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25 avril 2021 7 25 /04 /avril /2021 14:39
Robert Barro

Robert Barro

Tout juste soixante-quinze ans se sont écoulés depuis la mort de John Maynard Keynes et ses travaux, notamment sa Théorie générale (1936), continuent de susciter différentes lectures ; la complexité (ou l'inachèvement) de sa réflexion et l’absence de modélisation mathématique ont contribué à empêcher l'émergence d'un quelconque consensus dans l’interprétation de son magnum opus.

Pour Michel De Vroey (2009), Keynes cherchait dans la Théorie générale à démontrer (i) que l’économie peut connaître du chômage involontaire, (ii) non pas en raison d’une rigidité des salaires, (iii) mais à cause d’une insuffisance de la demande sur le marché des biens et services, (iv) et qu’il ne peut être éradiqué que par une politique de relance adoptée par le gouvernement ou la banque centrale. Autrement dit, il a notamment cherché à montrer que le chômage ne pouvait être compris que comme un problème d’interdépendance des marchés et qu’il s’agit d’un phénomène d’équilibre. Keynes n’est pas parvenu au bout de sa démonstration. Par exemple, il suppose que les salaires étaient rigides ; il précise que cette hypothèse lui permet de simplifier l’exposé et qu’elle n’affecte en rien ses résultats, mais il ne le démontre guère, ne consacrant véritablement qu’un chapitre de sa Théorie générale (le dix-neuvième) à la flexibilité des prix et salaires.

Ce choix a suscité de vifs débats quant à savoir si l’existence du chômage involontaire tient ou non à la rigidité des salaires. Les keynésiens orthodoxes, notamment les divers architectes du modèle IS/LM, comme John Hicks et Franco Modigliani sont très souvent partis de l’hypothèse d’une rigidité des salaires et/ou fait de celle-ci une condition nécessaire pour faire apparaître du chômage involontaire. C’est un véritable recul par rapport au programme de Keynes, dans la mesure où les keynésiens ramenaient ainsi le chômage involontaire à un problème sur le marché du travail. Certains, comme Samuelson, ont évoqué une « synthèse néoclassique », mais celle-ci n’a guère eu de réalité tangible : les keynésiens de la synthèse estimaient finalement que le court terme était keynésien, mais qu’à long terme la théorie néoclassique retrouvait sa validité. La différence tenait au fait que les prix et salaires se sont pleinement ajustés à long terme, mais non à court terme.

Nul n’est peut-être parvenu à réaliser une véritable synthèse entre les cadres néoclassique et keynésien, mais Don Patinkin (1956, 1965) fut près d’y parvenir. Patinkin a cherché à faire apparaître une situation keynésienne de chômage involontaire dans un cadre walrasien d’équilibre général ; à ses yeux, il n’y avait guère incompatibilité dans la mesure où, la Théorie générale évoquant un chômage provoqué par une insuffisance de demande sur le marché des biens et services, c’est un cadre d’équilibre général qu’il faut adopter pour observer l’interdépendance des marchés et ainsi faire apparaître un chômage involontaire. En l’occurrence, Patinkin a considéré une économie initialement au plein emploi et supposé que celle-ci connaissait une baisse de la demande de biens et services. Dans un cadre néoclassique, ce choc entraîne immédiatement un ajustement des prix : les prix baissent, ce qui accroît la valeur réelle du stock de monnaie détenu par les agents, donc amène ces derniers à consommer davantage et permet de maintenir l’économie au plein emploi. Dans un cadre keynésien, Patinkin considère que le même mécanisme (qualifié d’« effet d’encaisses réelles » ou « effet Pigou ») est à l’œuvre, mais plus lentement, si bien que les entreprises réagissent à l’accumulation des stocks en licenciant et que l’économie s’éloigne du plein emploi. Le chômage involontaire apparaît donc bien comme un problème d’interdépendance des marchés : les ménages sont contraints dans leur offre de travail car les entreprises sont elles-mêmes contraintes, en l’occurrence par un manque de débouchés sur le marché des biens et services. Cela dit, Patinkin considère le chômage comme un phénomène de déséquilibre, subsistant tant que l’économie n’a pas rejoint son nouvel équilibre. Mais surtout, contrairement à ce qu’il a pu prétendre, Patinkin n’a pas réussi à faire apparaître un chômage involontaire indépendamment de l’hypothèse d’une viscosité des salaires. En définitive, il a certes offert ce qui constitue pour certains « l’épitomé de la synthèse néoclassique » [De Vroey, 2009], mais sa vision ne s’est guère imposée chez les keynésiens de la synthèse.

