers reste inférieure à 65 %, le taux de poursuites d’études supérieures diminue depuis le milieu des années deux mille… Or, la probabilité d’accéder rapidement à un emploi stable, les chances d’obtenir un emploi d’encadrement ou encore la probabilité d’échapper au chômage s’élèvent avec le niveau de diplôme. Les « vaincus » de la sélection scolaire sont donc durablement affectés par leur échec. De plus, les enfants des classes populaires sont surreprésentés parmi ces derniers, ce qui entretient un haut degré de reproduction scolaire. Si la part des enfants issus des classes populaires s’élève à chaque niveau, elle baisse toutefois rapidement tout au long du cursus scolaire. Les inégalités entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadres supérieurs ou d’enseignants ont été simplement repoussées plus loin dans le cursus.

Parallèlement à l’élévation du taux de scolarisation, la structure de chaque niveau d’enseignement se complexifie avec l’apparition de nouvelles filières qui ne destinent véritablement pas au même avenir, or celles-ci sont socialement très clivées. Le poids des inégalités sociales dans les trajectoires scolaires ne s’est pas significativement allégé au fil des décennies, ce qui explique la forte persistante de la reproduction sociale. Les jeunes issus des classes populaires ont certes allongé leur durée de scolarité, ils sont surreprésentés dans les études courtes du supérieure et sous-représentés dans les filières nobles de l’université, dans les classes préparatoires et dans les grandes écoles. Les enfants de parents fortement dotés en ressources économiques et/ou culturelles se distinguaient autrefois par la longueur de leur durée d’études ; ils se distinguent aujourd’hui par le jeu des filières. Au final, malgré l’ampleur de la massification scolaire observé ces dernières décennies, les progrès en termes de démocratisation scolaire ont été limités ; les inégalités scolaires expliquent la persistance de la reproduction sociale ; au lieu de promouvoir la mobilité sociale, l’école a justifié la stratification sociale.

Dans le dernier chapitre, Camille Peugny propose certaines pistes pour désamorcer les mécanismes de reproduction. Il est essentiel de desserrer l’étau de la reproduction sociale aussi bien pour récompenser le mérite individuel que pour favoriser la justice social en enrayant la reproduction des inégalités. Un premier levier d’action serait de rendre l’école véritablement démocratique en rompant avec l’élitisme qui l’emplit. Les inégalités dans la réussite scolaire apparaissent dès les premières années de scolarité, se renforcent très rapidement et apparaissent comme puissamment cumulatives, or l’effort éducatif, selon les niveaux d’enseignement, est particulièrement déséquilibré, notamment en défaveur de l’enseignement primaire. Il est donc nécessaire d’agir au sein même de l’école maternelle et de l’école primaire, à cet instant précis où elles sont les moins fortes en recrutant davantage d’enseignants, en adaptant leur formation et en réduisant l’effectif des classes. Il est en outre essentiel de faire bénéficier aux étudiants à l’université des mêmes conditions d’études que les élèves en classe préparatoire.

Afin de rendre les conditions de naissance moins déterminantes pour la trajectoire socioprofessionnelle, il apparaît en outre nécessaire de multiplier les « moments d’égalité » au cours du cycle de vie, c’est-à-dire les moments de formation, ce qui passe par la réalisation d’une véritable « révolution culturelle » : la formation initiale ne doit plus apparaître comme le seul temps du cycle de formation. Peugny propose la mise en place d’un dispositif universel d’accès à la formation. Ce dispositif s’appuierait sur un financement public d’un certain nombre d’années de formation que chaque individu serait libre d’utiliser à partir de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Si par exemple chacun se voyait doter d’une soixantaine de bons, un individu ayant suivi trois années d’études dans le supérieur pourrait potentiellement suivre deux années supplémentaires de formation lors de sa vie professionnelle. Cette instauration de bons mensuels de formation pourrait se coupler d’une ouverture des droits sociaux aux jeunes précarisés qui seraient ni en formation, ni en emploi. Alors qu’ils sont aujourd’hui exclus du système de solidarité nationale, les jeunes pourraient ainsi gagner leur autonomie plus tôt et seraient moins exposés à la pauvreté et à la désaffiliation sociale. Ce plus grand accès des jeunes à la formation et à l’autonomie leur permettrait d’exprimer plus facilement leur potentiel et renforcerait leur sentiment de maîtriser leur propre vie, une condition essentielle pour qu’ils assument pleinement leur rôle de citoyen.

