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29 septembre 2020 2 29 /09 /septembre /2020 16:35
Quels sont les rendements sociaux de l’innovation ?

Depuis les travaux de Robert Solow (1956), les économistes tendent à considérer les avancées technologiques comme le principal moteur de la croissance à long terme. Et leurs gains pour la collectivité ne sont pas qu'économiques : notamment en raison de leur impact sur le niveau de vie, les innovations contribueraient tout particulièrement à l’amélioration de la santé humaine et à l’allongement de l’espérance de vie. 

La littérature suggère toutefois que les rendements privés de l’innovation, c’est-à-dire les gains qu’en tirent les innovateurs, sont susceptibles de différer des rendements collectifs de l’innovation, c’est-à-dire les gains qu’en tire l’ensemble de la collectivité. Le processus d’innovation est en effet marqué par divers effets de débordement (spillovers). Ceux-ci incluent des bénéfices pour les utilisateurs, notamment pour les entreprises qui disposent alors d’équipements et intrants plus performants et moins chers et pour les ménages qui gagnent en pouvoir d’achat et en satisfaction, ne serait-ce que parce qu’ils se voient offrir une plus large gamme de produits ; des bénéfices pour les imitateurs, qui peuvent ainsi commercialiser l’innovation sans avoir eu à entreprendre les dépenses de recherche-développement ; mais aussi des bénéfices indirects pour les innovateurs eux-mêmes, dans la mesure où la découverte de nouvelles idées accroît le stock de savoirs dont disposent les innovateurs, notamment ceux des générations futures, pour trouver à leur tour de nouvelles idées [Romer, 1990].

En raison de ces effets de débordement, les rendements privés de l’innovation sont susceptibles d’être plus faibles que les rendements collectifs de l’innovation, si bien qu’il risque d’y avoir un sous-investissement dans l’innovation : les efforts d’innovation seraient moindres que ce qui serait optimal pour l’ensemble de la collectivité, tout simplement parce que les innovateurs ne prennent en compte que leurs gains privés, et non les rendements sociaux, pour déterminer leur niveau d'investissement.

Mais d’autres forces pourraient au contraire amener les innovateurs à investir excessivement dans l’innovation. Il pourrait notamment y avoir un effet d’éviction (« business-stealing effect ») dans la mesure où l’innovation rend obsolètes certains produits existants et érode ainsi les rentes des précédents innovateurs, captées par les nouveaux innovateurs [Aghion et Howitt, 1992]. Il pourrait aussi y avoir des coûts intertemporels si la découverte de nouvelles idées aujourd’hui accroît le coût de découverte de nouvelles idées à l’avenir, etc.

Les économistes ont ainsi cherché à estimer les rendements sociaux de l’innovation : certains ont réalisé des études de cas focalisées sur des technologies spécifiques ; d’autres, comme Nicholas Bloom et alii (2013), ont réalisé des régressions pour déterminer quels gains de productivité sont associés aux investissements en recherche-développement réalisés au niveau d’une entreprise, d’un secteur ou d’un pays ; d’autres encore ont cherché à déterminer les gains de l'innovation en calibrant les modèles de croissance aux données. Ces diverses approches aboutissent généralement à la conclusion que les rendements sociaux de la recherche-développement sont élevés, mais elles font face à diverses limites méthodologiques. En l’occurrence, les résultats tirés des études de cas de technologies spécifiques peuvent ne pas se généraliser aux autres technologies. Les méthodes basées sur les régressions font quant à elles face à des problèmes d’interprétation des causalités. En outre, une partie des effets de débordement leur échappe : par exemple, elles n’incorporent pas le rôle de la recherche fondamentale et les effets retardés que cette dernière peut avoir la découverte de nouvelles applications commerciales.

