Face à la hausse insoutenable de plusieurs primes de risque souverain, les Etats-membres de la zone euro ont poursuivi depuis quatre ans des stratégies de consolidation budgétaire pour restaurer ou conserver la confiance des marchés financiers et tenter de stabiliser leur endettement public. Les fortes turbulences observées sur les marchés de la dette souveraine depuis 2010 ont tout d’abord touché la Grèce, puis l’Irlande, le Portugal et d’autres pays « périphériques » de la zone euro pour menacer au final le reste des Etats-membres et l’existence même de la devise unique. Outre les interactions pernicieuses entre les risques bancaire et souverain que la faiblesse de la croissance économique exacerbe, les dettes externes ont joué aussi un rôle clé dans l’émergence et l’aggravation de la crise européenne. Celle-ci n’est pas le simple produit de l’insuffisante discipline budgétaire des Etats-membres.
Ruo Chen, Gian-Maria Milesi-Ferretti et Thierry Tressel (2012) ont examiné plus finement les déterminants internes et externes à la zone euro des déséquilibres de comptes courants de ses membres. Les déséquilibres individuels apparaissent dans une large mesure comme le produit de chocs commerciaux trouvant leur origine à l’extérieur de l’union monétaire. L’émergence de l’économie chinoise s'est traduite par une forte demande pour les biens d’équipement allemands, tandis que les produits chinoises évincèrent sur les marchés à l'exportation les produits des pays débiteurs de la zone euro. La hausse des prix des matières premières et notamment du pétrole (qui fut elle-même alimentée par le développement chinois) participa également à détériorer les soldes commerciaux, tandis que le supplément de revenus capté par les pays producteurs de pétrole alimenta directement la demande en biens d’équipement allemands. En se fondant sur la compression des coûts salariaux domestiques, la stratégie de croissance menée tout au long de la décennie par l’Allemagne a exercé un puissant choc déflationniste au sein de la zone euro et oeuvré substantiellement à la divergence des différentiels de compétitivité. Les entreprises allemandes poursuivirent leur développement à l’étranger en s’implantant notamment dans les pays d’Europe centrale et orientale pour profiter d’un plus haut rendement du capital et de plus faibles salaires ; ces derniers ont aussi particulièrement bénéficié à la compétitivité de l’Europe émergente et stimulé ses exportations à destination des pays débiteurs de la zone euro. L’appréciation brutale du taux de change nominal de l’euro a également fortement pesé sur la compétitivité des pays déficitaires de la zone euro en raison de leurs prix et coûts domestiques. Le financement accommodant que la périphérie trouva auprès du cœur de la zone euro lui permit de faire face à l’appréciation réelle des taux de change et retarda au final l’ajustement nécessaire pour que la divergence des performances commerciales dans l’union monétaire soit stoppée et renversée.
L’intégration financière de la zone euro a joué un rôle majeur dans la persistance des déséquilibres courants. Malgré l’existence de déséquilibres commerciaux significatifs avec le reste du monde, les déficits courants de certains membres de la zone euro furent principalement financés par l’excédent des autres membres. Les déficits commerciaux enregistrés avec le reste du monde furent financés par un afflux net de capitaux depuis le cœur de la zone euro. Plus exactement, les flux de capitaux internes à la zone euro vinrent financer la dette souveraine dans le cas de la Grèce, l’emprunt du secteur financier dans le cas de l’Espagne ou de l’Irlande, voire les deux dans le cas de l’Italie ou du Portugal. Les investisseurs non résidant dans la zone euro ont à leur tour accru leurs créances sur des pays tels que l’Allemagne et la France. Les investisseurs de la zone euro perçurent davantage les titres émis par les pays périphériques comme de proches substituts aux titres émis par le cœur européen que ne le firent les investisseurs extérieurs à la zone monétaire.
Entre la création de l’euro au tournant du millénaire et l’éclatement de la crise mondiale en 2008, la hausse des déficits courants et des dettes externes reflétèrent avant tout une aggravation des bilans des agents privés. En l’occurrence, la hausse significative de la dette des ménages qui lui fut sous-jacente fut durablement dissimulée par le boom des prix d’actifs. Ce n'est que lorsque ces derniers se retournèrent que les profonds déséquilibres accumulés au cours du temps se révélèrent pleinement. Cette détérioration des bilans privés au sein des pays débiteurs fut plus ou moins directement financée par les achats de titres publics par les non-résidents et par le recours accru des banques au financement externe. Les équilibres extérieurs des pays débiteurs s’expliquent donc notamment par les ventes de titres publics auxquelles procédèrent les agents privés résidents. Au final, la part de la dette publique des pays débiteurs détenue par les non résidents s’accrut fortement sur la période alors même que la dette souveraine ne connut qu’une hausse limitée en points de pourcentage.
Suite à l’unification monétaire, les mécanismes clés d’ajustement de l’équilibre extérieur furent inopérants. Les chocs commerciaux susmentionnés auraient en effet exigé une dépréciation réelle du taux de change pour que se restaure la soutenabilité extérieure à long terme des pays déficitaires. Les flux de capitaux internes à la zone euro et l’appréciation tendancielle du taux de change nominal de l’euro contribuèrent au contraire à renforcer l’appréciation réelle de la devise et ainsi à dégrader davantage les performances à l’exportation des pays périphériques. La nature asymétrique des chocs subis par les pays européens exige selon Chen et alii la mise en place au niveau fédéral de puissants mécanismes de partage du risque macroéconomique et de transferts budgétaires entre les pays. La réalisation d’une union budgétaire est d’autant plus opportune pour l’ajustement des pays aux chocs qui leur sont spécifiques que la mobilité du travail s’avère limitée entre les pays et que les marchés du travail présentent de profondes rigidités. En outre, le processus d’ajustement serait amplement facilité par un renforcement de la demande étrangère et par une forte dépréciation de l’euro. L’accent mis aujourd’hui sur l’austérité budgétaire risque de se révéler dans ce contexte comme particulièrement contreproductif tant pour la résolution des déséquilibres des comptes publics que pour celle des déséquilibres de comptes courants.
Références Martin ANOTA