 

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7 mars 2013 4 07 /03 /mars /2013 19:04

http://i.usatoday.net/news/gallery/2010/Week%20In%20Pictures/n100721_week/week11pg-horizontal.jpg

A l’exception du Japon, les rendements nominaux sur les obligations souveraines à dix ans ont évolué de la même manière au cours de la dernière décennie pour les principales économies avancées. A long terme, ils ont connu une forte tendance à la baisse et demeurent toujours à des niveaux historiquement faibles (cf. graphique 1). Dans un discours prononcé à San Francisco, Ben Bernanke (2013), le président de la Réserve fédérale, s’est penché sur ces évolutions et a souligné les diverses menaces que celles-ci impliquent pour la stabilité macrofinancière. Il a ainsi précisé les multiples contraintes qui pèsent sur l’orientation future de la politique monétaire américaine.

GRAPHIQUE 2  Rendements nominaux sur les obligations d’Etat à dix ans

TauxLongsBen1.jpg

source : Bernanke (2013)

Pour expliquer ces tendances, Bernanke revient sur la composition du taux nominal à dix ans. Celui-ci peut être désagrégé en trois composantes : les anticipations d’inflation, les anticipations des futurs taux de court terme et une composante résiduelle appelée prime à terme (term premium). Lorsque l’on observe à long terme, les taux effectifs et anticipés de l’inflation diminuent depuis le début des années quatre-vingt, ce qui exerce une pression à la baisse sur les taux longs (cf. courbe en bleu sur le graphique 2). Les anticipations d’inflation constituent toujours une composante positive des taux de long terme, mais bien plus faiblement que par le passé.

GRAPHIQUE 2  Décomposition du rendement des titres du Trésor à dix ans

TauxLongsBen2.jpg

source : Bernanke (2013)

Ensuite, les anticipations de futurs taux courts ont quant à elles connu une chute significative dans les économies majeures depuis 2006 (cf. courbe en noir). Selon Bernanke, la faiblesse des taux d’intérêt réels reflète la fragilité de la reprise dans les économies avancées, voire la dégradation de leurs perspectives de croissance à long terme. Cette atonie de l’activité exige que la politique monétaire demeure durablement accommodante pour consolider la reprise et réduire les risques déflationnistes. Les marchés s’attendent actuellement à ce que les taux courts restent en moyenne très proches de zéro au cours des dix prochaines années. La Fed conforte ces anticipations en réaffirmant régulièrement son intention de maintenir son taux directeur proche de zéro pour une grande partie de cette période.

La prime de terme a elle aussi diminué (cf. courbe en vert). Elle est particulièrement faible depuis le milieu des années deux mille. Selon Bernanke, cette baisse s’expliquerait avant tout par les faibles rendements et par la forte demande pour les titres de dette publique américains. La Fed contribue à cette demande à travers ses achats d’actifs à grande échelle. Les banques centrales et gouvernements des pays qui accumulent des réserves de devises sont une autre source de demande ; celle-ci apparaît alors comme la contrepartie des excédents de compte courant. Enfin, Bernanke rappelle que les titres de dette souveraine émis par les Etats-Unis jouent un rôle d’actifs sûrs ; par conséquent, ils ont été l’objet d’une forte demande avec les turbulences sur les marchés financiers et les comportements de fuite vers la sécurité (flight to safety), en particulier à partir de 2010.

La Fed a volontairement contribué, tant à travers ses mesures conventionnelles ou bien non conventionnelles, à cette évolution des taux longs. En réduisant fortement son taux directeur et en réaffirmant régulièrement sa détermination à le maintenir à un faible niveau tant que cela apparaît nécessaire, la banque centrale influence la deuxième composante des taux longs. Ses achats d’actifs à grande échelle affectent quant à eux la prime de terme. Ces diverses mesures visent précisément à améliorer l’environnement macroéconomique. Le faible niveau des taux d’intérêt est susceptible de stimuler l’investissement fixe et plus largement la demande globale, donc de renforcer la reprise économique. Les emprunteurs sont incités à allonger la maturité de leur dette. Plus spécifiquement, de faibles taux sur les crédits hypothécaires favorisent l’emprunt des ménages pour l’investissement immobilier, qui s'est révélé être le principal moteur de la reprise suite aux diverses récessions que les Etats-Unis ont connues au cours de l'histoire.