Afin de contourner ces problèmes, Benjamin Jones et Larry Summers (2020) ont opté pour une nouvelle approche : ils proposent d'estimer les rendements de l’innovation en « prenant au sérieux » l’approche initiée par Solow, c’est-à-dire en partant du principe que le taux de croissance du PIB par personne est équivalent au taux de croissance de la productivité globale des facteurs. Ils déterminent les rendements moyens des investissements dans l’innovation en liant le coût moyen de ces investissements à la hausse de la production agrégée qu’ils entraînent. En posant y le revenu par tête, x l’investissement dans l’innovation par tête, r le taux d’actualisation et g la hausse de la productivité générée par une année d’investissements dans l’innovation, alors Jones et Summers obtiennent le ratio bénéfices sur coûts p suivant :

p = (g/r) / (x/y)

L’idée sous-jacente est qu’en investissant une part (x/y) du PIB dans l’innovation au cours d’une période donnée, un économie accroît de façon permanente la productivité d’un pourcentage g, dont la valeur actualisée est g/r. Par exemple, aux Etats-Unis, la part de la recherche-développement dans le PIB (x/y) s’élève à environ 2,7 % et la croissance de la productivité (g) est d’environ 1,8 %. Par conséquent, selon les taux d’actualisation standards, un dollar d’investissement en recherche-développement à un instant donné se traduit en moyenne par un bénéfice de 10 dollars pour l’ensemble de l’économie américaine.

Pour réaliser leurs estimations des rendements de l’innovation, Jones et Summers prennent en compte l’éventualité que les gains de la recherche-développement puissent n’apparaître que lentement, que l’approfondissement du capital puisse expliquer une partie des gains de productivité et qu’une partie de la croissance de la productivité puisse se faire sans recherche-développement formelle, par exemple via l’apprentissage par la pratique (learning-by-doing). Même avec des hypothèses qu’ils jugent très conservatrices, Jones et Summers n’obtiennent guère de rendements moyens inférieurs à 4 dollars pour tout dollar dépensé : les bénéfices que tire la collectivité des efforts d’innovation représentent des multiples des coûts d’investissement. Lorsqu’en outre ils prennent en compte les bénéfices en termes de santé, le biais d’inflation qui amène à sous-estimer les gains des améliorations de produits ou les effets de débordement internationaux via lesquels les pays profitent des investissements dans l’innovation entrepris par les économies à la frontière technologique, Jones et Summers dégagent des rendements sociaux supérieurs à 20 dollars pour tout dollar dépensé. Ils en concluent qu’il est tout à fait justifié que les gouvernements promeuvent l’innovation : celle-ci rapporte plusieurs fois ce qu’elle coûte.

 

Références

AGHION, Philippe, & Peter HOWITT (1992), « A model of growth through creative destruction », in Econometrica, vol. 60, n° 2.

BLOOM, Nicholas, Mark SCHANKERMAN, & John VAN REENEN (2013), « Identifying technology spillovers and product market rivalry », in Econometrica, vol. 81, n° 4.

JONES, Benjamin F., & Lawrence H. SUMMERS (2020), « A calculation of the social returns to innovation », NBER, working paper, n° 27863. 

ROMER, Paul (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

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13 septembre 2020 7 13 /09 /septembre /2020 14:27
Le paradoxe de l’épargne a-t-il été à l’œuvre lors de la Grande Dépression ?

C’est lors de la Grande Dépression que la macroéconomie a réellement émergé, en l’occurrence avec l’interprétation que John Maynard Keynes (1936) proposa de cet événement : la contraction de l’activité économique que l'économie connaissait alors s’expliquerait essentiellement par l’insuffisance de la demande globale. Dans la logique néoclassique, la hausse de l’épargne stimule la croissance économique, dans la mesure où elle accroît les fonds disponibles pour financer l’investissement. Dans la logique keynésienne, non seulement l’épargne n’est pas nécessaire à l’investissement, mais en outre son accroissement nuit à l’activité économique. En effet, les entreprises prennent leurs décisions de production, d’investissement et d’embauche en fonction de leurs anticipations de demande. Si elles se retrouvent contraintes en termes de débouchés, elles ne seront pas incitées à accroître leurs capacités de production : l’accroissement de l’épargne déprime l’investissement et, notamment par ce biais-là, la croissance économique. Ainsi, si l’épargne est vertueuse pour un agent pris isolément, elle se révèle nocive lorsque l’ensemble des agents accroissent simultanément leur épargne : c’est le paradoxe de l’épargne.