Insatisfait par l’état du keynésianisme orthodoxe et par la domination du modèle IS/LM, c’est Robert Clower (1956, 1965) qui a ouvert la voie à une reprise du programme de Patinkin. Alors que les économistes faisaient habituellement l’hypothèse que les ménages décident simultanément de leurs comportements sur le marché du travail et le marché des biens et services, Clower introduit l’hypothèse de « décision duale » : les ménages décident du montant de leur consommation en fonction du revenu qu’ils gagnent de leur participation sur le marché du travail. Clower s’inspire ici directement de la fonction de consommation que développe Keynes dans la Théorie générale ; c’est cette idée d’une consommation contrainte par le revenu qui constitue selon lui la clé de voûte de la réflexion keynésienne et il reproche précisément aux keynésiens de la synthèse de l’avoir écartée. Cette hypothèse permet à Clower de montrer qu’un éventuel rationnement sur le marché du travail affecte la situation sur le marché des biens et services. En outre, il introduit d’un échec de coordination : il n’y a guère de commissaire-priseur pour coordonner les décisions des échangistes et les amener à reformuler leurs offres et demandes si les marchés ne sont pas équilibrés. Par conséquent, si un rationnement apparaît sur le marché du travail, un rationnement apparaîtra également sur le marché des biens et services et aucun des deux marchés ne s’apurera.

Les travaux de Patinkin et de Clower, approfondis par les réflexions d’Axel Leijonhufvud (1968), ont ouvert la voie à un nouveau courant de pensée macroéconomique que l’on a initialement qualifié de « théorie du déséquilibre », avant que l’on évoque des « modèles d’équilibre non walrasien » [De Vroey, 2009]. Les approches de Patinkin et de Clower étaient en effet complémentaires. Tous deux évoquaient un effet de report : le rationnement sur un marché entraîne un rationnement sur un autre marché. Mais alors que Patinkin se focalisait sur les entreprises et observait comment celles-ci changeaient de comportement en matière de demande de travail du fait d’un rationnement sur le marché des biens et services, Clower se focalisait sur les ménages et observait comment ces derniers changeaient de comportement sur le marché des biens et services du fait d’un rationnement sur le marché du travail. Ce sont Robert Barro et Herschel Grossman (1971, 1976) qui ont généralisé les apports de Patinkin et de Clower dans un même modèle, à prix fixes. De nombreux modèles ont été développés dans la cadre de la théorie du déséquilibre ; nous pouvons notamment compter ceux d’Antoine d’Autume, de Jean-Pascal Benassy, de Jacques Drèze et d’Edmond Malinvaud, mais aussi de John Hicks, qui confirmait ainsi son éloignement par rapport à ses propres positions quelques décennies plus tôt. Les prix étant considérés visqueux, les ajustements passent désormais avant tout par les quantités. Mais alors que Barro et Grossman se contentaient avant tout de faire l’hypothèse d’une fixité des prix, les contributeurs ultérieurs à la théorie du déséquilibre cherchèrent par la suite à l’expliquer et à l’endogénéiser.

La théorie du déséquilibre n’a pas réussi à retrouver les conclusions keynésiennes en se débarrassant de l’hypothèse d’une viscosité des salaires, chose que recherchaient initialement Patinkin, Clower et Leijonhufvud ; elle ne s’est pas non plus écartée du cadre walrasien, contrairement à ce que désiraient Clower et Leijonhufvud. Mais elle a bien proposé un « paradigme » concurrent à celui des keynésiens orthodoxes pour expliquer le chômage involontaire, avec un sérieux avantage sur celui-ci, celui d’avoir des microfondations.