Toutefois, la faiblesse des taux longs pourrait menacer la stabilité financière, en l’occurrence si elle persiste ou bien si les taux longs remontent brutalement. En effet, lorsque les rendements sont faibles, les agents privés sont susceptibles de prendre des risques excessifs pour générer de la rentabilité, notamment en faisant l'usage d’un fort levier d’endettement. A ce titre, la Fed est justement accusée d’avoir maintenu ses taux directeurs trop longtemps top bas durant la première moitié des années deux mille et d’avoir ainsi directement contribué à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers qui ont conduit à la crise financière de 2007. En retardant le resserrement monétaire, la banque centrale étasunienne s’expose au risque de voir le même scénario se répéter. Elle doit également prendre en compte un second risque : si les taux longs remontent brutalement, les détenteurs d’instruments à revenu fixe subiront d’importantes pertes en capital. Les deux risques tendent en outre à se renforcer mutuellement. En effet, les investisseurs peuvent gagner en rentabilité en prenant un risque de duration et les pertes associées à une brutale remontée des taux longs seront alors particulièrement lourdes.

Ces risques pourraient être atténués par un resserrement de la politique monétaire, mais celui-ci serait alors susceptible d’endommager l’activité économique : une hausse prématurée des taux directeurs saperait une reprise déjà fragile, génèrerait des pressions déflationnistes et serait finalement elle-même source d’instabilité financière. Un éventuel resserrement de la politique monétaire pourrait même conduire paradoxalement à une nouvelle diminution des taux longs : les anticipations d’inflation et de croissance seraient revues à la baisse ; la dégradation de l’activité et la déstabilisation des marchés financiers renforceraient la demande d’actifs sûrs. Seule une économie forte peut offrir des rendements réels élevés aux épargnants et investisseurs.

Afin d’atténuer le risque de brutales hausses de taux d’intérêt, la Fed cherche activement à jouer sur le canal des anticipations. Depuis quelques années, elle détaille toujours plus amplement ses prévisions macroéconomiques, justifie davantage ses décisions, mais rend aussi publiques ses propres anticipations quant à l’orientation future de sa politique monétaire. En déclarant le probable sentier que suivra à l’avenir son taux directeur et en s’efforçant de le respecter, la Fed espère gagner en crédibilité et ancrer plus efficacement les anticipations des agents privés. Cette stratégie de forward guidance  vise non seulement à renforcer la stabilité financière, mais aussi à catalyser la reprise économique : la garantie d’un maintien des taux directeurs à un faible niveau, malgré l'apparition d’éventuelles poussées inflationnistes, stimulerait la demande globale.

Ryan Avent (2013) tire plusieurs conclusions du discours de Bernanke. Tout d’abord, la stabilité des prix, en poussant les taux nominaux à de faibles niveaux, apparaîtrait comme un obstacle à la stabilité macroéconomique et financière ; on retrouve l'une des conclusions de la Banque des Règlements Internationaux. En outre, une accélération de l’inflation pourrait être associée à des taux de rendement plus élevés. En effet, à court terme, lorsque les taux nominaux sont contraints par leur borne inférieure zéro (zero lower bound), la seule manière de réduire les taux réels de court terme est de pousser les anticipations d’inflation à la hausse. Dans une situation de trappe à liquidité, une corrélation apparaîtrait alors entre l’inflation et la croissance réelle. Avent en conclut que les banques centrales font peut-être face à un nouveau trilemme à moyen terme : elles ne peuvent simultanément obtenir une faible inflation, un faible chômage et la stabilité financière. Elles doivent nécessairement abandonner l'un des trois objectifs pour espérer atteindre les deux autres.

 

Références

AVENT, Ryan (2013), « Monetary policy: The low rate conundrum », in Free Exchange (blog), 4 mars.

BERNANKE, Ben S. (2013), « Long-term interest rates », discours à la Réserve fédérale de San Francisco, 1er mars.

HAMILTON, James (2013), « Bernanke on long-term interest rates », in Econbrowser (blog), 3 mars.

TURNER, Philip (2013), « Benign neglect of the long-term interest rate », Banques des Règlements Internationaux, working paper, n° , février.