Ce dernier a ainsi été régulièrement mobilisé pour expliquer les contractions de l’activité économique : récemment, Gauti Eggertsson et Paul Kugman (2012), Gianluca Benigno et Luca Fornaro (2016), Luca Fornaro et Federica Romei (2019) ou encore Edouard Challe (2020) ont souligné l’importance de l’épargne de précaution lors des récessions, notamment lors des épisodes comme la stagnation japonaise des années 1990, la crise financière mondiale de 2008 et même l’actuelle crise du coronavirus. Pourtant, le rôle de l’épargne de précaution a beau avoir été placé au premier plan dans l'interprétation keynésienne de la Grande Dépression, le rôle exact qu'il a joué lors de cet épisode est resté dans un relatif angle mort dans les analyses empiriques.

Afin de l’éclairer, Victor Degorce et Eric Monnet (2020b) ont étudié les données relatives à 22 pays sur la période allant de 1920 à 1936. Leur analyse tend à conforter l’idée qu’un véritable paradoxe de l’épargne ait été à l’œuvre au début des années 1930 : la Grande Dépression a été associée à une forte hausse des dépôts dans les institutions de collecte d’épargne à travers le monde. En moyenne, les dépôts bancaires ont décliné de 14,4 % entre 1928 et 1933, mais parallèlement les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne ont augmenté de 116,5 %. Par conséquent, le ratio rapportant les dépôts détenus dans les institutions de collecte d’épargne sur les dépôts bancaires s’est fortement accru. Les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne représentaient 24 % du PIB en 1933, contre 16 % en 1928. Les dépôts bancaires ayant décliné au même rythme que le PIB, leur poids rapporté au PIB resta constant au cours de la période.

Christina Romer (1990) avait déjà suggéré que le krach boursier de 1929 avait amené les agents à retarder leurs achats de biens durables en intensifiant l’incertitude, mais son analyse ne se focalisait pas sur le comportement de l’épargne. En outre, comme le concluaient Richard Grossman et Christopher Meissner (2010) en synthétisant la littérature existante, notamment les contributions de Charles Kindleberger (1973) et de Barry Eichengreen (1992), si l’effondrement boursier d’octobre 1929 à Wall Street semble effectivement avoir significativement contribué à la contraction de l’activité, il ne semble pas que ce soit le cas des autres krachs boursiers qui ont ponctué la Grande Dépression.

Lorsqu’ils se penchent sur les mécanismes exacts qui ont été à l’œuvre derrière le paradoxe de l’épargne au cours de la Grande Dépression, Degorce et Monnet en viennent à conclure que ce sont surtout les crises bancaires, et non les effondrements boursiers, qui ont alimenté l’épargne de précaution en nourrissant une forte incertitude à propos des perspectives économiques et financières futures : cette incertitude a incité les ménages et les entreprises à retarder leurs achats et à épargner, ce qui a déprimé la croissance économique en provoquant un puissant choc de demande négatif. Les estimations de panel que réalisent Degorce et Monnet font apparaître une corrélation négative entre le PIB réel et les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne dans le sillage des crises bancaires. 

Plusieurs analyses d’inspiration monétariste, comme celle de Milton Friedman et Anna Schwartz (1963) et celle de Ben Bernanke (1983), ont souligné depuis longtemps l’importance des faillites bancaires dans la contraction de l’activité économique, mais l’accroissement de l’épargne de précaution que Degorce et Monnet mettent en évidence opère via un autre canal et contribue significativement à expliquer la gravité de la Grande Dépression. Les calculs au dos de l’enveloppe qu’ils réalisent suggèrent que l’effet négatif de l’épargne de précaution sur la croissance économique a été au moins aussi important que l’impact direct du déclin de l’activité bancaire entre 1930 et 1932, lorsque les crises bancaires ont atteint leur pic. Selon leurs estimations, l’épargne de précaution et la crise bancaire ont chacune contribué à 15 % du déclin cumulé du PIB au cours de la Grande Dépression.