Pourtant, lorsque le keynésianisme de la synthèse fut remis en cause dans les années soixante-dix, lors de la stagflation, au motif qu’il n’était pas microfondé, il ne fut pas supplanté par la théorie du déséquilibre, mais par l’approche de Robert Lucas. Celle-ci, développée tout d’abord par les nouveaux classiques, c’est-à-dire Lucas (1972, 1975, 1977) lui-même ou encore Thomas Sargent et Neil Wallace (1975), puis par les théoriciens des cycles réels (real busines cycles), notamment Finn Kydland et Edward Prescott (1982), se singularisait avec l’adoption de deux hypothèses, à savoir celle d’un ajustement permanent des marchés et celle d’anticipations rationnelles. A la fin des années soixante-dix, Barro et Grossman, qui avaient particulièrement contribué à faire progresser la théorie du déséquilibre, s’étaient déjà détournés de celle-ci pour embrasser l’approche de Lucas ; la théorie du déséquilibre continua d’être développée en Europe dans les années quatre-vingt, avant d’y tomber également en désuétude. De leur côté, les keynésiens de la synthèse tentèrent eux-mêmes dans les années soixante-dix de proposer des approches microfondées alternatives à celle de Lucas, mais ils ne parvinrent à l’imposer [Goutsmedt et alii, 2017]. Le keynésianisme orthodoxe se maintint à partir des années quatre-vingt essentiellement à travers les travaux des « nouveaux keynésiens », qui développèrent des modèles microfondés, mais en acceptant l’approche de Lucas, notamment l’usage des anticipations rationnelles.

Selon le récit qui en est habituellement fait, par exemple par les nouveaux keynésiens Greg Mankiw (1990), Michael Woodford (1999) et Olivier Blanchard (2000), l’approche des nouveaux classiques se serait imposée, notamment face à la théorie du déséquilibre, en raison de la plus grande rigueur de sa modélisation mathématique et de la supériorité de son explication de la stagflation des années soixante-dix. Or, il n’est pas certain que les macroéconomistes aient embrassé l’approche de Lucas au motif que les modèles des nouveaux classiques en proposaient une qui soit crédible [Goutsmedt, 2017] ; les explications de la stagflation avancées par les nouveaux classiques n’étaient d’ailleurs guère reprises par les autres économistes avant les années quatre-vingt-dix et celles qui dominaient durant les années soixante-dix étaient jugées à l’époque tout à fait satisfaisantes [Goutsmedt, 2020]. Dans une nouvelle étude, Romain Plassard (2021) note que les théoriciens du déséquilibre, notamment Barro et Grossman, ont proposé des explications cohérentes de la stagflation et eux-mêmes les jugèrent crédibles. 

Afin de contribuer à expliquer pourquoi le programme de recherche de Lucas a fini par supplanter la théorie du déséquilibre, Plassard s’est penché sur Barro et Grossman pour comprendre ce qui les a amenés à changer de trajectoire intellectuelle. Selon Roger Backhouse et Mauro Boianovsky (2013), Barro et Grossman déploraient le fait que la viscosité des prix dans la théorie du déséquilibre ne résultait pas de comportements optimisateurs. Kevin Hoover (2012) juge cette interprétation correcte, mais incomplète. Plassard a donc davantage creusé dans les travaux et la correspondance de Barro et Grossman. Il apparaît que ces derniers n’ont pas adopté la macroéconomie de Lucas pour des questions de rigueur ou de réalisme ; par exemple, ils jugeaient les modèles de déséquilibre plus réalistes que les modèles avec anticipations rationnelles, en l’occurrence que ces derniers avaient gagné en rigueur en perdant en réalisme, mais ils considéraient que le réalisme des hypothèses était secondaire par rapport à l’évaluation des modèles. Barro et Grossman ont notamment été séduits par les modèles avec anticipations rationnelles pour une question de simplicité pratique : ces modèles se révélaient plus malléables que les modèles de déséquilibre, notamment pour prendre en compte les anticipations. Ils semblaient également offrir la possibilité de s'attaquer à un éventail plus large de questions. 