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5 mars 2013 2 05 /03 /mars /2013 23:53

A long terme, l’évolution de la production par tête et la progression du revenu par habitant dépendent directement de la main-d’œuvre employée, du montant accumulé de capital physique et humain et de la technologie disponible. Pourtant, la présence de travailleurs qualifiés ou l’abondance en ressources naturelles ne suffisent pas pour générer de la croissance. Les institutions pourraient être une cause plus fondamentale de la croissance économique en influençant l’accumulation des facteurs et le progrès technique. Selon Douglass North (1990), « les institutions sont les règles du jeu dans une société ou, plus formellement, elles sont les contraintes humainement conçues qui façonnent l’interaction humaine, que celle-ci soit politique, sociale ou économique ». Les institutions déterminent comment les ressources économiques et le pouvoir politique sont répartis entre les différents individus et groupes composant une société, ce qui a deux implications majeures [Acemoglu et alii, 2005]. D’une part, c’est notamment à travers cette répartition que les institutions économiques exercent une fonction incitative sur les comportements économiques et façonnent la trajectoire même de la croissance économique : elles influencent l’investissement des agents dans l’accumulation du capital physique et humain et dans l’activité d’innovation, mais cette influence peut aussi bien être positive que négative. D’autre part, puisque les institutions déterminent justement la répartition des ressources économiques et du pouvoir politique, la définition du cadre institutionnel est l’objet de lutte entre les différents groupes, chacun d’entre eux cherchant à imposer les institutions qui lui sont les plus favorables. C’est l’issue même de cette lutte qui va alors déterminer si le cadre institutionnel va en définitive influencer positivement ou négativement le potentiel de croissance de l’économie.

Dans leurs multiples travaux, Daron Acemoglu et James Robinson font la distinction entre les institutions inclusives et les institutions extractives ; seules les premières sont favorables à la prospérité du pays, tandis que les secondes étouffent l’activité entrepreneuriale. Les institutions sont dites inclusives lorsqu'elles contraignent le pouvoir pouvoir politique et que le système des droits de propriété profite à une majorité de la population, c’est-à-dire lorsque la majorité des agents peuvent alors s’approprier les fruits de leurs investissements et plus largement espérer obtenir une part des richesses produites dans l’économie. Lorsque l’accès à l’éducation est ouvert à tous et lorsque le système de protection de la propriété intellectuelle est suffisamment élaboré, les entrepreneurs profitent alors de la diffusion des connaissances et se lancent dans l’activité d’innovation, ce qui permet ainsi à l’économie de se rapprocher de la frontière technologique. En revanche, les institutions sont dites extractives lorsque le système des droits de propriété ne bénéficie qu’à une infime fraction de la population. Les sociétés où les institutions extractives prédominent seront susceptibles de connaître une stagnation économique. En effet, l’élite délaissera les activités innovantes pour se vouer à la seule quête de rentes (rent-seeking). Elle cherchera notamment à promouvoir les institutions qui perpétuent les inégalités de richesse et reproduisent le partage actuel du pouvoir. Tant qu’une minorité s’accapare la majorité des fruits de la croissance, le reste de la population ne sera pas non plus incitée à se lancer dans l’entrepreneuriat et l’innovation.

Les différences institutionnelles observées d’un pays à l’autre peuvent alors expliquer pourquoi certains pays expérimentent des taux élevés de croissance, tandis que d’autres connaissent une stagnation économique, voire tombent dans une trappe à pauvreté. L’hétérogénéité institutionnelle expliquerait notamment pourquoi la Révolution industrielle s’est déroulée dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle : celle-ci aurait profité de son avance institutionnelle sur les autres pays, notamment en renforçant les droits de propriété. Le système des brevets fut notamment introduit en 1624. Alors qu’elle ne disposait pas de compétences techniques plus élevées, l’Angleterre a su ainsi adapter ses institutions formelles aux besoins changeants de l’économie.