 

Références 

BENIGNO, Gianluca, & Luca FORNARO (2016), « Stagnation traps », in The Review of Economic Studies, vol. 85, n° 3.

BERNANKE, Ben S. (1983), « Non-monetary effects of the financial crisis in the propagation of the Great Depression », in The American Economic Review, vol. 73, n° 3.

CHALLE, Edouard (2020), « Uninsured unemployment risk and optimal monetary policy in a zero-liquidity economy », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 12, n° 2.

DEGORCE, Victor, & Eric MONNET (2020a), « The Great Depression as a saving glut », in Economic History Society, The Long Run (blog), 7 mai.

DEGORCE, Victor, & Eric MONNET (2020b), « The Great Depression as a saving glut », CEPR, discussion paper, n° 15287.

EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap: A Fisher-Minsky-Koo approach », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 127, n° 3.

EICHENGREEN, Barry J. (1992), Golden Fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939, éditions Oxford University Press.

FORNARO, Luca, & Federica ROMEI (2019), « The paradox of global thrift », in American Economic Review, vol. 109, n° 11, 3745-79.

FRIEDMAN, Milton, & Anna J. SCHWARTZ (1963), A Monetary History of the United States, 1867-1960, éditions Princeton University Press.

GROSSMAN, Richard S., & Christopher M. MEISSNER (2010), « International aspects of the Great Depression and the crisis of 2007: Similarities, differences, and lessons », in Oxford Review of Economic Policy, vol. 26, n° 3.

KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, éditions MacMillan & Co.

KINDLEBERGER, Charles P. (1973), The World in Depression, 1929-1939, éditions Allen Lane.

ROMER, Christina D. (1990), « The Great Crash and the onset of the Great Depression », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 105, n° 3.

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31 juillet 2020 5 31 /07 /juillet /2020 14:16
r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ?

Toute récession dégrade à court terme les finances publiques, d’une part, parce que la contraction de l’activité entraîne une chute des recettes fiscales et, d’autre part, parce que les gouvernements adoptent généralement des plans de relance pour stimuler l’activité. Ainsi, il y a un peu plus d’une décennie, la crise financière mondiale avait conduit à une forte hausse des dettes publiques des pays développés, alors que celles-ci atteignaient déjà initialement un niveau jugé élevé [Mauro et alii, 2015 ; Yared, 2019]. En entraînant l’une des plus puissantes contractions que l’économie mondiale ait connues depuis le dix-neuvième siècle, l’actuelle épidémie de Covid-19 s'est accompagnée d'une nouvelle envolée des dettes publiques : les gouvernements ont notamment adopté lors du confinement des plans de soutien pour maintenir au maximum intact le potentiel de production, puis des plans de relance pour stimuler la demande une fois les mesures de confinement relâchées [Blanchard, 2020]. Ces dérapages des finances publiques ne manquent pas de susciter des craintes quant à la soutenabilité des dettes publiques : ces dernières peuvent se retrouver sur une trajectoire explosive et les Etats en situation de défaut de paiement.

La littérature considère que la soutenabilité de la dette publique dépend étroitement de l’écart entre le taux d’intérêt (r) que le gouvernement verse à ses emprunteurs et le taux de croissance nominal (g) de l’économie. Si le différentiel est négatif, c’est-à-dire si le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance, la dette publique risque de connaître une trajectoire explosive, en raison d’un effet boule de neige. L’Etat doit alors générer un excédent primaire pour stabiliser, voire réduire, son ratio d’endettement. Par contre, si le différentiel est négatif, c’est-à-dire si le taux de croissance est supérieur au coût de l’emprunt public, alors le gouvernement peut se contenter de reconduire sa dette, voire même se permettre un léger déficit primaire, et pourtant voir son ratio dette publique sur PIB décliner sans avoir eu à augmenter ses impôts.