Plassard ne s’est pas contenté d’éclairer les bifurcations dans la production même de Barro et de Grossman ; il constate que les deux chercheurs ont contribué autrement que par leur seule production à populariser l’approche de Lucas tout en poussant la théorie du déséquilibre sur la voie du déclin. Dès le milieu des années soixante-dix, Barro et Grossman cessèrent d’enseigner la théorie du déséquilibre, mais ils présentèrent par contre à leurs étudiants les travaux adoptant l’approche de Lucas et ils acceptèrent de superviser avant tout les thèses de doctorat qui l’adoptaient. Ensuite, dès le début des années quatre-vingt, les adeptes de l’approche de Lucas, notamment Barro et Grossman, se retrouvèrent aux comités éditoriaux des revues les plus prestigieuses, ce qui facilita la publication des travaux épousant cette approche et incita davantage le reste des macroéconomistes, notamment les ultimes théoriciens du déséquilibre (Plassard prend l’exemple d’Antoine d’Autume), à l’embrasser.  

 

Références

BACKHOUSE, Roger, & Mauro BOIANOVSKY (2013), Transforming Modern Macroeconomics. Exploring Disequilibrium Microfoundations (1956-2003), Cambridge University Press.

BARRO, Robert J., & Herschel I. GROSSMAN (1971), « A general disequilibrium model of income and employment », in American Economic Review, 61.

BARRO, Robert J., & Herschel I. GROSSMAN (1976), Money, Employment, and Inflation, Cambridge University Press.

BEAUD, Michel, & Gilles DOSTALER (1996), La Pensée économique depuis Keynes, éditions du Seuil.

BLANCHARD, Olivier J. (2000), « What do we know about macroeconomics that Fisher and Wicksell did not? », in Quarterly Journal of Economics, vol. 115, n° 4.

CLOWER, Robert W. (1965), « The Keynesian counter-revolution: A theoretical appraisal », in F.H. Hahn & F.P.R Brechling (dir.), The Theory of Interest Rates.

DE VROEY, Michel (2009), Keynes, Lucas. D’une macroéconomie à l’autre, Dalloz.

GOUTSMEDT, Aurélien (2017), « Stagflation and the crossroad in macroeconomics: The struggle between structural and New Classical macroeconometrics », Centre d’économie de la Sorbonne, document de travail, n° 2017.43.

GOUTSMEDT, Aurélien (2020), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s ».

GOUTSMEDT, Aurélien, Erich PINZON-FUCHS, Matthieu RENAULT & Francesco SERGI (2017), « Reacting to the Lucas critique: The Keynesians’ pragmatic replies », Centre d’économie de la Sorbonne, document de travail, n° 2017.42.

HOOVER, Kevin D. (2012), « Microfoundational programs », in Pedro Garcia Duarte & Gilberto Tadeu Lima (dir.), Microfoundations Reconsidered: The Relationship of Micro and Macroeconomics in Historical Perspective, Edward Elgar.

KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest, and Money, Palgrave Macmillan. Traduction française, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, éditions Payot.

KYDLAND, Finn E., & Edward C. PRESCOTT (1982), « Time to build and aggregate fluctuations », in Econometrica, vol. 50, n° 6.

LEIJONHUFVUD, Axel (1968), On Keynesian economics and the Economics of Keynes, Oxford University Press.

LUCAS, Robert E. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4, n° 2.

LUCAS, Robert E. (1975), « An equilibrium model of the business cycle », in Journal of Political Economy, vol. 83.

LUCAS, Robert E. (1977), « Understanding business cycles », in K. Brunner & A. Meltzer (dir.), Stabilization of the Domestic and International Economy, North Holland.

MANKIW, N. Gregory (1990), « A quick refresher course in macroeconomics », in Journal of Economic Literature, vol. 28.

PATINKIN, Don (1956, 1965), Money, Interest and Prices, Harper & Row.

PLASSARD, Romain (2021), « Barro, Grossman, and the domination of equilibrium macroeconomics », MPRA, paper, n° 107201.

SARGENT, Thomas, & Neil WALLACE (1975), « ‘Rational’ expectations, the optimal monetary instrument, and the optimal money supply rule », in Journal of Political Economy, vol. 83, n° 2.

WOODFORD, Michael (1999), « Revolution and evolution in twentieth-century macroeconomics ».