On peut ainsi relier l’avantage comparatif de l’Angleterre dans la production de biens manufacturés avancés à son cadre institutionnel. Nathan Nunn et Daniel Trefler (2013) ont observé comment le cadre institutionnel d'un pays peut façonner ses échanges extérieurs. Dans leur optique, les institutions domestiques peuvent constituer une source d’avantage comparatif dans le commerce international, et ce sans même forcément influencer directement les dotations factorielles ou non. Afin de montrer l’importance des institutions formelles, Nunn et Trefler considèrent la production d’un avion de ligne commercial. Sa production nécessite d’importants efforts d’innovation de la part de toutes les parties impliquées dans la transaction. Puisque ces efforts peuvent difficilement être observés dans un cadre légal et que l’innovation est par définition soumise à l’incertitude, les parties prenantes ne peuvent souscrire qu’à des contrats incomplets. A l’inverse, un produit standardisé tel que le jeans n’exige pas d’intrants spécifiques à sa production et les tâches de fabrication peuvent facilement faire l'objet de contrats. Par conséquent, un pays disposant de bonnes institutions contractuelles et d'un système élaboré de brevets va avoir des coûts relativement faibles dans la production d’avions et des coûts relativement élevés dans la production de jeans. Outre les institutions contractuelles et les droits de propriété, les institutions financières sont également une source d'avantage comparatif. Par exemple, les industries faisant face à des coûts fixes importants doivent avoir accès à des financements extérieurs, or ce financement sera moins coûteux si les investisseurs extérieurs sont protégés contre l’éventuel comportement opportuniste des insiders, notamment des PDG. Enfin, les institutions du marché du travail affectent elles aussi l’avantage comparatif. Celles-ci comprennent les institutions déterminant la capacité d’une entreprise et de ses salariés à se lier par des contrats qui garantissent que ces derniers fournissent un niveau élevé d’efforts ou bien encore les institutions affectant les coûts d’embauche et de licenciement.

La causalité peut aller dans le sens inverse : le commerce international peut rétroagir sur les institutions domestiques en affectant la répartition de la richesse et du pouvoir au sein de l’économie. En l’occurrence, il enrichit certains groupes d’individus qui sont alors susceptibles d’obtenir suffisamment de pouvoir politique pour aiguillonner le changement institutionnel. Nunn et Trefler rappellent l’exemple savamment analysé par la littérature néo-institutionnelle, en l'occurrence le commerce triangulaire en Atlantique du dix-septième au dix-neuvième siècle (cf. notamment Acemoglu et alii, 2005). Ce commerce a enrichi une élite dans les plantations aux Caraïbes qui utilisa alors ses richesses pour évincer les travailleurs du pouvoir politique, de l’éducation et de l’accès aux biens publics. Il enrichit également en Europe une classe de marchands qui utilisèrent leurs richesses pour développer le système de droits de propriété qui se révéla favorable à la croissance économique. Enfin, en Afrique, la pratique de l’esclavage s’est traduite par une détérioration des institutions locales et des droits de propriété. La diversité des réponses institutionnelles au commerce international s’expliquerait par les caractéristiques des « exportations », donc de l’avantage comparatif initial.

Daniel Trefler, dans une étude co-réalisée avec Daniel Puga, avait poursuivi l’analyse en observant les effets du commerce international sur l’économie vénitienne entre 800 et 1350 [Puga et Trefler, 2013]. Au neuvième siècle, Venise devint politiquement indépendante. Son indépendance et sa position géographique privilégiée lui permirent de profiter de l'essor des relations commerciales entre l’Europe occidentale et l'Orient. Le développement, tout d’abord exogène, du commerce à longue distance enrichit un groupe de marchands qui utilisa ses nouvelles ressources pour renforcer les contraintes sur l’exécutif et notamment pour établir un parlement en 1172 qui devint par la suite l’ultime source de légitimité politique. Des innovations émergèrent dans les institutions contractuelles, afin de résoudre les problèmes liés aux rédactions de contrat à l’étranger, et catalysèrent ainsi la mobilisation du capital à grande échelle, ce qui permit un développement, cette fois-ci endogène, du commerce à longue distance. Ce dernier a donc tout d’abord stimulé le changement institutionnel et l’activité économique, mais pour ensuite les décourager. En effet, à partir de la fin du treizième siècle, un groupe de très riches marchands s’évertua à enrayer la concurrence dans le champ politique, en rendant la participation héréditaire, mais aussi dans le champ économique, en érigeant des barrières aux activités les plus lucratives du commerce à longue distance. Cette tentative de capture des rentes a finalement sapé le dynamisme institutionnel de Venise et fragilisé la cité médiévale face aux concurrents.

 

Références Martin ANOTA

ACEMOGLU, Daron, Simon JOHNSON & James ROBINSON (2005), « Institutions as the fundamental cause of long-run growth », in P. Aghion & Durlauf (dir.), Handbook of Economic Growth, Elsevier. Quelques extraits traduits ici.

NORTH, Douglas C. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press.

NUNN, Nathan, & Daniel TREFLER (2013), « Domestic institutions as a source of comparative advantage », NBER working paper, n° 18851, février.

PUGA, Diego, & Daniel TREFLER (2012), « International trade and institutional change: Medieval Venice's response to globalization », CEPR discussion paper, n° 9076, août.

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