Les économistes supposent souvent dans leurs modélisations que l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance est positif. Or, ce différentiel a en fait eu tendance à décliner à partir des années quatre-vingt, puis à devenir négatif dans plusieurs pays dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008 (cf. graphique). Les taux d’intérêt ont en parallèle eu tendance à baisser et ils atteignent un très faible niveau depuis la crise financière.

GRAPHIQUE  Taux d’intérêt, taux de croissance et dette publique des pays développés (en %)

r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ?

source : Lian et alii (2020)

Pour Olivier Blanchard (2019), ces deux tendances viennent justifier l’adoption de plans de relance budgétaires en vue de stimuler la croissance économique. En effet, un rg négatif à long terme contribue à maintenir la dette publique sur une trajectoire soutenable, tandis que la faiblesse des taux d’intérêt accroît la taille du multiplicateur budgétaire : les plans de relance s’avèrent dans une telle situation particulièrement efficaces pour stimuler l’activité en cas de récession.

Blanchard notait que l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance avait souvent été négatif par le passé dans le cas des Etats-Unis. En étudiant les données relatives à 55 pays développés et émergents sur deux siècles, Paolo Mauro et Jing Zhou (2020) observent de leur côté que le différentiel a également souvent été négatif pendant de longues périodes au cours de l'histoire dans les autres pays développés et parmi les pays émergents. Mais ils notent aussi que ces périodes ont souvent été marquées par une répression financière ; le différentiel tend à être positif en période de pleine libéralisation financière.

Surtout, le différentiel s’avère inutile pour prédire les défauts souverains : il n’est pas plus élevé à la veille de tels événements qu’en temps normal. En outre, les taux d’intérêt marginaux, sur les nouveaux emprunts publics ou sur le marché secondaire, s’accroissent souvent fortement et brutalement, à peine quelques mois avant le défaut. Les constats auxquels aboutissent Mauro et Zhou ne parviennent donc à rassurer : beaucoup de crises souveraines sont survenues après plusieurs années de faibles écarts. Indépendamment du différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance, les Etats peuvent facilement et rapidement perdre la confiance des marchés financiers, donc l’accès à ces derniers.

Ces résultats amènent à ne pas négliger la possibilité d’équilibres multiples : même en l’absence de chocs, l’économie peut brutalement passer d’un bon équilibre (où la dette publique est perçue comme soutenable et où les créanciers de l’Etat réclament un faible taux d’intérêt) à un mauvais équilibre (où la dette publique est perçue comme insoutenable, ce qui amène les marchés à exiger un plus haut taux d’intérêt et conduit effectivement la dette sur une trajectoire insoutenable). Dans une telle situation, même un Etat présentant de saines finances est susceptible de perdre la confiance des marchés.  

De leur côté, en observant un échantillon de 56 pays développés et émergents, Weicheng Lian, Andrea Presbitero et Ursula Wiriadinata (2020) estiment que l’actuel épisode de rg négatif pourrait ne pas durer longtemps. En effet, depuis le milieu du vingtième siècle, la durée des épisodes de différentiel intérêt-croissance négatif a été d’autant plus brève que le niveau de dette publique était initiallement élevé. Relativement aux pays faiblement endettés, les pays fortement endettés ont eu significativement plus de chances de connaître une inversion du signe du différentiel, en l’occurrence de voir celui-ci passer de négatif à positif. En effet, lorsqu’un pays connaît une période de rg négatif d’au moins deux ans, la probabilité que cet écart devienne positif est de 25 % lorsque ce pays fait partie de 50 % des pays les moins endettés, mais de 75 % lorsqu’il fait partie des 25 % des pays les plus endettés.