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20 avril 2021 2 20 /04 /avril /2021 15:58
Les répercussions réelles des ruées bancaires

Les difficultés d’une banque sont susceptibles de se répercuter aux autres banques. Les ruées bancaires (bank runs) constituent l’un de ces canaux de contagion, propres à amorcer ou aggraver une crise financière : une banque connaît une ruée bancaire quand une grande partie de ses clients cherche simultanément à réaliser des retraits. Une banque n’ayant pas forcément toutes les liquidités dans l’immédiat pour satisfaire cette demande, elle risque alors de faire faillite. Puisque par effet domino, la faillite d’une banque risque d’entraîner la faillite d’autres banques, tout d’abord celles qui détiennent des créances à son égard, les autres banques risquent de perdre la confiance de leurs déposants et de connaître à leur tour des ruées bancaires.

La mécanique est vicieuse ; dès lors qu’une banque connaît une telle fuite des dépôts, il lui est difficile de la stopper. En effet, même s’il est convaincu de la solvabilité de sa banque, il est rationnel pour un déposant de se ruer aux guichets pour récupérer ses liquidités s’il pense que les autres déposants sont susceptibles de s’y ruer [Diamond et Dybvig, 1983]. En d’autres termes, les ruées bancaires peuvent être autoréalisatrices : une banque peut faire faillite si ses clients pensent qu’elle fera faillite, et ce même si initialement elle était saine, comme l’illustre le cas de la Northern Rock lors de dernière crise financière mondiale [Ménia, 2007].

Comme les autres canaux de transmission des crises financières, les paniques bancaires sont susceptibles de profondément affecter l’activité réelle. Balayant l’idée que la sphère financière ne se contente que de refléter les fluctuations de l’activité réelle, de nombreux travaux ont mis l’accent sur le rôle de l’effondrement du crédit et, plus spécifiquement, des paniques bancaires pour expliquer la gravité de la Grande Dépression dans les années trente [Friedman et Schwartz, 1963 ; Bernanke, 1983 ; Calomiris et alii, 2003]. Les Etats-Unis connurent quatre vagues de ruées bancaires. La première éclata à l’automne 1930 : un an après le « Jeudi noir » et le début de l’effondrement boursier, l’économie américaine semblait amorcer une reprise, mais la crise bancaire l’a véritablement faite basculer dans la Grande Dépression. 

La France connut également des paniques bancaires durant la Grande Dépression. A partir du début du mois de novembre 1930, sur l’ensemble du territoire, les déposants retirèrent leurs fonds des banques commerciales. Une seconde série de ruées bancaires survint l’année suivante et attint son pic en septembre 1931. Ces paniques bancaires ont pu fortement contribuer à creuser la contraction de l’activité économique en France : même si les quatre plus grandes banques de l’époque n’ont pas vu leurs dépôts s’écrouler, le reste du système bancaire a vu les siens fondre de 40 % entre 1929 et 1931 [Baubeau et alii, 2021] (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Dépôts dans les banques et Caisses d’épargne en France durant l’entre-deux-guerres (en milliards de francs)

Les répercussions réelles des ruées bancaires

source : Baubeau et alii (2021)

Il est difficile d’identifier les conséquences réelles des ruées bancaires, tout d’abord dans la mesure où celles-ci n’éclatent pas de façon purement exogène. Tout d’abord, elles sont davantage susceptibles de se produire en période de mauvaise conjoncture. Par exemple, entre 1863 et 1913, les paniques bancaires aux Etats-Unis coïncidaient typiquement avec le retournement du cycle d’affaires [Gorton, 1988]. Les déposants, subissant une détérioration de leur situation financière ou redoutant que celle-ci ne se dégrade, pouvaient avoir davantage tendance à puiser dans leur patrimoine financier pour compenser une chute de leur revenu courant. Ou bien, certains déposants, anticipant que les emprunteurs auraient plus de difficile à rembourser leur crédit, redoutaient, à tort ou à raison, que leur banque fasse faillite. Il n'est guère surprenant de voir l'activité économique décliner lors des paniques bancaires ; ces dernières surviennent précisément souvent parce que l'activité économique décline. Il est alors difficile de déceler l'impact propre à une panique bancaire.

Les banques elles-mêmes changent de comportement lors d’une récession ou d’une crise financière : elles-mêmes peuvent redouter une hausse des défauts de remboursement et restreindre en conséquence le crédit ; elles peuvent chercher à vendre en catastrophe des actifs, notamment des titres, pour obtenir des liquidités, mais, en faisant ainsi pression à la baisse sur les prix des actifs, elles détériorent la situation des banques qui détiennent toujours ces actifs et les poussent à se débarrasser à leur tour de leurs actifs. Réciproquement, si les banques subissent des ruées bancaires, elles seront tentées de réduire leur activité de prêt ou de vendre des actifs en catastrophe pour assainir leur bilan. La contagion financière empruntant plusieurs canaux, il est difficile de déceler précisément l’impact exact de l’un d’entre eux sur l’activité réelle. 

Eric Monnet, Angelo Riva et Stefano Ungaro (2021) ont tiré profit d’une singularité du paysage bancaire français lors de la Grande Dépression pour étudier l’impact propre aux ruées bancaires. A cette époque, les banques commerciales n’étaient toujours pas régulées ; la première véritable loi relative à l’activité bancaire date de 1941. Mais elles coexistaient avec les Caisses d’épargne : ces dernières, des institutions de collecte d’épargne bénéficiant d’une garantie de la part de l’Etat, constituaient des substituts plus sûrs aux yeux des déposants. D’ailleurs, lors de la Grande Dépression, les déposants étaient plus susceptibles de retirer l’épargne qu’ils avaient dans un compte hébergé par une banque commerciale lorsqu’ils possédaient également un compte dans une Caisse d’épargne ; et d’importants flux de fonds furent transférés des banques commerciales aux Caisses d’épargne, ce qui explique non seulement pourquoi le montant total de dépôts est resté relativement stable malgré l’effondrement des dépôts bancaires (cf. graphique), mais aussi pourquoi le crédit s’est fortement contracté au cours de la période [Baubeau et alii, 2021].

Or, les Caisses d’épargne n’étaient pas implantées de façon homogène sur le territoire ; leur implantation était assez indépendante des performances économiques locales et du réseau bancaire. C’est cette hétérogénéité qui offre à Monnet et à ses coauteurs une occasion pour déceler les répercussions réelles des ruées bancaires.

Les trois chercheurs ont utilisé la densité des Caisses d’épargne observée avant la Grande Dépression pour quantifier le déclin de l’activité bancaire pendant la crise ; ils ont mesuré l’activité économique locale à partir des données fiscales relatives aux recettes et revenus. Au terme de leur analyse, ils constatent qu’une baisse de 1 % des agences bancaires réduisait le revenu agrégé de 1 %. Les ruées bancaires semblent par conséquent avoir très significativement contribué à la sévérité de la Grande Dépression en France : un calcul au dos de l’enveloppe suggère qu’elles ont pu expliquer un tiers de la chute du PIB réel observée de 1930 à 1931. 

 

Références 

BAUBEAU, Patrice, Eric MONNET, Angelo RIVA & Stefano UNGARO (2021), « Flight-to-safety and the credit crunch: A new history of the banking crisis in France during the Great Depression », in Economic History Review, vol. 74, n° 1.

BERNANKE, Ben S. (1983), « Nonmonetary effects of the financial crisis in propagation of the Great Depression », in American Economic Review, vol. 73, n° 3.

CALOMIRIS, Charles W., & Joseph R. MASON (2003), « Fundamentals, panics, and bank distress during the depression », in American Economic Review, vol. 93, n° 5.

DIAMOND, Douglas W., & Philip H. DYBVIG (1983), « Bank runs, deposit insurance, and liquidity », in Journal of Political Economy, vol. 91, n° 3.

FRIEDMAN, Milton, & Anna J. SCHWARTZ (2008), A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton University Press.

GORTON, Gary (1988), « Banking panics and business cycles », in Oxford Economic Papers, vol. 40, n° 4.

MÉNIA, Stéphane (2007), « Faire nocturne pour sauver la banque », in Econoclaste (blog), 17 septembre.

MONNET, Eric, Angelo RIVA & Stefano UNGARO (2021), « The real effects of bank runs. Evidence from the French Great Depression (1930-1931) », CEPR, discussion paper, n° 16054.

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11 avril 2021 7 11 /04 /avril /2021 16:06
Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

Les économistes ont tendance à partir d’un cadre néoclassique pour étudier les effets de l’immigration sur le marché du travail. Les immigrés étant très souvent en âge de travailler, l’immigration se traduit immédiatement par une hausse de l’offre de travail. Or, dans la modélisation néoclassique, la hausse de l’offre sur un marché entraîne une baisse du prix d’équilibre et, le temps que le prix s’ajuste pour rejoindre son nouvel équilibre, une offre excédentaire. Autrement dit, sur le marché du travail, on s’attend à une baisse des salaires pour les autochtones et, le temps de l’ajustement, à une hausse de leur chômage.