Ensuite, Lian et ses coauteurs constatent qu’un niveau de dette publique plus élevé (et croissant) est en moyenne associé à un rg plus élevé : selon eux, il est probable que les dettes publiques élevées soient associées à des coûts d’emprunt élevés, ce qui déprime la croissance, d’une part, en raison du surcroît de soldes primaires que doit générer le gouvernement pour stabiliser sa dette et, d’autre part, en raison de l’effet d’éviction provoqué par la hausse des coûts de financement. Le lien observé est d’autant plus fort qu’une part importante de la dette publique est libellée en devise étrangère. L’expérience de nombreux pays émergents par le passé l’illustre parfaitement : beaucoup ont pu avoir une dette publique en grande partie libellée en dollar, or leur monnaie tend à se déprécier suite à un choc négatif, ce qui accroît mécaniquement le montant de leur dette et de leurs coûts d’emprunt.

Enfin, lorsqu’ils observent le lien entre le niveau de la dette publique et la transmission des chocs négatifs aux taux d’intérêt de long terme, Lian et ses coauteurs notent que les pays très endettés connaissent une forte hausse des taux d’intérêt lorsque la croissance domestique est plus faible qu’anticipé et ce, à nouveau, d’autant plus qu’une part importante de la dette publique est libellée en devises étrangères. Par exemple, une croissance du PIB inférieure de 1 point de pourcentage qu’anticipé est associée à une hausse des taux d’intérêt de 155 points de base dans les pays très endettés et avec une forte part de la dette publique libellée en devises étrangères. Selon Lian et ses coauteurs, les chocs négatifs entraînent une hausse des primes de risque, ce qui accroît les coûts d’emprunt, donc entraîne des problèmes d’insolvabilité et de crises autoréalisatrices, en faisant soudainement passer l’économie d’un bon équilibre à un mauvais [Lorenzoni et Werning, 2019].

La violence de l’actuelle récession et la présence des taux directeurs des principales banques centrales autour de zéro rendent à la fois nécessaires et efficaces les plans de relance budgétaire. Mais même si les taux d’intérêt poursuivent ces prochaines décennies leur baisse multiséculaire [Schmelzing, 2020], il n’est pas certain qu’ils resteront inférieurs au taux de croissance, ni que les Etats ne finiront pas par perdre la confiance des marchés obligataires. Cela plaide en faveur d’innovations en matière de politique économique, telles que l’adoption de plans de relance financés par création monétaire ou la « monnaie-hélicoptère » et, dans le cadre spécifique de la zone euro, une mutualisation des dettes publiques, sous une forme ou une autre. 

 

Références

BARRETT, Philip (2018), « Interest-growth differentials and debt limits in advanced economies », FMI, working paper, n° 18/82.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », in American Economic Review, vol. 109, n° 4.

BLANCHARD, Olivier (2020), « "Whatever it takes." Getting into the specifics of fiscal policy to fight COVID-19 », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 30 mars.

CHECHERITA-WESTPHAL, Christina (2019), « Interest-growth differential and government debt dynamics », in BCE, Economic Bulletin, n° 2019/2.

LIAN, Weicheng, Andrea F. PRESBITERO & Ursula WIRIADINATA (2020), « Public debt and r - g at risk », FMI, working paper, n° 20/137.

LORENZONI, Guido, & Ivan WERNING (2019), « Slow moving debt crises », in American Economic Review, vol. 109, n° 9.

MAURO, Paolo, Rafael ROMEU, Ariel BINDER & Asad ZAMAN (2015), « A modern history of fiscal prudence and profligacy », in Journal of Monetary Economics, vol. 76.

MAURO, Paolo, & Jing ZHOU (2020), « r-g<0: Can we sleep more soundly? », FMI, working paper, n° 20/52.

ROGOFF, Kenneth (2020), « Falling real interest rates, rising debt: a free lunch? », in Journal of Policy Modeling, vol. 42, n° 4.

SCHMELZING, Paul (2020), « Eight centuries of global real interest rates, R-G, and the ‘suprasecular’ decline, 1311–2018 », Bank of England, staff working paper, n° 845.

YARED, Pierre (2019), « Rising government debt: Causes and solutions for a decade-old trend », in Journal of Economic Perspective, vol. 33, n° 2.

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