Une telle modélisation est bien sûr simplificatrice. Elle risque tout d’abord de nous amener à négliger les effets de bouclage : si un territoire connaît une vague d’immigration, celle-ci va certes directement accroître l’offre de travail, mais elle va aussi, plus indirectement, accroître la demande de travail, dans la mesure où les immigrés sont aussi des consommateurs. La demande de travail augmentant, l’effet négatif de l’immigration sur les salaires des autochtones s’en trouve atténué. Ensuite, il ne faut pas oublier que les travailleurs, ne serait-ce que parmi les autochtones, ne forment pas un ensemble homogène : ils diffèrent notamment en termes de compétences. Par exemple, les immigrés n’ont pas nécessairement les mêmes qualifications que les autochtones. Si les immigrés sont essentiellement peu qualifiés, ce sont surtout les natifs peu qualifiés qu’ils risquent de « concurrencer ». Plus largement, les immigrés entrent en concurrence avec les natifs qui leur sont comparables.

Toute une littérature en économie du travail a cherché à déterminer empiriquement l’impact exact de l’immigration sur l’emploi et les salaires des autochtones. Elle n'est pas parvenue à un consensus, tant la mesure de cet impact pose de redoutables défis méthodologiques. En l'occurrence, ces trois dernières décennies ont été marquées par de très vifs débats, opposant notamment David Card et George Borjas, initialement autour de l’exode de Mariel. Selon Card (1990), qui s’appuie sur la méthode dite « des doubles différences » (ou « des différences de différences »), l’arrivée des réfugiés cubains (les « Marielitos ») à Miami n’a guère affecté la situation des autochtones : en l’occurrence, la situation des autochtones habitant Miami ne semble guère s’être dégradée lorsqu’on la compare avec celle des autochtones habitant d’autres villes américaines économiquement similaires à Miami.

Pour Borjas (2003), l’immigration a au contraire un impact significatif sur les salaires des autochtones (1), mais l’approche des doubles différences peut difficilement le saisir dans la mesure où les autochtones peuvent réagir à l’arrivée des immigrés en se déplaçant vers d'autres marchés du travail où ces derniers ne sont pas arrivés, diffusant le choc d’offre initial aux autres marchés du travail. Par exemple, les autochtones peuvent déménager ou rechercher un emploi dans les villes qui ont accueilli moins d’immigrés [Borjas, 2006] ; ils peuvent se tourner vers la formation pour acquérir de nouvelles compétences et ainsi pour ne plus être directement concurrencés par les immigrés [Hunt, 2017] ; ils peuvent changer de profession [Card, 2001] ; ils peuvent tout simplement quitter la vie active [Dustmann et alii, 2017], etc. En définitive, la variation des salaires directement provoquée par le choc d’offre dans une zone d’emploi risque d’être en partie dissimulée par la transmission de ce choc aux zones d’emplois qu’il n’a pas initialement touchés. Selon Borjas (2017), c’est précisément pour cette raison que Card n’a pas correctement identifié l’impact des réfugiés cubains sur la situation des natifs à Miami. 

En fait, la variation des salaires provoquée par l’immigration ne dépend pas seulement de l’ampleur de la réaction des natifs, mais également de sa composition : rien ne certifie que ce sont n’importe quels natifs qui changent de marché de travail en réaction à l’arrivée d’immigrés. Il peut y avoir un effet de composition et celui-ci va lui-même affecter le salaire moyen des autochtones, conduisant l'économiste qui ne le prendrait pas en compte à sous-évaluer ou surévaluer l'impact de l'immigration sur le salaire moyen. 

GRAPHIQUE 1  Part des immigrés dans la population active française (en %)

Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

source : Borjas et Edo (2021)

George Borjas et Anthony Edo (2021) viennent d’illustrer l’importance de ce biais de sélection en se focalisant sur le marché du travail français et plus exactement en distinguant la situation des femmes de celle des hommes. En effet, la France a connu une importante féminisation de sa main-d’œuvre immigrée au cours des dernières décennies. La part des immigrés parmi les hommes actifs a certes diminué, mais la part des immigrées parmi les femmes actives a augmenté, passant de 5,7 % à 9,2 % entre 1968 et 2007 (cf. graphique 1). En conséquence, la part des femmes parmi les travailleurs nés à l’étranger est passée de 18,7 % à 22,8 % entre 1962 et 1975, pour ensuite doubler et atteindre 42,4 % en 1999 (cf. graphique 2). Cela ne s’explique pas seulement par les comportements de regroupement familial. « Les femmes qui arrivent en France sont de plus en plus souvent des célibataires ou des "pionnières" qui devancent leur conjoint » [Beauchemin et alii, 2013].

GRAPHIQUE 2  Part des femmes parmi les travailleurs immigrés (en %)

Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

source : Borjas et Edo (2021)

L’accroissement de la part des femmes parmi les immigrés peut ne pas affecter de la même façon les autochtones selon leur sexe, dans la mesure où les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes emplois et où la l’offre de travail des femmes tend à être plus élastique que celle des hommes à la marge extensive : relativement aux hommes, les femmes ont davantage tendance à réduire leur offre de travail en quittant tout simplement le marché du travail plutôt qu’en réduisant leur temps de travail. Par conséquent, le choc d’offre peut avoir eu un impact significatif sur le taux d’activité des femmes autochtones, ce qui biaise la mesure de l’impact de l’immigration sur les salaires.

Les corrélations brutes suggèrent que l’immigration a réduit le salaire des natifs, mais non des natives, tandis qu’il a réduit le taux d’emploi des natives, mais non celui des natifs. Or, Borjas et Edo montrent au terme de leur analyse que cette élasticité apparemment nulle des salaires des femmes est un artefact produit par le biais de sélection. En effet, les natives qui quittèrent le marché du travail après le choc d’offre étaient des femmes relativement peu rémunérées. Leur sortie de la vie active s’est mécaniquement traduite par une hausse du salaire moyen simplement par effet de composition : le salaire moyen des femmes autochtones a eu tendance par ce biais-là à augmenter du seul fait que la part des femmes peu rémunérées s’est réduite. Une fois cet effet de composition pris en compte, il apparaît que l’immigration a bien eu un effet négatif sur les salaires des natives : le salaire moyen des natives ne semble guère avoir varié face au choc d’offre précisément par ce que l’effet négatif de ce dernier a été compensé par l’effet de composition. Une fois ajusté pour prendre en compte l’effet de sélection, l’élasticité des salaires des natives se révèle négative et de la même ampleur que pour les natifs, c’est-à-dire compris entre - 1 et - 0,8.

 

(1) Borjas juge que l'immigration détériore la situation des natifs sur le marché du travail, mais il voit d'un plus mauvais œil l'arrivée des robots [Borjas et Freeman, 2019]. 

 

Références 

BEAUCHEMIN, Cris, Catherine BORREL & Corinne REGNARD (2013), « Les immigrés en France : en majorité des femmes », in INED, Population et Sociétés, n° 502, juillet-août 2013.

BORJAS, George J. (2003), « The labor demand curve is downward sloping: Reexamining the impact of immigration on the labor market », in Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 4.

BORJAS, George J. (2006), « Native internal migration and the labor market impact of immigration », in Journal of Human Resources, vol. 41, n° 2.

BORJAS, George J. (2017), « The wage impact of the Marielitos: A reappraisal », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 70.

BORJAS, George J., & Anthony EDO (2021), « Gender, selection into employment, and the wage impact of immigration », IZA, discussion paper, n° 14261.

BORJAS, George J., & Richard B. FREEMAN (2019), « From immigrants to robots: The changing locus of substitutes for workers », NBER, working paper, n° 25438.

CARD, David (1990), « The impact of the Mariel boatlift on the Miami labor market », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 43, n° 2.

DUSTMANN, Christian, Uta SCHÖNBERG & Jan STUHLER (2017), « Labor supply shocks, native wages, and the adjustment of local employment », in Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 1.

HUNT, Jennifer (2017), « The impact of immigration on the educational attainment of natives », in Journal of Human Resources, vol. 52, n° 4.

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